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  • Journal des Quatre Vérités, XLI

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    À la Maison bleue, ce mardi 9 juin 2020.- 5 heures du matin, et réveillé depuis une heure, souriant et un peu moqueur. Tout à coup m’apparaît la bonne façon de compléter mon journal, en reprenant tout à zéro en perspective cavalière, tranquillement depuis mon premier amour de petit garçon en deuxième année d’école primaire. L’idée m’en est venue avec les larmes de crocodile que j’ai versées en regardant le feuilleton indien Love story à Bangkok , l’histoire du petit gros humilié devenu le plus joli athlète qu’on désire, etc.
     
    L’INSTIT HELVÈTE. – La figure de l’instituteur au savoir bonnement universel, incluant la botanique et l’astronomie, la vie des continents ou des plantes et la survie des monuments, l’enseignement du chant et de la gymnastique me semble l’incarnation par excellence du génie helvétique, et j’y vois soudain un personnage de roman hors d’âge qui pourrait avoir fréquenté Anton Pavlovitch Tchekhov sur le tard, fait du vélo avec le jeune Albert Einstein, conversé à Pétersbourg avec Léon Chestov et Andréi Biély ou partagé un lunch avec Carl Gustav Jung. Pourquoi se gêner dans un roman ouvert à la fantaisie et au merveilleux ? De là aussi mon idée de revenir au Cantique des cantiques autant qu’au Livre de Job.
     
    CONCRET ET ABSTRAIT. - Alain Gerber trouvait singulière, dans mon écriture, la constante alternance du concret et de l’abstrait, sans rien de voulu de ma part mais signalant peut-être l’un des divers aspects de ma dualité de natif des Gémeaux partagée entre l’apollinien et le dionysiaque, l’animus et l’anima, le diurne épris de clarté et le nocturne à l’écoute des grandes ombres – et me revient alors cette page de Sodome et Gomorrhe où le Narrateur, à propos de la mort de sa grand-mère, évoque l’univers du sommeil : « Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcorir les artères de la cité souterraine, nous nous somms embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes », etc.
    Il ya là-dedans une forme de délire contrôlé qui me semble procèder du noyau pur de ce qu’on appelle la poésie, ou de ce qu’on appelle plus largement la littérature, ou de ce qu’est la vraie pensée en lien avec ce qu’on appelle le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.
     
    INCARNATION. – Jean-Claude Fontanet me disait un jour que les personnages de ses romans étaient en somme des âmes qui se cherchaient un corps, et c’est avec une intensité concentrée extrême que ce grand déprimé s’est, non pas tant libéré que dépassé lui-même dans son mémorable Mater dolorosa et plus encore dans L’Espoir du monde. Lui-même était une âme prise au piège de cette terrible maladie qui l’a prostré des années durant, parfois claquemuré pendant des semaines dans le silence et la tristesse, au dam de sa pauvre dame, et trouvant pourtant le courage d’écrire pour ne pas mourir – et là ce n’est pas se payer de mots que d’user de cette expression.
    Quant aux personnages de mes Tours d’illusion, je voudrais que ce fussent autant d’affects et d’aspects de la diversité humaine ressaisie dans cette réalité augmentée que figure la vraie fiction distribuée entre les instances du corps souffrant et jouisssant, de l’esprit en éveil, du cœur palpitant et de l’âme radieuse.
     
    LOIN DE PARIS. – Comme Ramuz le disait à Grasset, et comme le pensaient aussi un Georges Haldas ou un Alfred Berchtold,notre culture littéraire romande est profondément différente de la culture française filtrée par le centralisme parisien ; notre culture découle (notamment) de Rousseau et du romantisme allemand, enracinée dans la civilisation paysanne séculaire en constante confrontation avec les villes, ouverte au nuancier des langues et aux incessantes disputes confessionnelles, longtemps soumise à la tutelle du pasteur et du professeur en terre protestante et plus originale dès le début du XXe siècle, notamment avec l’affirmation autonome de Ramuz et de ses amis.
    En ce qui me concerne, quoique n’ayant cessé de faire le voyage de Paris durant des décennies de journalisme littéraire, je n’ai jamais été dupe ni soumis à la condescendance du Français, ou plus exactement du Parisien, à l’égard des Romands autant que des Belges et autres périphériques de la « francophonie », vérifiant récemment la persistance de cette prétention tournant désormais à vide dans un milieu littéraire où règne l’esprit pédant et prétentieux généralisé ( de l’attachée de presse au libraire et du journaliste au représentant tous sont experts, de même que tout abonné à Facebook est artiste potentiel ou écrivain), la figure du prof de lettres de centre gauche devenant le parangon du goût et l’indicateur des dégoûts – mais la condescendance n’est pas moindre à droite et je le constate en toute tranquillité et sans être dupe non plus de ce qu’est devenu la littérature romande, où le nivellement par le bas devient aussi la norme.
    Bref je me sens tout Parisien dans nos Préalpes et très Romand à la rue des Canettes, fort de mon ascendance italienne et alémanique et de mes accointances certaines avec le blues américain et le roman russe, etc.
     
    DARK MAN. – Achevant ce matin la lecture de La Blonde en béton de Michael Connelly, je me dis que les romans de celui-ci ont valeur à la fois de reportages très fouillés sur la mégapole américaine et ses troubles sociaux ou personnels (on était alors au lendemain des émeutes liés au tabassage de Rodney King) et d’aperçu du « coeur noir » de l’homme, précisément désigné en ces termes dans le troisième opus de ce très grand professionnel dont le travail mérite un respect du même genre que celui qu’exprimait Patricia Highsmith dans l’article qu’elle a consacré à Simenon quelque temps après notre rencontre de 1988 ; et je disais ce matin à L. que ce genre de littérature, en fin de compte, me semble tout aussi intéressant que ce que les pédants appellent la « vraie littérature», sans tout mélanger pour autant – étant entendu que les livres de Connelly relèvent de l’artisanat plus que de l’art (comme les Maigret de Simenon) et que ses intrigues et son écriture ne vont pas sans stéréotypes répétitifs et sans clichés à la pelle…
     
    Ce samedi 21 juin. – Nous avons assisté ce matin au baptême du petit Timothy, à l’église catholique de Bellevaux, célébré selon le rite par le curé vietnamien de la paroisse, tout à fait dans son rôle à la fois digne et débonnaire, présent et transparent. Trois générations et diverses confessions se trouvaient réunies dans la belle lumière du grand cube de béton aux baies immenses donnant sur les arbres et les frondaisons, et la cérémonie m’a paru simple et vraie, comme une île de sérénité dans l’océan de l’actuel chaos. Le môme emmailloté dans les bras de la religieuse noire en costume de missionnaire de la Charité conforme à l’ordre fondé par Teresa la sainte albanais sujette à toutes les controverses, notre beau-fils à moitié français mitraillant les séquences avec son appareil japonais, son homologue père du bambin à moitié irlandais et notre Julie aux yeux embués de larmes sincères composaient un tableau d’époque bigarré à souhait et non moins radieux.
     
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    PANOPTICON. – Au roman virtuel que représentait Le viol de l’ange, composé en 1995-1996 et publié en 1997, succède, vingt-cinq ans plus tard, le roman panoptique dont le titre polysémique, Les Tours d’illusion, doit quelque chose aux livres de Max Dorra, grand sourcier des associations libres du verbe à l’écoute des grands fonds psychiques, présent dans la narration sous le nom d’Arnim Goldau.
    La forme du roman, distribuée en quatre saisons et 365 séquences, parodie plus ou moins celle des séries actuelles – d’où son sous-titre de serial novela – en mêlant indissolublement les éléments de la présumée réalité et de la supposée fiction, avec des personnages sortis de films ou de romans rencontrant leurs homologues issus de l’imagination du Romancier, à commencer par la tendre Ewa, soignante polonaise dans un combinat industriel ukrainien, démarquée de la protagoniste du film Import/Export de l’affreux Ulrich Seidl et qui tombe comme un ange du ciel dans la vie de l’infirme Job le Troll casé par les Services dans l’institution de l’Espérance où l’on meurt passablement en ces temps de pandémie – le roman courant entre le 15 mars et le 31 décembre de l’année 2020 parfumée au gel hydro-alcoolique.
    Ainsi l’Observateur du Viol de l’ange va-t-il vivre une nouvelle vie auprès d’Olga la pianiste russe feignant d’être aveugle, Jonas le fils prodigue de Nemrod sorti de mon roman inabouti (La vie des gens), Pascal Ferret le journaliste du Viol de l’ange et son compère Vivien Le Féal revenu de son exil néo-zélandais de Bluff, Tadzio le fils d’Ewa et maître Niklaus le vieil instituteur retiré dans son arche du Wunderland dont Ewa lustrera les parquets, entre autres liaisons et correspondances angéliques fondant un roman glissant imperceptiblement vers le merveilleux d’un lyrisme hyperréaliste non moins qu’onirique – le rêve cristallisant une perception extrême de la réalité panoptique...
    Surtout il s’agit d’un roman polyphonique de toutes les mémoires en réfraction kaléidoscopique où celle d’un maître d’école nomade plus que centenaire absolument taiseux fait écho à celle d’un jeune auteur à succès dont la porosité sensible n’a d’égale que celle de divers personnages féminins (Cécile et Lyse, Wanda et Rachel, etc.) aux mémoires à la fois affectives et terre à terre, entre autres occurrences et interférences, etc.
     
    Ce lundi 22 juin. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de se 72 ans. 38 ans de partage « globalement positif » avec cette belle vieille ado, me disais-je ce matin en pensant aux deux sortes de vieilles peaux de notre génération : les vieux croûtons rassis et les vieux ados demeurés à mèches rebelles. Je viens de retrouver en outre, en feuilletant L’Ambassade du papillon auquel je suis revenu pour me rappeler diverses choses précises de notre vie commune, ces mots de Hofmannstahl plus que jamais de notre actualité : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage que la douleur ».
    °°°
    Sacré livre au demeurant que L’Ambassade du papillon, où subsistent tant de traces de nos « minutes heureuses » à travers les années et un peu partout, avec les enfants et dans « la société », de nos voyages et rencontres, des heures parfaites et des moments plus troublés ou tourmentés - par ma seule faute il me semble, si tant est qu’il s’agisse de faute d’être ce que je suis ; or j’en étais presque à envier ces jours, en reprenant la lecture du Journal de Julien Green, la qualité de sérénité et de plénitude qu’il y a dans celui-ci, et puis je me dis que le mien vaut tout autant par sa qulité de sincérité et de fidélité par rapport à ce que nous vivons, toute vie étant digne d’être rapportée et l’important étant alors, dans un journal, de le rapporter bien – ce que je fais avec autant de soin et de précision que le cher nonagénaire. Bref, ces observations m’incitent, ce matin, à poursuivre la dernière tranche de mes Lectures du monde, intitulée Journal des Quatre Vérités et qui courra de mars 2019 à Dieu sait quand…
     
    Ce mardi 23 juin. – Reprenant ce matin ma Fée Valse, je suis ravi par la plasticité de ces petits tableaux et la verdeur, l’humour de leur esprit...
    Et cet autre sujet de satisfaction : la lecture, dans Le Persil dont mon texte intitulé Journal sans date des premières quinzaines d’une quarantaine constitue l’ouverture sur trois pleines pages, d’un poème de Quentin Mouron qui m’épate par sa vivacité tout actuelle et sa découpe rythmique :
    Il y a là comme une ballade médiévale relookée qui me touche dès sa première strophe :
    « La chevelure d’or des contes fait désormais l’objet
    De prescriptions
    On interdit au prince
    D’y passer la main
    Sous peine
    De trahir
    Son royaume »
    Et la chute de la sixième strophe est à l’avenant mélancolique :
    « Il n’y a plus de boudoirs lascifs où l’or
    Se mêle aux reflets écarlates.
    Il n’y a plus
    Que des living rooms gluants et des plats
    Congelés qui collent sur le sol.
    Il y a des sous-vêtements Calvin Klein sales
    Sous la table basse en verre et la console de jeu
    Ne s’éteint que la nuit et nous la désinfections
    Avec du hel hydro-alcoolique. Et tes cheveux
    Et ta bouche me manquent, parfois ».
    Oui, c’est bien cette odeur de gel hydro-alcoolique et sa gluance sanitaire que nous rappelleront ces temps étranges,à la fois hors du temps et des lieux et hyper-réels.
    Je lui envoie donc aussitôt un texto amical sur Messenger. Ensuite de quoi, relisant les vingt premières pages de Mémoire vive, sixième volume de mes Lectures du monde (2013-2019) prêt à l’édition, je me dis que, décidément, je n’ai plus rien à prouver et me lance crânement comme nous lançait notre cher et maudit Dimitri. « On continue »…
     
    ORGUEIL ET VANITÉ. – Un auteur ou un artiste – un «créateur» quelconque, ou une «créatrice», sont-ils habilités à s’enchanter de leurs propres productions sans faire preuve de la plus douteuse vanité ? J’ose le croire, comme le pensait tranquillement une Flannery O’Connor prête à défendre becs et ongles l’excellence de ses écrits, comme elle l‘aurait fait des qualités de ses enfants si elle en avait eus au lieu d’oies et de paons.
    Faut-il alors parler de légitime orgueil, au lieu de vaine vanité, et quelle différence d’ailleurs entre celle-ci et celui là ? C’est ce que j’ai demandé un jour, en notre adolescence, à notre bon pasteur Pierre Volet qui m’a répondu, sous sa moustache de crin noir, que l’orgueil se justifiait quand « il y a de quoi » tandis que la vanité consiste à se flatter quand il n y a pas « de quoi »…
    Mais l’écrivain et l’artiste sont-ils à même de juger s’ils ont «de quoi» être fiers des produits de leurs firmes ?
    Là encore j’en suis convaincu, et Maître Jacques partageait cette conviction. « Nous sommes , toi et moi, de ceux qui savent ce qu’ils font », me dit-il un jour, et cela valait en somme autant pour ce que nous faisions que pource que font les autres, etc.
     
    Ce mercredi 24 juin. – Drôle de rêve cette fin de nuit. Une espèce de jeune cadre d’apparence très lisse me demandait, dans un bus dont je graffitais la paroi , si je savais qui avait volé le béton, et je lui répondais avec impatience que je n’en savais rien, sur quoi le tendre souvenir de Ruben me revenait avec l’odeur du ciment travaillé à grande eau et je m’inquiétais de son absence avant de me réjouir, éveillé, d’avoir coupé aux terribles crampes nocturnes de ces dernières nuits - grâce probablement à une double dose de sulfate de quinine et la désormais rituelle cuillère de sucre vinaigré -, après quoi je reprenais ma chronique sur la belle Bulgare à livrer demain…
     
    MES PENSEURS. – Depuis ma seizième année je ne suis sensible qu’à des pensées cristallisées par le verbe ou le style et donc à des penseurs qui tous, d’Albert Camus à Simone Weil, de Charles-Albert Cingria à Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Vassily Rozanov, de Léon Chestov et Nicolas Berdiaev à Annie Dillard, de Pascal et Montaigne à Peter Sloterdijk ou René Girard, entre tant d’autres, sont aussi, voire surtout, des écrivains ou des poètes à leur façon, à l’exclusion des philosophes à systèmes ou des idéologues.
     
    LES ENFANTS. – Le pauvre Robert Poulet, éminent critique littéraire et misérable idéologue d’extrême-droite, me dit un jour qu’il fallait se défier absolument de la perversité cachée des petits enfants, me recommandant en outre de ne pas « entrer dans le XXIe siècle » en procréant, alors que le « mal » était déjà fait – notre première petite fille se trouvant sur la bonne voie d’une prochaine venue au monde. Je ne sais pourquoi la fille de ce prophète de malheur, dont les jugements critiques souvent pénétrants vont de pair ave une sorte de morgue supérieure (même à propos de Céline ou de Bernanos, il y va de jugements à la limite de la condescendance), s’est donné la mort, et je présume que sa douleur est pour beaucoup dans son amertume absolue, et je ne le juge donc pas d’avoir été pour moi un si mauvais conseiller, comme l’a été le plus proche mentor de ma vingtaine, mais ce que je sais, fort de cette expérience, c’est qu’on est redevable des erreurs des autres autant que de leurs bons exemples ; et voyant les petits enfants de notre seconde fille, je me dis que rien n’est meilleur ni plus beau dans la vie que leurs yeux qui brillent.

  • Ceux qui programment la soumission (IV)

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    Celui qui propose de réhabiliter le théâtre à l'église / Celle qui a transformé sa librairie inutile en débit de gel hydro-alcoolique et autres huiles essentielles / Ceux qui voient un complot de pédophiles dans la suppression des lits d’hospitalisation pour vieux boomers / Celui qui a été condamné en avril pour la vente de masques devenue obligatoire en août après liquidation de son stock / Celle qu’on accuse de ne pas soutenir le Big Pharma au motif qu’elle refuse de se faire inoculer le virus de soumission / Ceux qui en ont plein le Qanon / Celui qui à l’époque affirmait que l’amiante était scientifiquement exempte de tout danger et qui prétend aujourd’hui que les glaciers ne fondent que par ouï-dire / Celle qui invoque la Science pour cautionner les décisions politiques qu’elle impose aux scientifiques du mauvais bord / Ceux qui proposent le vote d'une obligation de port du masque facial aux statues dont les préférences sexuelles restent une affaire d'adultes consentants / Celui qui estime que la greffe de la 5G sous forme de nanopuce ne peut se faire sans consentement de son confesseur souverainiste / Celle qui a peur d’être influencée par Facebook et ne se fie donc plus qu’aux influenceurs du Gouvernement / Ceux qui commercialisent les surfs en vue de la troisième vague et plus si affinités, etc.
     
    (Cette liste à valeur scientifique s’inscrit dans la série culte intitulée Le Quotidien sanitaire pour les nuls…)

  • Cet été-là...

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    À Montagnola, ce 15 août 2002. - A l’instant, sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que maman a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée gisant sur le carrelage vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

            °°°

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...          

                                                                                                                                                                                                                                                                        De la solitude. – Tu me dis que tu es seule, mais tu n’es pas seule à te sentir seule: nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te désole pas du sentiment d’être seule à n’être pas entendue alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi… 

            Je me souviens...

              (Noté dans le train du retour)

            Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

           Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

           Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

           Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

           Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

           Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

           Je me souviens de ses angoisses lorsque sa fille cadette ou son fils aîné furent accidentés dans le quartier. Son «Mon Dieu!» au téléphone.

           Je me souviens de sa façon de dire «pendant la guerre».

           Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

           Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...

           Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

           Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

           Je me souviens de sa façon de critiquer l’avarice de Grossvater, tout en prônant l’économie.

           Je me souviens du chalet de Grindelwald.

           Je me souviens de la maison de pierre de Scajano.

           Je me souviens de nos  baignades à Rivaz.

           Je me souviens de nos pique-niques en forêt.

           Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

           Je me souviens de la lampe de chevet que lui avait offert, sur ses patientes économies (une pièce de cent sous après l’autre), un ouvrier de chez Schindler, où elle était comptable et  qui l’avait à la bonne.

           Je me souviens de son explication rapport aux «pattes» qu’elle suspendait à la lessive: ...

           Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté)

           Je me souviens de sa lettre à Kaspar Villiger, ministre des finances.

           Je me souviens de ses bas opaques.

           Je me souviens de ses larmes.

           Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort de papa.

           Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

           Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

           Je me souviens de sa façon de préparer les «paie» de nos filles.

           Je me souviens de ses récents trous de mémoire.

           Je me souviens de ses chèques Reka.

           Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

           Je me souviens de ses rapports délicats (voire indélicats) avec sa belle-fille Ruth et avec son beau-fils Ramon.

           Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire ou à Sauvabelin, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

     De la petite mort. – Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nulle part, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour a passé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande si l’aube reviendra jamais…

     Au CHUV, ce 16 août. - Seul au chevet de maman qui me fait un peu la même drôle de tête que le pauvre Edouard la veille de sa mort, mais plus paisible à vrai dire, lâchant de temps à autre un râle, mais sans signe visible d’aucune souffrance. Ai pris quelques photos. Essayé de prier, mais pas bien réussi je crois. Pense beaucoup à tout ce que nous avons vécu. Très reconnaissant dans l’ensemble. Regrette un peu de ne pouvoir lui parler, comme à papa le dernier jour, mais sa fin sera paisible comme elle le souhaitait.

      Un jeune médecin très doux vient de passer. Me dit que ma mère va probablement s’éteindre comme une flamme déclinante. Pourrait faire des poses respiratoires, puis cesser de respirer tout à fait. En tout cas formel: aucun espoir de rémission.

                                                                                                                                                                                                                                       

    L’humour noir de la situation: se dire qu’elle dort pour toujours, mais plus pour longtemps...                                                                                                     

      Au CHUV, ce 17 août, 6h. du matin. - Passé la nuit à l’hôpital. La vaillante continue de respirer. Très belle journée d’été en perspective, comme elle les aimait. Lui proposerais bien d’aller se balader au bord du lac ou par les forêts, mais plus jamais. L’air paisible au demeurant. La survie semble devenir «question de jours», mais en moi nulle impatience. Lui ai dit que ça avait été bien d’être son fils et leur fils. Lui reproche un peu d’être là et pas là, mais elle ne bronche pas.         

     Ma mère  ne lira pas mon prochain livre, mais c’est pour elle que je le fais. Des choses qu’on ne réalise pas vraiment: sa mère sur son lit de mort.

     Au CHUV, le 18 août. - Encore une journée divine. Maman repose sur le dos, la bouche grande ouverte, soufflant plus fort et de manière plus saccadée qu’hier. Me dis que le corps est plus et moins que le corps, mais où est la frontière ? Plus que le corps en cela qu’il déborde de ses limites apparentes, et moins que le corps en cela qu’il ne fera pas ce que n’imagine pas notre esprit. 

    Hesse4.JPGNos racines. - Ainsi j’aurai retrouvé Hermann Hesse, que j’aimais lire à la fin des années soixante (l’auteur-culte des hippies, etc.), au chevet de ma mère mourante, et probablement n’est-ce pas un hasard, car ils m’évoquent tous deux la même Suisse fondamentale, mélange de solidarité et de simplicité, de rigueur morale et de quête du soleil, d’honnêteté et de curiosité. Ma mère et  Hesse viennent du même monde et j’aime l’idée que c’est à Montagnola que ma bonne amie  m’a appris la nouvelle de l’attaque subite qui a frappé maman.

     

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

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      À La Désirade, ce 20 août. - Réveillé ce matin par sa présence. Grande tristesse et flot d’images. Pensé à elle et à tout un monde bon et régulier qu’elle représente à mes yeux. Puis la vision du Matin me rappelle quelle saleté peut être l’humanité. Deux adolescentes ont été assassinées en Angleterre, qui provoquent l’hystérie de la presse à scandale. De cela justement qu’elle avait assez, me disait-elle souvent : de cette saleté du monde.

     (15h.-17h.) Toujours à son chevet. Ma sœur Liselotte me dit, non sans humeur, que c’est la première fois que notre mère ne fait pas «vite», selon son expression : «vite» que j’aille en commissions et «vite» que je fasse le frichti.

     Diversion. - Autre moment comique pendant que j’attendais dans le couloir: dans une cellule de verre, un jeune médecin neurologue s’entretient avec un vieil oiseau déplumé. «Répétez, Monsieur Duflon:  Je prépare mes affaires pour aller me baigner à la piscine. Répétez». Mais le vieux ne répète rien du tout, se contenant de marmonner sans discontinuer. Or le médecin ne désarme pas, mais après trois ou quatre vaines tentative, le voilà qui s’impatiente: «Répétez, Monseiur Duflon: le docteur est un imbécile. Répétez». Mais là encore, la proposition semble tomber à plat. Quant à moi, je suis soulagé à l’idée que maman ait échappé au labyrinthe de l’égarement mental… 

      Au CHUV, le 23 août. - «Il faut vous attendre à ce que ça se prolonge», me dit-on l’air compatissant. Ainsi la formule «elle risque de mourir» devient «elle risque de vivre». Mais je me sens ces jours comme hors du temps, ou dans un temps déplié come une carte du ciel, où nous sommes si petits.

     Celui qui a peur de la nuit / Celle qui rêve qu’elle s’endort enfin  / Ceux qui aiment le noir astral, etc. 

     À La Désirade, ce dimanche 25 août. - Ma sœur m’appelle pour me dire que l’infirmière de garde du CHUV lui a annoncé que maman allait nous quitter. À 13h. Liselotte, qui a eu le temps de la rejoindre à son chevet, m’apprend la mort de maman. Annette, notre sœur aînée,  et elle étaient présentes. Je reste seul avec mes larmes.                                                                                                         

    J’ai toujours été attiré par la tristesse. Non seulement j’ai le don des larmes, mais j’en ai le goût.

     De l’attention. – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…

     À La Désirade, ce 26 août. - Mon travail pour le journal m’a occupé et distrait depuis la mort de maman, mais ce soir le chagrin, le tout gros chagrin m’a assailli sur l’autoroute, au point que je ne voyais plus où j’allais.                               

    °°°

    Passé cet après-midi à la chapelle no 10 du Centre funéraire de Montoie, où maman reposait derrière une vitrine. Elle avait, dans son cercueil, un air et une posture que je ne lui ai jamais vus, de très digne noble duègne espagnole peinte par Goya, mélange de dignité et de sérénité, la peau lisse comme de la pierre et les traits du visage bien détendus, les cheveux bien coiffés, les mains jointes d’une manière un peu forcée. C’est donc une troisième dernière image que je conserverai d’elle, après la petite dame en bleu du divan aux cheveux coupés courts qui lui allaient si bien, et la mourante sur son lit d’hôpital aux airs tour à tour paisibles et tourmentés.           

    67242723_10220241876343943_8187883948961955840_n.jpg                                                                                                                                                                                                                                                               

    Questions. - Où est-elle maintenant ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

     De rien et de tout.- En réalité je ne sais rien de la réalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbre ou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix de rien du tout mais qui nous parle, je crois…

    (Ces pages sont extraites de Chemins de traverse, Lectures du monde 2000-2005, paru en avril 2012 chez Olivier Morattel.) 

    Images: La mère, de Lucian Freud. Hermann Hesse au chat. Aquarelles de Hesse et JLK.

  • Paul Bowles le médium

    medium_Bowles3.jpgEn (re)lisant Le scorpion...

    C’est un écrivain souvent mal compris que Paul Bowles, paré d'une légende plus ou moins glamour et qui relève au contraire d'une littérature de la surexactitude implacable, comme l'illustrent les nouvelles réunies dans Le scorpion, dont la lecture procure un voluptueux effroi. On croirait y redécouvrir le monde avec les yeux d’un animal ou de quelque primitif. Tout y est comme déplacé par rapport à nos représentations mentales ou morales ; ou plus précisément, tout y est décentré, et ce changement de point de vue nous permet soudain de concevoir, avec un double frisson physique et psychique, l’extrême minceur de la cloison séparant l’état de nature de la civilisation, et le caractère tout relatif de nos convictions les plus profondes. Le sentiment est familier à tout voyageur un tant soit peu attentif, mais en l’occurrence il s’impose au lecteur avec l’intensité trouble de la fascination communiquée, ressortissant à la position même de l’écrivain, qui m’évoque tantôt un oiseau de proie et tantôt un serpent, avec une capacité de se glisser dans chaque peau comme cet esprit migrateur qu’il décrit dans La vallée circulaire.

    littérature

    Il y avait de cette objectivité cristalline de vieux lézard altier chez Somerset Maugham, ce même quelque chose de romain et d’impérial (j’entends: de l’empire) qu’on retrouve aussi chez Gore Vidal, et cette même distance qui les sépare tous trois du christianisme. De fait, Bowles paraît complètement étranger à la morale et à la sentimentalité du monde chrétien. C’est un hyper sensitif endurci, avec ce regard implacable de l’enfant qui observe, yeux grands ouverts les paroissiens en train de prier, ou de l’entomologiste, ou plutôt de la mouche scrutant le monde de son oeil à facettes. Cela étant l’observation de Bowles n’est pas innocente. Ce qui l’arrête (et l’excite et le stimule), ces sont les chocs entre nature et culture, ou bien entre modes de vie hétérogènes, entre civilisations opposées, entre sexes, entre divers ages du même sexe.
    Nous nous croyons le centre du monde, mais il suffit de parcourir celui-ci pour que nous soit infligé le plus cinglant démenti. Nous croyons avoir conquis la nature, jusqu’au moment où nous tombons entre les mains du présumé bon sauvage, comme il en va du linguiste candide d’En un pays lointain, qui fait figure de symbole. Ce professeur de linguistique, passionné par les variations de langues du Maghreb, et qui fait collection de jolies petites boîtes en pis de chamelle, bon connaisseur par conséquent de ces régions, néglige cependant, lorsqu’il s’en va, seul et de nuit, négocier auprès des redoutables Reguibat, de tenir compte de tout ce qu’il sait d’eux. Civilisé et pacifique, il imagine qu’il va pouvoir “observer” les pillards de plus près. Bon sujet de thèse, n’est-il pas ? Mais voici qu’il touche terre: qu’on l’assaille dès qu’il a mis le pied dans le ravin des nomades, lui coupe aussitôt la langue et le sangle bientôt dans une armure faite de boîtes de conserves, pour en user désormais comme d’un fou. Et le fait est que, finalement, le prof deviendra bel et bien foldingue. Une scène est prodigieuse, dans la nouvelle: lorsque ce malheureux entièrement assujetti, privé de langage alors que c'était sa raison d'être, rencontre un compatriote au cours d'une escale et l'entend parler anglais sans pouvoir lui faire comprendre qui il est ni ce qu'il est de quelque façon que ce soit. On a rarement mieux suggéré l'horreur de vivre en état d'absolue dépendance.

    Une fois encore, au demeurant, la préoccupation de Paul Bowles n’a rien de moral. Simplement il observe. Connaisseur des lieux et des gens, il pratique l’understatement comme personne. Ainsi que le relève Gore Vidal, qui le tient pour l’un des plus grands écrivains américains de l’époque en formes courtes, Bowles “parvient à produire ses effets les plus magistraux quand il concentre entièrement son attention sur la surface des choses”. Enfin c’est un poète aux pouvoirs d’évocation saisissants, capable de suggérer tout un monde foisonnant et sauvage tout en restant cristallin, net et tranchant, dur et transparent comme le diamant.

    Paul Bowles. Le scorpion (nouvelles). Rivages poche.

    A lire aussi: L'écho et Un thé sur la montagne. Rivages poche.

  • Le formatage des séries télé n’exclut pas des moments de grâce

     

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    La nouvelle série télévisée romande intitulée Cellule de crise en impose par sa performance  technique label suisse. Mais   à l’apparence toute lisse, voire froide de ce feuilleton aux situations souvent « téléphonées », heureusement humanisé par l’aura de quelques interprètes,  s’oppose la constante et vibrante émotion de The Virtues, merveille du genre à découvrir sur ARTE.  

    Je me demande souvent ce qui distingue l’art de la fabrication, et j’en reviens toujours à cette conclusion qui vaut pour tous les domaines de l’expression humaine et dans toutes les cultures, qu’un mot dégagé de sa connotation théologique cristallise: la grâce.

    La grâce distingue distingue le beau du joli, la grâce distingue le bon du sympa, la grâce distingue le vrai du vraisemblable, la grâce distingue enfin le juste du faux.

    Tout cela est évidemment relatif, comme il en va de la distinction du bien et du mal aux yeux du binoclard batave Baruch Spinoza, mais c’est le plus bel exercice, au clavier de l’enfance de tous les âges,  que de distinguer les touches noires des blanches, la gradation du do du dessous au do du dessus en passant par l’escalier de la gamme avant de plaquer des accords parfaits selon la technique ou d’esquisser une première mélodie sous l’effet imprévisible de la grâce.

    Ce qui distingue l’art de la technique relève de la grâce. Il n’y a pas d’art sans technique, mais l’apparition de la grâce ou sa perception ne relève d’aucune technique, pas plus que ce qu’on appelle l’intuition ou ce qu’on appelle l’inspiration.

    Cependant ce discours reste trop abstrait et général. Manque d’exemples et ensuite de nuances. Manque d’objets. Voyons donc ce qu’on a de plus récent, en magasin, aux rayons voisins de la fabrication et de l’art…

    Un genre souvent sous-estimé parfois à tort…

    Vous, je ne sais pas, mais pour ma part, me prenant peut-être trop au sérieux en tant que «pur littéraire» n’appréciant que le «grand cinéma », je me suis longtemps  fait des séries télévisée une idée globalement négative à l’époque des Dallas, Dynasty et autres Urgences.

    J’avais tort, et c’est un « grand » du cinéma, du nom de David Lynch, qui me l’a fait découvrir   le premier en prouvant  qu’on peut faire un film relevant de l’art touché par la grâce, tel Mulholland drive, et ne pas démériter  avec une série du genre de Twin peaks

    Paradoxalement, ce n’est pas à la télé, que je ne regarde plus depuis une vingtaine d’années, voire plus (sauf quand je m’embête seul dans les hôtels ou les motels), que j’ai révisé mon jugement en visionnant, depuis quelques années, plus de cent cinquante séries de toutes espèces, mais sur mes divers écrans d’ordinateurs et en ne cessant de prendre des notes, comme il en irait de films d’auteurs ou de livres.

    Un excellent conseiller, en la personne de Michael Frei, tenancier de la boutique vidéo lausannoise Karloff (hélas disparue depuis lors)  m’a permis d’aller vite au meilleur du genre dont 99% de la production équivaut à de la daube molle selon mes critères.

    Cela a commencé avec la mémorable série de docu-fiction intitulée The Wire (Sur écoute) signée David Simon et Ed Burns  détaillant en 60 épisodes et sur 5 saisons les multiples aspects de la vie d’une grande ville américain (Baltimore), avec un mélange d’empathie humaine et de perspicacité documentaire qu’on retrouve dans la série des mêmes auteurs intitulé Treme parlant des séquelles de l’ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans. 

    Même si l’on oublie à peu près tout d’une série après l’avoir vue, ce qui nous arrive aussi d’innombrables romans lus, je dois dire que ma connaissance du monde et des gens, des milieux sociaux variés et des sentiments  éprouvés par mes semblables s’est pas mal enrichie à la vision de séries aussi différentes les unes des autres que Breaking bad (un chimiste bon père qui réussit un peu trop dans la fabrication de la drogue), de Borgen (une premières ministre danoise et ses tribulations  personnelle), de Suits (le micmac des cabinets d’avocats à New York), d’Occupied (récit dystopique d’une invasion de la Norvège  par les Russes), de Black Mirror (satire carabinée du monde numérique), de Designated survivor (deux séries américaine et coréenne sur le même thème du remplacement d’un Président victime d’un attentat terroriste par un suppléant improbable), ou plus récemment des mini-séries  de premier ordre telles Big Little lies (la maltraitance des femmes) ou The Virtues, pas loin en densité émotionnelle et esthétique  d’un chef-d’œuvre de cinéma ou de littérature à la Ken Loach ou à la William Trevor.          

    Il fut un temps où il eût été inimaginable que la critique littéraire «sérieuse» se penchât sur le contenu des romans dits «de gare» et autres sous-genres du policier et de la science fiction, ou que les spécialistes de cinéphilie accordassent la moindre attention aux  feuilletons télévisés.

    Or il en va tout autrement aujourd’hui, où le journalisme culturel, plus souvent complaisant qu’à son tour, adapte ses critères à ce qui «cartonne» alors même que la qualité se noie dans la quantité ; mais tout ne va pas pour autant dans le seul sens de la massification et de la facilité, car les techniques se sont affinées et les individualités réellement créatrices – souvent aussi rassemblées en collectifs dans la production des séries – continuent ici et là de nous surprendre, avec des îlots de grâce dans l’océan standardisé.

    Une machine rutilante, mais encore ?

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    Techniquement parlant, la nouvelle série suisse romande intitulée Cellule de crise, à voir ces jours sur la RTS et via Internet, est un objet rutilant qui en jette autant que le jet d’eau de Genève, d’ailleurs omniprésent, sur fond d’âpres reliefs yéménites filmés (il me semble)  en Espagne, comme certains westerns. De flamboyantes images extérieures (vues du ciel comprises à drones que veux-tu, comme il en va des séries hollywoodiennes ou bollywoodiennes)  en intérieurs clinquants, la Geneva international est là autant que Jedda la saoudite ou Sanaa la yéménite, sans oublier le camp de réfugiés aussi  propre sur lui que les stalags de la Liste de Schindler. Cela pour le décor.

    Quant au scénario et à sa thématique, combinant la géopolitique et le feuilleton sentimental, il développe un véritable catalogue de «sujets porteurs» qui vont de l’attentat terroriste initial (une peluche explosive tuant le président d’une agence humanitaire en posture de se faire un selfie sympa avec une petite fille) à l’amour lesbien, de la prise d’otages à l’adultère inter-ethnique, de la gabegie politique au Moyen-Orient aux trahisons personnelles pour cause d’arrivisme, de la corruption des pouvoirs  (le boss pourri  du football mondial) à l’abjection des nuls qu’incarne, tiens, un journaliste relevant de la caricature.

    Dans cette mixture de violence géopolitique et de sentimentalité de romance, les thèmes intéressants du projet (notamment la face sombre de l’humanitaire, les jeux  de pouvoir multiples et ce que Georges Haldas le Genevois appelait le «meurtre sous les géraniums » se diluent hélas, d’un épisode à l’autre, dans un schématisme politique simpliste, et, pour ce qui concerne les personnages principaux, a priori intéressants et bénéficiant d’interprètes de premier ordre, dans la psychologie la plus superficielle.

    Sans une once d’humour et avec des raccourcis narratifs peu crédibles (notamment dans l’imbroglio mélodramatique lié   au « terrible secret » du personnage assez tordu qu’incarne André Dussollier, remarquable au demeurant, ou les retrouvailles du clone de Sepp Blatter interprété par Jean-François Balmer et de sa fille cachée au grand cœur humanitaire, campée avec non moins d’intensité par Isabelle Caillat), la mini-série de Jacob Berger (réalisateur) et de ses co-scénaristes François Legrand et Philippe Safir  pèche donc, à mes yeux, par manque de sérieux (ou de courage, s’agissant de l’image édulcorée de l’Arabie saoudite) et plus encore de fibre sensible et d’émotion.

    Entre douleur pure et beauté du pardon

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    La découverte, en même temps que celle de Cellule de crise, des quatre épisodes de la mini-série anglaise The Vertues, m’a fait l’effet opposé de celle-là  même si le canevas dramatique de départ relève aussi, d’une certaine façon, d’un schéma déjà-vu (l’enfance souillée), notamment dans Mystic river de Clint Eastwood, Philomena de Stephen Frears ou L’Enfance volée de Markus Imhof.

    Pour l’essentiel, cependant, comme il en va de tout drame humain ressaisi en profondeur, l’histoire de Joseph, protagoniste de The Virtues merveilleusement interprété par  Stephen Graham, ne ressemble à rien tout en revêtant un caractère universel. Le réalisateur Shane Meadows, déjà connu pour This is England, a transcrit dans cette série sa propre douleur longtemps inavouée, restituée ici avec autant de réalisme que de poésie.

    Ladite histoire a commencé bien avant que, bouleversé, Jo prenne congé de son petit garçon et de la femme que son alcoolisme maladif a éloigné d’elle, en route pour l’Australie avec le beau-père de remplacement de son fiston: quand, à peu près au même âge que celui-ci, il s’est fait violer par un camarade plus âgé dans l’institution où ses aïeux l’ont casé après la mort accidentelle de ses parents. Fuyant son abuseur et l’internat en question, il s’est réfugié chez une parente de Liverpool et, trente ans durant, sa famille irlandaise le croyant mort depuis longtemps, il n’a cessé de se fuir lui-même sans révéler à quiconque son douloureux secret.

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    Après le départ de son ex et de son fils,  une nuit de biture alcoolique aussi follement joyeuse que désespérée le fait décider de tout plaquer et de regagner l’Irlande du nord où il va retrouver sa sœur mariée à un brave type dont la sœur déjantée, au prénom de Deonna, a vécu elle aussi  sa galère en fille-mère  de quinze ans dont le gosse lui a été arraché.

    Bref: de quoi faire pleurer dans les chaumières ? Bien plus,  car, sur fond de mélancolie lancinante (paysages d’une triste beauté à se pendre, et musique de P.J. Harvey à l’avenant), les quatre épisodes, portés par des acteurs d’une formidable vitalité, aussi drôles qu’émouvants, nous arrachent aux conventions stéréotypées des feuilletons pour nous confronter à la vérité vraie de la vie.

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    Point d’orgue de The Virtues, dont les personnages les plus avariés (le violeur de Jo retrouvé sur son lit de vieux pirate mourant sous un crucifix, et la mère bigote de Deonna) défient toute compassion: c’est pourtant un mouvement final de pardon, dénué de toute suavité convenue, qui en oriente les dernières séquences, rappelant cette grande instance clémente des pièces historiques de Shakespeare, évoqué par Peter Brook dans son éloge du Big Will intitulé La qualité du pardon… 

    Peter Brook, La qualité du pardon, traduit de l’anglais par Jean-Claude Carrière. Seuil, 2014.   

            

  • Ceux qui acclimatent la soumission (II)

     
     
    Celui qui a un coin culture dans son loft tout design / Celle qui médite dans son caisson de silence / Ceux qui podcastent les reportages sur Lesbos pour rester proches des damnés de la terre sans oublier le Yémen et les femmes battues / Celui qui affirme qu’il y a de l’espoir tant qu’on perçoit l’odeur de ses aisselles et de son entrejambe sinon c’est direct le test / Celle qui fait comme si de rien n’était vu qu’on est abonné à Netflix et qu’il y’a Instagram pour les levers de soleil / Ceux qui exigent la vaccination générale de tous les plus de 56 ans / Celui qui ne soignera plus les jambes cassées imputables au délit de ski / Celle qui redécouvre là Liberté de ne rien faire longtemps réservée aux mendiant.e.s / Ceux qui engagent un coach pour le contrôle du vivre ensemble de leurs compagnons de vie y compris Samy le hamster bisexuel / Celui qui se sent seul au milieu des peluches de ses ex / Celle qui reprend le classement de ses chaussures par ordre de valeur affective plus qu’en fonction de leur marque ou de leur prix / Ceux que la pandémie a tournés vers la culture et les vraies valeurs indiquées par le ressenti des masses connectées / Celui qui a décrété que seules les librairies hallal seraient accessibles aux électeurs des banlieues de moins de 66 ans / Celle qui se méfie de la police depuis qu’elle sait ce que le ministre en charge ne dit pas / Ceux qui préfèrent Trump à rien sauf qu’on ne sait pas si tout vaut mieux que rien faute d’expertise,etc.

  • Alternance

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    …Elle a toujours tiré à droite et son chien à gauche, je veux dire : ses chiens, ses chiens et ses hommes, depuis son premier chien et son premier homme ç’a été la tendance, mais ça peut évoluer, on est surpris dans la vie, des fois qu’elle épouserait un homme de droite et qu’elle tombe sur un chien pas comme les autres, chiche qu’elle pourrait tirer « à gauche »…