UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Chappaz pour mémoire

    1332985093.JPG

    À propos d'un recueil de Dialogues inoubliés assortis d'une anthologie sélective, aux bons soins de Gilberte Favre, amie et fille en esprit du poète.


    Maurice Chappaz me dit un jour (ou plus précisément un soir d'hiver, dans son arche hors du temps de l'Abbaye du Châble. en janvier 2007) que l'inattention constituait, à ses yeux, l'un des grands péchés de notre époque.


    Cette sentence doit -elle figurer au nombre des paroles inoubliables du poète, gravée sur la plus vénérable ardoise ? Peut-être pas, mais je la constate inoubliée, elle fait partie de ce que je me rappelle de Chappaz, de sa présence, de sa voix, de son écoute et de ses réponses à mes questions, de son regard sur le monde et de ce qu'il en disait en son grand âge de témoin d'un siècle chaotique; et je suis content, ce dimanche de décembre 2016, de retrouver cette même voix et ce même regard - cette même attention aimante non moins qu'intransigeante dans les Dialogues inoubliés de Gilberte Favre, manifestant elle aussi autant d'attention que d'affection et d'admiration fervente pour Maurice Chappaz.
    Dans sa préface à l'ouvrage qu'il se dit heureux de publier l'éditeur Michel Moret souligne les qualités partagées par Gilberte Favre et ses amis aînés Corinna Bille et Maurice Chappaz, à l'enseigne d'une manière d'être commune: "Une même qualité de sensibilité, une même innocence, un même étonnement, un même rapport à l'enfance."

    gilberte-favre-1a-L-33a8Hd.jpeg

    Or cette profonde connivence ne fait pas pour autant, des Dialogues inoubliés de Gilberte Favre et de Maurice Chappaz, un échange privé dont le lecteur serait le témoin extérieur voire exclu, tant ils s'inscrivent dans notre vie à tous et sont filtrés aussi, par la parole de l'écrivain et le truchement de ses livres.
    "Lire Chappaz, dit encore très justement Michel Moret, c'est découvrir un univers où les mots du poète sont réparateurs et privilégient la beauté ".
    Francis Ponge disait quelque part que le poète est au monde pour réparer les mots dans son atelier, et cette attention au langage juste et bon se retrouve dans les réponses de Maurice Chappaz sur les thèmes distribués dans ce livre: de l'engagement de l'écrivain, de l'éveil et de la marche inspiratrice, de l'angoisse existentielle et de l'écriture, du voyage et des femmes aimées Corinna et Michène notamment.

    asset-version-b52d47ddeb-26_ma_chappaz_bille.jpg

    Terrien catholique, à la fois ancré dans une tradition séculaire de descendant de paysans médiévaux ou même antiques (Jacques Chessex m'a parlé de lui comme de "notre Theocrite"), Maurice Chappaz n'a jamais cotisé pour aucun parti politique, et pourtant il s'est fait haïr dans son canton pour son combat têtu de défenseur de l'environnement avant l'heure, et plus précisément avec le pamphlet poème intitulé Les maquereaux des cimes blanches où il s'en prenait aux promoteurs bradant le Valais et aux affairistes de tout poil. Et de rappeler à sa jeune amie émule que "le citoyen ne se sépare pas du poète " et que "La marginalité juste et profonde ne se sépare pas d'une insertion".

    bePt1JvA5Rll8cf1_YED0g5lTPs@198x289.png 

    Cette insertion est à la fois celle d'un aventurier bohème propriétaire terrien moins paradoxal que ne pourraient le croire les philistins de l'établissement ou de la révolution à la petite semaine. L'étonnante correspondance de Maurice Chappaz et Corinne Bille, publiée cette année chez Zoé , illustre magnifiquement, à cet égard, le double aspect non conformiste de la chevalerie poétique vécue par le couple et ses amis en leur jeunesse et la prise en charge plus prosaïque d'une famille et d'un patrimoine défendu avec une rigueur, voire une âpreté qui pouvait faire passer Chappaz pour un rapiat.
    Gilberte Favre parle quant à elle de la bonté de l'homme et cite telle attitude généreuse envers un malheureux de sa connaissance, ou de sa présence amicale aux moments difficiles qu'elle a vécus elle-même - mais c'est au-dessus de ces contingences, ou plus exactement au cœur de l'existence cernée de mystère, face aux verrous et dans la pleine conscience du mal qui court, qu'elle rassemble enfin la parole du poète en fines gerbes dans son anthologie subjective reflétant son propre besoin de lumière et d'attention aux sources: minutes heureuses et citations pour la route:


    Sur la poésie


    "La poésie est le présent divin / par d'autres nommé amour / son corps est comme le miel des abeilles.


    (Verdures de la nuit. Mermod, 1945. Fata Morgana, 2004 )


    Sur l'amour
    "Je n'ai absolument pas su ce que c'était que l'amour ni en étant aimé ni en aimant".


    (La pipe qui prie & fume. Conférence, 2007)


    Sur la condition humaine
    "Nous portons en nous l'agonie de la nature et notre propre exode".


    (Testament du Haut-Rhône. Rencontre, 1953. Fata Morgana, 2003.)


    Sur le monde


    "Un certain Occident durera moins qu'un conifère".


    (L'océan. Empreintes, 1993)


    Sur l'écriture


    "La vie c'est l'écriture de l'écriture et l'écriture c'est la vie de la vie".


    (Le livre de C. Empreintes, 1986, Fata Morgana, 2004)


    Sur la sagesse
    "Quel est donc parmi les savants / celui qui enseignera la tendresse ?"


    (Le Valais au gosier de grive. Portes de France, 1960. Fata Morgana, 2008)


    Sur la mort


    "Sans la mort je n'aurais rien compris".


    (Livre de C. Empreintes, 1986. Fata Morgana, 2007)


    Gilberte Favre. Dialogues inoubliés. Editions de L’Aire, 98p. 2016.


    Corinna Bille et Maurice Chappaz. Jours fastes, Correspondance 1942-1979. Editions Zoé, 1200p. 2016.

  • Ceux qui programment la soumission

     
    images-4.jpeg
    Celui qui a un coin culture dans son loft tout design / Celle qui médite dans son caisson de silence / Ceux qui podcastent les reportages sur Lesbos pour rester proches des damnés de la terre sans oublier le Yémen et les femmes battues / Celui qui affirme qu’il y a de l’espoir tant qu’on perçoit l’odeur de ses aisselles et de son entrejambe sinon c’est direct le test / Celle qui fait comme si de rien n’était vu qu’on est abonné à Netflix et qu’il y a Instagram pour les levers de soleil / Ceux qui exigent la vaccination générale de tous les plus de 55 ans / Celui qui ne soignera plus les jambes cassées imputables au délit de ski / Celle qui redécouvre là liberté de ne rien faire longtemps réservée aux mendiant.e.s et autres désoeuvré.e.s / Ceux qui engagent un coach pour le contrôle du vivre ensemble de leurs compagnons de vie y compris Samy le hamster bisexuel / Celui qui se sent seul au milieu des peluches de ses ex / Celle qui reprend le classement de ses chaussures par ordre de valeur affective plus qu’en fonction de leur marque ou de leur prix / Ceux que la pandémie a tournés vers la culture et les vraies valeurs indiquées par le ressenti des masses connectées / Celui qui a décrété que seules les librairies hallal seraient accessibles aux électeurs des banlieues de moins de 66 ans / Celle qui se méfie de la police depuis qu’elle sait ce que le ministre en charge ne dit pas / Ceux qui préfèrent Trump à rien sauf qu’on ne sait pas si presque rien vaut mieux qu'un peu de tout faute d’expertise, etc.

  • Chemins de JLK

    2810919931.jpg
     
    À propos de Chemins de traverse de JLK, paru en 2012, par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps...
     
    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction.
    Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Riches heures - Blog-Notes 2005-2008.
    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...
    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.
    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand Céline, Paul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!
     
    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...
    Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?
     
    Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 . Olivier Morattel, 2012.
    Ce texte a été publié initialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie.

  • Comme un rêve de jeunesse

    medium_De_Roux0001_kuffer_v1_.2.JPG
    Une visite à Dominique de Roux, en 1972.

    Comment situer Dominique de Roux, écrivain dans la trentaine, essayiste, polémiste et éditeur dirigeant actuellement les éditions de l’Herne, sur la scène littéraire française ? Imaginons-le du côté des moutons noirs de bonne famille, l’air à la fois très détaché de ce bas monde et cependant préoccupé d’y croiser le fer avec élégance, plein d’une morgue teintée d’ironie, tantôt amical et tantôt éclatant en foucades contre ce qu’il appelle les « ténèbres de l’imbécillité ».
    Auteur de talent, il brille particulièrement dans l’essai (La mort de L.F. Céline, L’écriture de Charles de Gaulle, Gombrowicz) et dans la chronique fragmentaire regroupant des éléments de toutes sortes, d’ordre historique, politique, philosophique, poétique, au encore procédant de plus fugaces règlements de comptes à la parisienne. Ses formules sont fulgurantes, ses jugements sans appel, et sa langue, déliée ici, voire somptueuse, se décharne là jusqu’à l’os, pour s’improviser ensuite couperet ou main caressante, selon l’objet considéré. L’ouverture de la chasse, dans le genre vif, contenait ainsi de nombreuses réflexions sur le monde actuel et sur quelques artistes ou écrivains (Gombrowicz, Pound et Brancusi, notamment), l’auteur lâchant d’emblée quelques flèches empoisonnées aux enthousiastes des « Ides de mai » de l’an 68. Poursuivant la même démarche légère et nerveuse, son dernier livre, intitulé Immédiatement, est une manière de provocation à l’intelligence.

    littérature
    Dans son appartement du VIIe arrondissement, à une portée de mousquet du ministère des Armées, Dominique de Roux me reçoit très cordialement. La pièce où nous prenons place est tapissée de livres. On reconnaît le buste du poète Ezra Pound et le portrait dédicacé de Witold Gombrowicz. Grand seigneur, le maître de céans m’annonce que le temps de converser n'excédera pas une petite heure, après quoi il s’envolera vers l’Afrique...
    « Voyez-vous, me dit-il alors, j’ai le sentiment que nous vivons dans un monde terriblement encombré, et c’est à lutter contre ce gavage d’oies que je travaille. L’oppression du capital est aussi grande que celle des pays de l’Est. Là-bas, au moins, c’est Goliath. On le voit. Mais ici, que faire ? Tout semble égal, et l’on perd peu à peu ses forces… »
    - Cependant, vous publiez Immédiatement
    - Parce qu’il faut réagir, bien sûr ! Notez qu’avec ce livre, j’ai tenté de prendre une certaine distance par rapport à moi-même afin de penser ma situation dans la vie et dans l’idée, en contempteur. A cet égard, il me semble très important de développer, aujourd’hui, l’insolence et la polémique, bref : l’écriture de lutte.

    littérature

    « Identifier « le signe des temps » dont nous parlait, avec son exaltation politico-théologique, le pape Jean XXIII, et qui s’ouvre, subtilement, sur la profonde misère mentale d’une époque aliénée, anéantie par l’oubli de la vérité de l’être », c’est, aussi, à quoi s’ingénie Dominique de Roux dans son petit livre frondeur. Pour lui, il s’agit d’échapper à la « médiocrité apocalyptique » de ce temps et de rejoindre certains esprits demeurés libres, entre autres Gombrowicz à Vence à la fin de sa vie, ou Pierre Jean Jouve parvenu au « temps des vents inutiles ». Entre la jeunesse, dont le premier a prévu, après Kant, l’explosion (le fossé se creusant entre l’âge adulte selon la nature et l’âge adulte selon la culture), et l’état de maturité, Dominique de Roux s’attache à « dénominer le monde comme dans les rêves et les fulgurations », rejoignant à sa manière ceux qui ont choisi d’écrire – disent-ils – pour ne pas mourir.
    - Les porteurs de chapeaux règnent, n’est-ce pas ? Chacun a son petit masque, que lui a collé la société, et chacun joue sa comédie là-dessous. L’horrible, alors, c’est le moment où les fils adolescents essaient d’imiter leurs pères…

     

    littérature
    A ce propos, Dominique de Roux écrivait dans L’Ouverture de la chasse : « Les étudiants auraient dû innover. Les étudiants n’auraient pas dû confondre la France avec leur langage, ni écouter les claquettes des pauvres idiots, intellectuels bourgeois aux slogans dévastés, heureux qu’on les remarque, dans leur parodiques clameurs : Butor, Claude Roy ou maurice Clavel suivis de l’habituel congrès des signataires. C’était à qui coifferait le gros bonnet pour venir faire la pige aux bonzes des syndicats jaunes… »
    Et de poursuivre ici :
    - Il n’y a malheureusement, aujourd’hui, mon cher, que des oies et des âmes d’oies sur un capitole de fumier sec. Pour nous, ce qu’il nous reste, c’est d’incarner les « fils » aux yeux des générations montantes. »
    Pour bien comprendre ces mots, il faut revenir au Gombrowicz de Dominique de Roux, peut-être son meilleur livre, et à sa recherche passionnée d’une jeunesse nue, non encore flagornée par les vieux moralistes ou par les vieux politicards : « Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ». Pour Dominique de Roux, c’est dans l’œuvre de l’exilé polonais qu’il fallait chercher les vrais insurgés « riches de leurs yeux tranquilles », les vrais fils soustraits à la stérilisation de leurs pères : « Quand l’absurde et la médiocrité apocalyptiques se paient du bon temps et prolifèrent dans la basse opulence d’une dégobillante Nouvelle Société Mondiale de la Technique, laquelle enfante à son tour ces masses surcrétinisées, cabotines, rendues à la mélasse des fondues originaires, tous les espoirs convergent vers le point lumineux des jouvenceaux primitifs de Gombrowicz ».
    Mais au fait, nous n’avons pas encore hissé les couleurs : Dominique de Roux est-il de gauche ou de droite ? Sans doute les chiens de garde du troupeau n’auront-ils pas attendu le premier mot de l’intéressé pour lui coller les étiquettes de « réac », voir de « fasciste ». Et lui-même en aura rajouté par provocation : « Moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg ». Et d’ajouter : « Tout le monde aujourd’hui se sent débordé sur sa gauche à chaque instant. C’est une surenchère minable de tous les instants. On ne peut plus parler, on fait du bruit. Les couvercles de pianos ont remplacé les pianos ».
    - Et la droite ?
    - Des débris ! Des vieillards agitant des épouvantails et de jeunes flics. Je crois que l’engagement dans la réalité est aujourd’hui trop profond pour se laisser délimiter par les critères de « gauche » ou de « droite ». D’autant que celle-ci ne sera jamais forte que des abdications de celle-là. Pour ma part, je crois mille fois plus important de sauvegarder à tout prix ma liberté intérieure.

    Dans sa conversation, autant que dans ses écrits, Dominique de Roux parle beaucoup des écrivains contemporains. Peu de respect chez lui pour les « pontes », dont il stigmatise la fuite en avant, à commencer par Sartre. Tandis que Malraux, selon lui, n’a pas la force de rester seul, et que Montherlant ne nous concerne plus, Genet portant son masque de maudit en espérant que les Palestiniens pourront en faire quelque chose…
    - Et Céline ?
    - Ah, Céline, c’était le nautonnier de Dante. Il avait déjà fait la traversée, lui. Mais maintenant il s’est éloigné de nous. Comme Bernanos, il a coulé avec son vaisseau…
    - Et vous, pourquoi écrivez-vous ?
    - Comme je tente de l’expliquer dans Immédiatement, il s’agit d’apprendre à vivre quotidiennement la tragédie profonde de sa propre disparition. Il faut pouvoir s’inventer pour soi-même une psychanalyse de soi-même. L’écriture est alors valable parce qu’elle s’installe dans son propre mensonge, se disant qu’elle est tout alors qu’elle n’est rien.


    Cet entretien, partiellement retranscrit, a eu lieu à Paris en 1972 et a été publié dans La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures. L’Ouverture de la chasse et Immédiatement ont paru aux éditions L’Age d’Homme et chez Christian Bourgois.

  • La belle affaire

    Fassbinder27.jpg

    À propos de Lola, une femme allemande, de Rainer Werner Fassbinder.

    Pour la comédienne et chanteuse Barbara Sukowa, magnifique interprète de Lola, ce film tourné en 1981, mal perçu à sa sortie, ne pouvait être compris qu'au moins dix ans plus tard, et sans doute a-t-elle raison, plus encore pour nous qui le (re)découvrons trente ans plus tard comme une espèce de classique hollywoodien dans la manière de Douglas Sirk - figure majeure des références de RWF - qu'on aurait pu, aussi bien, tourner la semaine dernière en Bavière. De fait, et comme il en va du Mariage de Maria Braun ou de L'Année des treize lunes, ce qui stupéfie aujourd'hui est le mélange de classicisme et de totale liberté formelle du film, dont le "collage" rompt complètement avec toute forme de naturalisme sans jamais pécher par "littérature" ou par abstraction cérébrale.

    Fassbinder30.jpgCe qui apparaît mieux aujourd'hui, en outre, comme on a pu le constater du néo-réalisme italien sur la distance, c'est que la métaphore historique et sociale est d'autant plus lisible et pertinente, à l'heure qu'il est, que l'attente "didactique" d'un certain public cinéphile cède le pas à une approche plus libre et plus aiguë aussi, à proportion de l'aplatissement croissant du discours sur la réalité. En regardant Lola, une femme allemande, il m'a semblé retrouver l'esprit de fable limpide et radical de La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, qui installe la réflexion sur la corruption en plein bordel, quitte à détendre l'atmosphère. Or le plus étonnant est que, loin de flatter le cynisme ambiant genre "tout est pourri, rien à foutre", Fassbinder, comme Dürrenmatt, parvient à maintenir intacte la vérité des sentiments (la scène du retournement de situation, lorsque l'urbaniste Bohm craque devant Lola qu'il prétendait acheter) tout en maintenant ceux-ci en plein mensonge social.

    Fassbinder32.jpgBarbara Sukowa, pénétrante dans son commentaire, relève la grande tendresse manifestée par RWF à l'égard de ses personnages, à commencer par les femmes. Loin de se moquer de la plus grotesque en apparence - la secrétaire servile de Bohm -, il nous la fait aimer autant que la gouvernante, mère de Lola dont le conjoint est mort à Stalingrad et qui voit sa fille se prostituer sans la juger, comme si la fatalité historique de l'époque passait toute morale. Et Sukowa de rappeler que les Allemands des années 50, en plein élan de reconstruction, restaient mentalement déchirés par leur besoin d'oublier et par la conscience lancinante d'une responsabilité criminelle collective qui les empêchait de faire leurs deuils privés.

    Lola la pute est à la fois une petite fille blessée. Sa corruption n'empêche pas sa réelle et sincère candeur, quand elle chante agenouillée à l'église avec celui qu'elle veut séduire. Mariée à l'urbaniste en chef de la reconstruction, tout en restant la maîtresse de l'entrepreneur Schukert, ne lui pose pas un problème de conscience "dans les circonstances présentes", et le miracle est que le personnage reste signifiant et vrai du double point de vue de l'histoire allemande et d'une intrigue amoureuse à prendre avec un grain de sel...

    À relever enfin: l'exceptionnelle distribution, kaléidosopique, des couleurs du film, et ses plans systématiquement rapportés en contre-plongée, ainsi que le relève la cheffe op Caroline Champetier dans un commentaire très éclairant.

  • L'or du Temps

    Automne5.jpg
    Nous ne leur devons rien, disions-nous, et voyant tourner la lumière de l’automne, regardant le gazon sous lequel ils reposent, je suis pris à l’instant non d’un regret, car tout vient à son heure, non d’une repentance non plus, mais plutôt d’un désir et d’un appel secret, plutôt le désir de leur dire encore quelque chose, ou plus encore le désir d’entendre leurs voix me revenir dans le jour qui s’avance.
    Le compte de mes après-midi, dès ces années-là, fut recapitalisé : ce furent des après-midi pleines d’or et de pourpre, où le temps se trouvait recapitalisé. Plus j’investissais dans le temps et plus le temps me rapportait : la chose m’apparut dans les clairières d’or de la forêt pourpre, et je n’eus de cesse que de faire fructifier ce pactole : cet après-midi d’automne m’apparut comme une banque d’émotions et je commençai d’y puiser à foison.
    Cet après-midi d’automne, sur la sente des Crêtes où je reviens et reviens depuis tant d’années – où que nous ayons vécu, depuis le soir du bar, il y a eu un chemin de crête à parcourir les après-midi, dans notre vie avec Ludmila – je fais un nouveau compte du temps qui fout le camp et se recapitalise en même temps à l’instant où je m’engage sur ce chemin de crête d’où j’aperçois à la fois le lac et les montagnes d’en face et la mer derrière les montagnes et le désert derrière la mer, et là-bas, à la fois au-dessous et au-dessus du point où je me trouve, la croix de bois sur laquelle un autre probable juif a écrit ISRA sous l’étoile de David gravée au couteau de poche, et je me vois déjà sur ce promontoire, au pied de la Croix, de laquelle la vue plonge à la fois vers le haut, d’où notre mère-grand nous assurait que Dieu voyait tout, y compris la fourmi noire sur la pierre noire, et vers les bas où je verrai tout à l’heure les fourmis noires des épouses des émirs arabes sur le marbre noir des terrasses sommitales des grands hôtels de la cité friquée.
    Or, à l’instant présent d’avant cette aube nouvelle, vu du promontoire où j’écris à l’encre verte, le lac est comme une dalle de marbre noir, ou plus exactement comme une étole de soie noire de chez Dior aux franges constellées de petits brillants (je distingue précisément le diamant du Casino de la rive d’en face où s’achève une nuit de chimères ), et je me penche sur ce drap noir comme Dieu de son propre perchoir après avoir laissé là-bas la maison basse du sommeil, je me suis fait un café grande tasse et je me suis dit : que la lumière soit, et ma loupiote s’est allumée au flanc des monts, je me vois alors du ciel où ma mère-grand m’a enseigné la première que Dieu trônait et me voyait, je suis cette infime particule de lumière qui fait un rond sur ma table reproduisant en plus doux le froid monocle d’argent de la lune là-haut, et voici, me dis-je, une fois de plus je vais tâcher, je vais m’efforcer, je vais reprendre mon fil d’encre verte qui est comme un chemin dans cette selva oscura, et me revoici, comme tant d’après-midi retrouvées, sur cette sente des Crêtes où, par les hauteurs et les bois aux appartements étagés à clairières et retraits, je sais que, de loin en loin, des bribes de leurs voix me reviendront dans la rumeur des avions et de la cité friquée, mille mètres plus bas.
    La sente se dessine juste après le minigolf désaffecté jouxtant la station supérieure du petit funiculaire relié à la station jadis prisée des Anglais, désormais remplacés par les émirs du pétrole et leurs épouses à silhouettes de fourmis noires, et là tu tires un peu à droite et cela monte aussitôt - ménage ta monture Arthur -, tu dépasses à main droite les vestiges des enclos aux cochons de laine de l’Auberge du Loup désormais désaffectée où a créché maintes fois l’écrivain américain Hemingway, tu entames la montée et déjà tu t’entends marmonner en marchant comme une espèce d’anachorète pérégrinant, et voici les voix te traverser et rameuter les présences et ressusciter les mondes et les intertmondes.
    Les dessous pénombreux du premier bois diffusent les mêmes parfums de vieux cuir et de fougère du bureau de ton grand-père, dans lequel tu as passé tant d’heures à voyager tandis que le Président rédigeait sa correspondance avec ses amis de divers pays. Les forêts m’ont toujours fait, en rêve, l’effet de grand appartements reliés entre eux par des couloirs et des funiculaires, des escaliers à n’en plus finir et des parcours d’arêtes battues par le vent, des gouttières et des corniches le long desquelles l’enfant en pyjama de pilou se faufile en buvant parfois un trait de lumière lunaire, mais à l’instant je reviens sur terre, j’envoie juste un SMS à Ludmila que je dois cueillir à la gare tout à l’heure et je reprends mon chemin à travers tous les verts ocellés de rousseurs et de jaunes rouillés, et ça y est, ce vert assombri de cette fin d’après-midi ne peut être que celui de la cage d’escalier de la maison de Grossvater dans laquelle retentit son pas jamais fatigué de vélocipédiste à petite valise de carton bouilli aussi noire que son costume et son chapeau de digne représentant ambulant dont tout le quartier sourit de la charbonneuse silhouette de vieil original infoutu de prendre jamais sa retraite, là-bas s’enfle la rumeur de l’heure de pointe de la fin de journée et me revient cette voix de Grossvater du commencement des Temps de nos enfances : « Une cigarette tue un lapin. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval ».
    Dans le sous-bois retentissent encore les rires de notre enfance à l’émouvante beauté. A l’instant je me rappelle le premier éclat de rire de l’Enfant, et j’en pleure encore d’allégresse, tant le rire de l’enfance irradie l'émouvante beauté de cette évidence que je ne suis pas un autre mais que je suis moi, l’Unique, et que tu es toi et qu’ils sont autant d’îles au Trésor.
    Nous savions tous par cœur, alors, les litanies de Grossvater : « Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin », récitions-mous à l’imitation de Grossvater. «Au commencement, Il a fait les cieux et la terre », récitions-nous dans le sous-bois où nous avions établi notre campement de ce dimanche-là. « Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer ». Or nul d’entre nous n’avait jamais vu la mer jusque-là. Aussi Grossvater continuait-il : «Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’Atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser »...
    Or cheminant dans notre selva oscura de l’instant présent, je me rappelle une fois encore les litanies de Grossvater tout en imaginant les raiders et les traders se jetant des hautes tours de leurs affaires foireuses, de par les continents, et les litanies de Grossvater me reviennent du fin fond de la forêt des années : «Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. » Et à la tante nous amenant de la gare pour cause de brouillard et de pluie : « Avec l’argent de ce taxi, on aurait acheté une quantité de pain !», lançait Grossvater d’un ton de prophète de l’Ancien Testament. Et sa gronderie faisait retentir à n’en plus finir nos rires à travers les sous-bois de notre enfance : « Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage. Dieu a tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté », et le grand Ivan jouait le cheval tandis que le petit Ivan jouait le lapin à fumer leurs clopes de bois fumant dans les clairières de nos enfances.
    Un peu plus haut on voit vraiment la crête de la sente, qui devient cette arête multimillénaire du crétacé aux poussières d’ammonites et aux fossiles nous rappelant que la mer est montée jusqu’à ces hauteurs au fil de le la formidable coulée du Temps, et voici d’autres formidables fils suspendus, un peu plus haut encore, où des fourrés surgissent les pylônes des lignes d’électricité à haute tension traversant tout le pays, à l’instant le fil vert de mon encre tisse une espèce de toile virtuelle à la fois ondulatoire et corpusculaire, j’écris que je saute un bref ruisseau dans la forêt et ce saut quantique me jette un siècle en arrière lorsque Grossvater cherchait un Trésor dans l’océan que figurait un étang proche de la ferme de son enfance, tout m’est trésor ce matin tandis que les Etats renflouent les banques à coups de milliards, le pied léger je monte et je descends le long de la sente des Crêtes, là-bas on dirait une clairière, ou comme une île mystérieuse en effet sombre étrangement où tout est humide et dissimulé comme le sont les bêtes de la Forêt, c’est en effet là-bas le Miroir-aux-cerfs par le chemin des eaux duquel, une autre fois, ailleurs peut-être, ou peut-être en rêve, tu t’étais imaginé naviguer jusqu’au cœur de la terre.

    Un peu plus loin encore - mais là tu regardes l’heure pour ne pas faire attendre Ludmila qui revient toute stressée de la ville aux affaires - , un peu plus loin, un peu plus tard, juste avant l’heure qu’on dit entre chien et loup, à l’extrémité de la sente des Crêtes, juste avant le promontoire, là-haut au bord du ciel grand ouvert dans lequel flamboie encore le dernier soleil éblouissant de cet arrière-automne fatal aux raiders et aux traders, à l’instant même, hors du temps, assis sur mon pactole d’or du temps, ce matin dans le noir, voici se déployer enfin cette large allée d’or, par delà les sous-bois, qui fait comme un parterre de temple tapissé d’un feuillage d’or que tu traverses en retenant ton souffle, comme dans la maison de Dieu le Père dont le Fils, te disait ta mère-grand, a vraiment donné sa vie pour toi, et d’ailleurs sa Croix est là-bas, ce n’est pas sorti de ton encrier : c’est là.
    Il n’y a pas de temps mort : voilà ce que me dit cette croix clouée en moi. Voici le jour se lever sur le monde des gens ordinaires, et nous allons tenter de vivre de nouveaux ou de nouvelles après-midi. Le passé nous attend dans la forêt de la ville où nous allons retourner tout à l’heure pour gagner notre vie en dignes gens ordinaires, et l’éternelle matinée sera aux affaires et ce seront ensuite de belles ou de beaux après-midi, ce sera selon, en attendant le retour des enfants…

    Je vis une fois de plus, à l’instant, l’émouvante beauté du lever du jour. L’émouvante beauté d’une aube d’automne aux verts passés et aux bleus tendre. L’émouvante beauté de l’or du temps qui ne rapporte rien. L’émouvante beauté des gens le matin. L’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac d’étain, tandis que le ciel vire au rose. L’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret.
    Je me dis souvent qu’il n’y a rien de beau ni d’émouvant dans la vie de trop de gens piétinés, mais qu’en sais-je ? Que savons-nous des gens me dis-je à l’instant en traversant la selva oscura de la ville aux affaires ? Qu’aurai-je jamais su de Grossvater et qu’aurons-nous su de nos pères et de nos mères ? Tout à l’heure ils vont se retrouver à leurs guichets de gens ordinaires. L’émouvante beauté de ces gens. Regarde ta mère traverser la rue du Temps. Regarde ton père la regarder, ce soir-là dans un bar. Regardez, les enfants…littérature

    Image JLK et LK: par les bois des hauts du Vallon de Villard