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  • Ecrire au bord du ciel


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    20 ans déjà !

     

    RENCONTRE. Jean-Louis Kuffer publie son journal des années 2000, où nous apprenons à ne pas trop penser terrestre.

     

    Liberté.jpgPar JEAN AMMANN, dans La Liberté de Fribourg.

     

    Jean-Louis Kuffer vit dans «sa maison au bord du ciel», comme il dit. Un chalet, juché à 1100 m d’altitude, sur les hauts de Blonay, d’où il voit le lac Léman et les lumières d’Evian. Pour le trouver, c’est facile: il suffit de chercher quel est l’homme qui partage sa boîte aux lettres avec une four- milière qui monte, presque, jusqu’au courrier. Une fourmilière qu’il contourne chaque jour, qui l’oblige à tendre le bras et que pourtant, il ne songe pas à déloger.

    Désirade7.JPGChez lui, l’hospitalité ne s’arrête pas au genre humain. A partir de la boîte aux lettres, il faut encore grimper cinq ou six minutes pour atteindre La Désirade, un chalet perché dans les arbres: pas de route, pas de véhicule, mais une petite chenillette qui s’agrippe à la pente et vient soula- ger les habitants des fardeaux occasionnels. C’est là que Jean-Louis Kuffer, 65 ans, vit, écrit et chante: «Tous les matins, maintenant, et ce sera comme ça jusqu’à la fin, sûrement: cette boule qui était au ciel jusque-là est entrée en toi et pèse de tout le poids du monde – mais tu as en toi ce chant pour t’en délivrer...», dit-il dans les dernières lignes de Chemins de traverse, son livre paru en avril, le très beau journal des années 2000-2005.

     

    Contrepoids

    Ecrivain et critique littéraire, fondateur de la revue littéraire Le Passe-Mu- raille, Prix Schiller en 1983, Jean-Louis Kuffer vit au milieu d’une montagne de livres, dont certains pourraient paraître assez peu accessibles à première vue. Par exemple, pour accéder au secteur français, Jean-Louis Kuffer doit renouer avec son passé de varappeur: d’abord, il gravit quelques escaliers, puis il actionne un in- génieux système de contrepoids qui fait pivoter une planche de trois mètres envi- ron, laquelle vient s’appuyer pilepoil sur une poutre, ensuite il pose un escabeau sur ladite planche et enfin, au prix de ce que les grimpeurs appellent un rétablissement, il accède à l’étage sommital des auteurs relégués là-haut par la faute de l’ordre alphabétique et acrobatique. «Tous mes livres sont classés», prétend-il. Et ceux qui reposent sur le lit des enfants ayant déserté la maison familiale sont en attente de classement. «Heureusement, mon voisin m'a donné une grange où je pourrai mettre des livres», se réjouit-il.

     

    «Une monstruosité»

    «L’écriture est le seul lien continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité», a-t-il écrit. Cinquante ans de carnets, 43 ans de critique littéraire, dont 23 ans passés à 24 Heures, et une vingtaine de livres publiés... Jean-Louis Kuffer a longtemps fréquenté Vladimir Dimitrijevic, qu’il nomme Dimitri, fondateur des Editions de L’Age d’Homme, jusqu’à ce que le compagnonnage ne soit plus possible, l’idéologie ayant tué l’amitié. Il l’avait redouté, lorsque la Yougoslavie s’enflamma. Le 25 juin 1993, il écrivit dans une lettre à son cher Dimitri: «Vous dire enfin que ce qui me fait le plus mal touche à notre amitié, dont j’espère qu’elle ne succombera pas à vos emportements politiques et religieux.» Près de 20 ans plus tard et malgré une réconciliation, la douleur de la rupture est toujours vive, purulente: «Au cours du siège de Sarajevo, à l’été 1993, je m’étais ému du sort des enfants bosniaques. Dimitri avait dit: «Les enfants, bah, il suffit d’en refaire!» Une monstruosité pareille, vous vous rendez compte?»

    Dans L’Ambassade du Papillon, Jean-Louis Kuffer avait relaté l’événement: «Voilà bien la pire saloperie que j’aurai entendue depuis le début de cette guerre immonde, et il faut que ce soit celui qui se disait mon meilleur ami qui profère cette abomination.» L’écrivain partira chez Bernard Campiche. Ce qui ne l’empêchera pas, en juillet 2011, de signer un hommage nécrologique, comme on scelle le tombeau: «Dimitrijevic et son «lieutenant» Slobodan Despot animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre- propagande, selon eux) qui entacha dura- blement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être.» Point final pour solde de tous comptes.

     

    Vivons fâchés

    Pour vivre heureux, vivons fâchés! Vladimir Dimitrijevic, Georges Haldas, Jacques Chessex, l’équipe du Passe-Muraille... Jean-Louis Kuffer se brouille souvent, c’est chez lui une forme d’honnêteté, d’indépendance d’esprit aussi: «En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié.» Il avait vingt ans, il appartenait aux Jeunesses progressistes, la relève du trotskyste POP (Parti ouvrier populaire): «Je lisais Cingria, on me reprochait de lire un écrivain fasciste!», s’étonne-t-il encore. En 1968, pour ne rien manquer du joli mois de mai qui épouvante les petits bourgeois, il part pour Paris, débarque à la Sorbonne. Le discours le laisse sceptique: «Tous ces gens parlaient comme si la révolution était déjà faite.»

    Le 14 mars 1972, à l’âge de 25 ans, il se rend au domicile de l’écrivain Lucien Rebatet qui, lui, est ouvertement fasciste. «J’avais aimé son roman, Les Deux Etendards, un très beau roman qui, pour moi, n’avait rien de fasciste: il racontait le combat de l’agnostique et de l’intégriste, Nietzsche contre la chrétienté en quelque sorte...» Il publie l’interview de Rebatet dans La Feuille d’avis de Lausanne, l’ancêtre de 24 heures. Ce qui lui vaudra un procès digne de Moscou: «Une réunion des Jeunesses progressistes s’est tenue au restaurant Le Major Davel, à Lausanne, et quelqu’un est monté sur la table pour dire qu’il fallait me tuer!» Il échappe à la peine capitale pour en sourire aujourd’hui: «J’ai toujours eu envie de faire ce qui est interdit.»

     

    LUCIA4.JPG«C’est vite trop petit»

    Dans le petit monde des lettres ro-mandes, il était dit qu’il était interdit de se fâcher avec Jacques Chessex. Jean-Louis Kuffer s’est frotté à celui qu’il appelle Maître Jacques dans L’Ambassade du Papillon  et aujourd’hui encore dans Chemins de Traverse, où, sans frémir, sans l’ellipse de quelques points de suspension, il traite Jacques Chessex de Judas: «Et j’ai dit bien pire dans L’Ambassade du Papillon», claironne-t-il. Dans la conversation, il ajoute une couche, il peint au vitriol un Jacques Chessex «manipulateur, cynique, jaloux»... Certains ont dit que Jean-Louis Kuffer possédait «l’art de la brouille». Il a qualifié la formule d’inepte.

    Dans Le Matin Dimanche, Michel Audétat a dit qu’il lisait les carnets de Jean-Louis Kuffer comme il regarderait par le trou de la serrure: «Pour moi qui sors peu, le journal de Jean-Louis Kuffer est comme un trou de serrure où j’aime coller l’œil pour voir ce qui se passe dans le milieu littéraire romand. Je m’informe: cancans d’écrivains, brouilles et embrouilles, trahisons et réconciliations... Qui n’a pas ses petits plaisirs de conciergerie?»

    Pour nous, l’intérêt est ailleurs. Nous lisons ces carnets de Jean-Louis Kuffer pour trouver des phrases, posées comme des étoiles au milieu de la nébuleuse des heures. Exemple: «Certains jours sont plus discrets, qui se pointent avec l’air de s’excuser – pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant, et d’ailleurs les revoici dans le gris bleuté de ce matin, comme s’ils étaient vivants...»

    Dans les carnets de Jean-Louis Kuffer, nous apprenons le difficile métier d’homme. Nous nous élevons au gré des citations: «Et puis, tu sais, il ne faut pas trop penser terrestre, c’est vite trop petit.»

     

    Jean-Louis Kuffer, Les chemins de traverse, lectures du monde (2000-2005), Olivier Morattel.

     

    BIO EXPRESS

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    1947 Le 14 juin, naissance à Lausanne

    Lucy69.jpgMarié depuis 1982 à Lucienne (sa «bonne amie»), deux filles, Sophie, née en 1982, et Julie, née en 1985.

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    1969 A côté d’études de lettres et de sociologie à l’Université de Lausanne, il entame une carrière de critique littéraire, notamment à La Liberté.

    1973 Il publie son premier livre, Ô terrible, terrible jeunesse! cœur vide! à L’Age d’Homme, les éditions de Vladimir Dimitrijevic.

    1989 Il entre à 24 heures, qu’il quittera à l’âge de la retraite, en juin 2012.

    1992 Il fonde, avec Jean-Luc Badoux, Christophe Calame, Jean Marie Pittier et René Zahnd, la revue littéraire Le Passe-Muraille.

    2000 Parution de L’Ambassade du Papillon, chez Bernard Campiche. Brouille avec Jacques Chessex. JA

  • Saint Innocent

    FéeValse41.jpgIls l'ont retrouvé dans le placard cloué du cellier de la Cure, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de soulier, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le leur à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché.

    Ils s'avisent maintenant de cela que l'idiot n'a pas pu faire ce coup-là en ces lieux défendus par la Croix, ni non plus Coralie Candeur l'unique servante  du saint homme avéré qu'était Benoît Marie, jamais fléchi dans ses menées toute bonnes de curé de village - alors qui nom de Dieu ?

    L'enquête, assurément ne donnera rien, et le corps personne ne le réclamera, mais comme une crainte sacrée, un respect hors norme, quelque chose qui ne s'explique pas fait qu'on ne le cramera pas, ce moins que rien, et que l'oubli dont il surgit aujourd'hui doit signifier.

    Comme nous ne sommes plus tout à fait en Moyen Âge mais point pour autant au pays américain des experts ni dans l'Italie romaine des décisions populaires genre santo subito, c'est entre nous, dans le canton, qu'on réglera le cas: sûrement l'âme du petit garçon violé puis étranglé ne s'est point encore envolée; on va lui trouver un poète de rien du tout qui chantera sa Légende dorée; s'il n'a pas de nom vérifié ni de bio moins encore, qu'à cela ne tienne : on va lui inventer tout ça !

    Ainsi le journal du canton que, peut-être, vous méprisez - moi pas tant il est humble en sa bassesse ! aura-t-il lancé finalement, avec les images du cellier maudit et des yeux sans yeux du petit, ce nom parfait de Saint Innocent le Martyr du Placard  !  

  • Pajak le guetteur

    Pajak3.jpgC'est un poète comme je croyais qu'il n'y en avait plus à part quelques-uns, un critique de la vie qui va et ne va pas tel qu'il n'y en a plus tellement non plus, un lecteur du monde selon mon goût profond mais avec ses goûts à lui, enfin c'est un écrivain existentiel qui filtre ce qui lui est essentiel en phrases de plus en plus simples et belles que Frédérik Pajak.

    Je n'ai rencontré Pajak qu'une fois, je crois, il y au moins 33 ans de ça (ce qui fait quand même l'âge d'un Christ ou d'un Mozart) et le courant n'avait pas vraiment passé entre nous, même pas du tout. Il faut dire que quand deux timides se rencontrent ils ne se racontent pas forcément des histoires de timides, mais j'ai bien aimé son pull rouge sang provoquemment marqué des noires initiales CCCP de l'empire point encore éclaté de ce temps-là; après quoi Pajak avait publié un premier roman intitulé Le bon larron qui m'avait paru moyen plutôt que bon; et de la vie a passé ensuite et d'autres livres de lui ont paru dont une série de grands volumes jouant sur le contrepoint du texte et du dessin, de plus en plus personnels et captivants, entremêlant récit perso et commentaires de destinées illustres sous une suite de titres combien évocateurs, tels L'inventeur de la solitude (Martin Luther), L'immense solitude (Nietzsche et Pavese), Humour (une bio de James Joyce) ou L'étrange beauté du monde, puis En souvenir du monde (tous deux en complicité avec Léa Lund).

    Pajak6.pngOr ce que déclare Pajak dans le préambule de ce nouveau livre, intitulé Manifeste incertain, c'est qu'il n'a cessé, depuis sa jeunesse à trente-six emplois temporaires dont celui de couchettiste des wagons-lits internationaux, d'écrire et de détruire ce même manifeste incertain en lequel on pourrait voir le livre fantôme que tant d'écrivains rêvent de composer et qui sans cesse se dérobe ou se module, bel et bien, sous d'improbables formes.

    "Il faut parler à partir de rien, de la plus pauvre des paroles", écrit FP. "Il faut faire feu du bois mouillé. C'est dans les lieux communs que danse la chétive lumière. Elle est précaire, protégez-la , emprisonnée dans sa lanterne qui va au profond de la terre, où est l'oeil du monde".

    Bon, moi je n'aime pas trop qu'on me dise qu'il faut faire ceci ou cela, alors que je me le reproche déjà si souvent. Mais j'aime la musique de ces phrases de Pajak et la mélancolie qui s'y faufile. Au fond c'est cette pauvre lumière de la mélancolie que je préfère dans les livres que j'aime parce qu'ils explorent les galeries du coeur humain, si présente et si ténue, si vive et combien incertaine là aussi, dans les écrits et la vie de ce pauvre type que fut Walter Benjamin et que Pajak revisite ici.

    Il y a des tas de gens bien savants qui ont disserté à propos de Walter Benjamin, WB pour simplifier, et Bruno Tackels lui a consacré en 2010 un pavé biographique moultement éclairant, mais ce qu'en écrit FP dans le chapitre de son Manifeste incertain sous le titre angélique d'Il n'y a que le ciel... est d'une très rare justessse ramassée et d'un exactitude d'observation sans pareil à mes yeux. Comme souvent les autodidactes diplômés de l'Université buissonnière, Pajak a le sens du plus important et le culot de la synthèse en toboggan.

    C'est aussi que tout ce qu'écrit FP va au-delà des mots autant que ça vient d'en deça des concepts arrêtés et des vocables non imagés. Or non seulement Pajak a le sens organique de l'image verbale: il a le génie brut de l'image plastique cadrée un peu comme au cinéma et jouant fabuleusement du blanc et des noirs. Moi qui ne suis guère amateur de bandes dessinées, à quelques exceptions près, je suis bel et bien estomaqué (autant que par le Voyage au bout de la nuit illustré par Tardi) par la puissance expressive et explicative (sans peser) des dessins constituant le contrepoint des textes de Pajak.

    Il se passe des drôles de choses dans le roman contemporain de langue française, dont Walter Benjamin avait amorcé l'approche dans les années 30 de l'autre siècle. Alors qu'un Céline renvoyait dos à dos le roman-romance, équivalent de la lettre à la petite cousine,et le roman-reportage toujours en retard sur les journaux, Walter Benjamin posait la question de la reponsabilité sociale de l'écrivain et celle aussi du Narrateur, ou celle du genre épique. Relançant une observation de WB, FP en vient à constater que, de nos jours, la plupart des romanciers sont incapables de produire une critique pertinente de la société parce qu'ils y sont immergés et en somme à leur aise, comme autant de coqs en pâte. Or seul un romancier en guere contre la société pourrait, selon lui, rendre compte de celle-ci. Pour le moment, tout et n'importe quoi se trouve qualifié de roman, seul genre vendeur évidemment. Mais qui se plaindrait que les meilleurs livres du moment, du point de vue de l'écriture, ne soient pas de vrais romans ? Je pense notamment aux Désarçonnés de Pascal Quignard, aux Fugues de Philippe Sollers, à 14 de Jean Echenoz ou à l'Autobiographie des objets de François Bon. A contrario, l'on constate le retour en force du storyteller à l'américaine avec ce roman splendide que figure La vérité sur l'affaire Harry Quebert de Joël Dicker, type du narrateur de grand souffle dont on ne dira pas, en revanche, que l'écriture innove dans sa modulation fine.

    Or Pajak rappelle que les livres de Walter Benjamin participaient eux aussi de ce genre hybride du récit-essai-pamphlet-poème, comme dans Sans issue, qu'il résume en ces termes: "Petits récits, notes, essais, théories fulgurantes,ils forment au bout du compte l'oeuvre existentielle d'une existence romanesque". Et Walter Benjamin lui-même de préciser: "La conception de la vie comme un roman"...

    Dans la foulée des modernes, qui n'avaient de cesse de balayer les notions d'histoire (la story qui revient dans le roman genre téléfilm), de personnages ou même d'auteur, et des postmodernes qui en ont déconstruit les débris dans leur esthétique "par défaut", Pajak se pose en lecteur du monde faussement naïf qui sait que le roman est de la vie pensée mais aussi racontée. Or cette façon de remettre l'église de la vie au milieu du village planétaire est intéressante par ses contradictions même et par le principe d'ncertitude sur lequel repose ce passionnant Manifeste incertain, premier volume d'un cycle à venir.

    Pajak4.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain. Editions Noir sur Blanc, 189p.

     

  • Génération sous vide

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    À propos de L'Âme désarmée d'Allan Bloom, réédité en version augmentée, parallèlement à la publication originale de L'Amour et l'amitié, aux éditions Belles-Lettres.

    En 1987 paraissait la première traduction d’un livre percurtant d’Allan Bloom : L’Âme désarmée, récompensé par le premier Prix Roussau au Salon du livre de Genève.

    L’ouvrage vient d'être réédité dans une version complète, parallèlement à la publication d’un très substantiel recueil d’essai intitulé L’Amour et l’amitié, où il est notamment question de Rousseau, de Tolstoï et de Shakespeare. À noter qu’Allan Bloom a fait l’objet d’un portrait romanesque saisissant, de la part de son ami Saul Bellow, dans le roman de celui-ci intitulé Ravelstein, paru chez Gallimard.

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    Quant à L'Âme désarmée, c'est un très grand livre constituant à la fois un aperçu saisissant de l’évolution des mentalités et des comportements dans les campus américains depuis les années 60, une analyse sans complaisance des profits et des pertes découlant du «progressisme» tous azimuts, et enfin une réflexion tonique sur les menaces que représentent, pour la civilisation, le relativisme creux, le nihilisme latent et l’utilitarisme borné qui marquent l’atmosphère des hautes écoles américaines (mais les observations de Bloom nous interpellent également),et sur la manière d’y faire face.

    L’enjeu de ce combat, qu’on pourrait dire, en simplifiant, contre l’esprit philistin, n’a rien d’académique. Au reste, il concerne l’ensemble de la société autant que l’université.

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    En pédagogue généreux et exigeant (le contraire du démagogue flatteur), Allan Bloom établit une série de constats qui ne relèvent pas, pour autant, de l’acte d’accusation. L’on sent bien que c’est par respect de ses étudiants qu’il stigmatise leur inculture et leur manque de curiosité, leur apathie et leur conformisme.

    Bien qu’il ne soit pas tendre avec la tendance dominante des sixties qu’il faut bien dire «de gauche».,Allan Bloom ne saurait être catalogué comme un penseur strictement « de droite ». Au-delà de cette opposition, c’est plutôt de l’antagonisme entre indifférence et curiosité, platitude et passion, amnésie et mémoire, médiocrité et qualité qu’il s’agit en l’occurrence. Des racines ont été arrachées et des liens rompus : d’où le désarroi et l’isolement des « solitaires sociaux » que sont devenus les jeunes d’aujourd’hui. Mais il n’est pas trop tard, nous souffle Allan Bloom. Ce que nous croyons vivre pour la première fois, les Anciens l’ont déjà vécu. Encore faudrait- il que nous leur prêtions la moindre attention...

    L’essentiel de L’âme d é sa r m é e est consacré au bilan des grandes illusions nourries depuis deux décennies à l’enseigne de l’égalitarisme et du défoulement libertaire. On croyait l’égalité et la liberté, ces deux valeurs fondamentales de l’idéal démocratique, infiniment extensibles. Mais à semer l’utopie, on a récolté du vent.
    L’esprit d’« ouverture » systématique a fait de chaque jeune un citoyen du monde potentiel, mais qui ne sait plus rien aujourd’hui des cultures étrangères. La critique non moins radicale de toutes les valeurs traditionnelles (mythologie des fondateurs, liens familiaux, rites religieux et autres croyances) n’a pas abouti à la libération des esprits, mais à d’autres formes de crédulité, tandis que l’individu se retrouvait isolé. De même la liberté sexuelle se solde-t-elle par un nivellement des passions, et par des situations souvent cuisantes dont les femmes, les premières, font les frais.

    Or cette vague de propagande, soumise à l’influence dégradée du nihilisme nietzschéen continue de déferler sur une génération qui se défend de moins en moins bien, parce qu’elle manque de plus en plus de références.
    « Nos étudiants souffrent d’un manque d’intelligence psychologique effarant», remarque Allan Bloom, à quoi s’ ajoute ce phénomène catastrophique à ses yeux : que ses étudiants ne lisent rien. Mais au fait, qu’auraient-ils à apprendre d’un Dante «sexiste» ou d’un Shakespeare «raciste»? La musique omniprésente achève alors de diluer leur émotivité et leur jugement dans une orgie d’« extase prematurée ».

    Et cependant Allan Bloom ne désespère pas. Car tant qu’il y aura, à notre portée, un seul Grand Livre à redécouvrir, rien ne sera perdu. Et l’auteur de relever, dans la foulée, la soif intense de ses étudiants à cet égard. Dommage que l’université défende trop mal cette discipline absolument essentielle à ses yeux que représente, précisément, la simple lecture commentée.

    Car telle demeure finalement la meilleure arme qu’on puisse donner à un individu en quête de « quelque
    chose » : un Grand Livre …
    Allan Bloom L’âme désarmée » Julliard, 1987. Réédition aux éditons Belles-Lettres, avec L'Amour et l'amitié, 2019.

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  • Les miroirs d'Effi Briest

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    Du vieillissement (ou non) des "modernes". A propos d'Orson Welles et de R.W. Fassbinder 
    A quoi cela tient-il que certaines œuvres de jadis ou naguère nous semblent comme faites ce matin, et que d’autres plus récentes, qui se voulaient plus novatrices, se ressentent tant de leur époque qu’elles paraissent plus vieilles que les autres ? C’est la question qu’une fois de plus je me posais en regardant ces jours La splendeur des Amberson d’Orson Welles, qui date de 1942, et ensuite Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder, tourné en 1974.
    Dans l’œuvre prolifique et passionnante, non moins qu’inégale de Fassbinder, qu’un nouveau coffret réunissant 18 de ses meilleurs films permet de (re)découvrir chez soi, Effi Briest est un bijou qui n’est pas loin de l’esthétique splendide de Welles, avec un effet de distanciation (le fameux V-Effekt de Maître Brecht) qui en signale la « modernité ».

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    Relisant le roman éponyme de Theodor Fontane (autre merveille à (re) découvrir), Fassbinder use (et abuse) de jeux de miroirs et d’artifices de toute sorte pour donner à cette histoire de femme-enfant toute pure en apparence (Hanna Schygulla, d’une beauté luminescente à consistance de Sèvres) prise au piège d’un mariage hyper-bourgeois et d’un milieu hyper-conventionnel, sa touche de classicisme formel, quelque part entre Monet et le Visconti de Senso, mais en plus figé et cérébral, comme dédouané ou dédoublé par l’esprit critique.
    Rien de cela dans La splendeur des Amberson, qui « assume » absolument son faste formel et n’en a pas pris une ride pour autant. Paradoxalement en revanche, et malgré sa beauté et sa poésie aiguë, Effi Briest se ressent de son maniérisme et d’un soupçon de pédantisme qui procèdent finalement de cette tare d’une certaine esthétique « moderniste », fondée sur la conviction que l’artiste doit rappeler qu’il n’est pas dupe. On l’a vu mille fois dans les mises en scène théâtrales de la même époque, où il fallait absolument se montrer plus intelligent que l’auteur, mais on en revient aujourd’hui. Tant mieux n’est-ce pas ? D’aucuns en tirent prétexte pour taxer de réactionnaire ce retour à l’intelligence d’understatement, qui se fond dans la forme, alors que cette réaction salutaire passe les modes et les doctrines…

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  • Maria l'absolutiste

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    À propos du Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder.

    Ce n'est qu'avec ce 33e long métrage que Rainer Werner Fassbinder, en 1978, aura enfin obtenu la reconnaissance la plus large, et c'est avec un intérêt et une émotion intacts qu'on revoit, trente-cinq ans plus tard, ce premier élément de la Trilogie allemande, marqué par le retour d'Hanna Schygulla dans le premier rôle, quatre ans après Effi Briest. En supplément au DVD, le témoignage de la comédienne sur son personnage et, plus précisément, sur le dénouement explosif du film, éclaire d'ailleurs celui-ci puisque, au départ, RWF avait prévu le suicide de la protagoniste, conformément à son absolutisme psychologique.

    Fassbinder26.jpgMaria Braun incarne en effet un amour absolu qui ne se souille jamais en dépit des apparences, pas plus que le soleil se salit à traverser les lieux les plus sordides. Elle couche avec un soldat noir alors qu'elle ne cesse de penser à son mari qu'on lui a dit mort sur le front russe, elle couche ensuite avec l'homme d'affaires qui l'a engagée alors que son mari a pris sur lui la responsabilité de la mort du soldat noir qu'elle a assommé à son retour et qu'il croupit en prison; elle vit cet amour absolu hors de toute contrainte morale ou circonstancielle, sur fond de ruines, au début du film, et de reconstruction à la fin du film. On pourrait la croire cynique sans voir cette dimension d'un amour à la fois implacable et invivable - en tout cas selon Fassbinder, dont Hanna Schygulla s'est efforcée d'adoucir la vision - d'où la fin moins désespérée du film qui hésite entre la conclusion accidentelle et le suicide involontaire.

    Ainsi que le souligne également Hanny Schygulla, le film n'a pas été conçu explicitement par RWF comme une métaphore de l'histoire allemande de l'immédiat après-guerre, même si c'est bien par celle-ci qu'il a trouvé son considérable impact, lequel dépend aussi de tout un arrière-plan social et psychologique d'après le désastre (la bande son retentit du début à la fin d'une espèce de récurrent bruit de mitraille) sans compter l'ensemble des personnages gravitant autour de Maria Braun, non moins précisément dessinés. Au demeurant, c'est bien la destinée de Maria, jamais abattue en apparence, brave et libre, courageuse et non moins amoureuse, mais incapable finalement de se couler dans un moule bourgeois, qui donne son relief tragique à ce film restituant admirablement la tonalité d'une époque.
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  • Fassbinder aux extrêmes

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    À propos de L'Amour est plus froid que la mort, et de Querelle


    Il est intéressent et révélateur, avec trente ans de recul et les commodités du DVD, de regarder d'affilée le premier et le dernier des films de Rainer Werner Fassbinder.
    Ce qui frappe immédiatement, à la comparaison de ces deux oeuvres apparemment si dissemblables, voire opposées par leur esthétique, est ce qui les apparente au contraire par leur rigueur de conception, quant à la forme, et plus encore par la pensée qui en fonde le sens et par le style qui en scelle l'originalité personnelle.

    Fassbinder48.jpgL'amour est plus froid que la mort est typiquement, par son ton et sa forme, au noir-blanc quasi janséniste, un film sinon d'école (on sait que RWF n'en a suivie aucune), en tout cas de cinéphiles, marqué notamment par les cadrages, les ambiances et certain humour godardien.
    Cela étant, le synopsis roule déjà sur les relations triangulaires du désir mimétique, omniprésent dans l'oeuvre à venir de Fassbinder. Malfrat de petite envergure, Franz (RWF lui-même) refuse de se soumettre aux règles du syndicat du crime et se trouve, par celui-ci, acoquiné à un certain Bruno (Uli Lommel) pour divers mauvais coups auxquels participe plus ou moins Joanna (Hanna Schygulla), au fil d'une action stylisée à outrance, parodique et soumise à la fameuse distanciation brechtienne ou V-Effekt. Jawohl !
    Or tout ça, qui fait encore très années 60 intellos, n'en est pas moins marqué par la patte de Fassbinder autant que par la présence physique de sa bande issue de l'Antitheater, réunissant Ingrid Caven et Peer Raben, Irm Hermann et Kurt Raab, notamment. La dédicace à Claude Chabrol, Eric Rohmer et Jean-Marie Straub fait aussi date...
    Fassbinder43.jpg Féerie fantasmatique

    Treize ans seulement séparent le premier et le dernier film de RWF, qui en a tourné plus de quarante dans l'intervalle !
    Marqué par un scandale très médiatisé à sa sortie à la Mostra de Venise, en 1982, peu après la mort de Fassbinder, Querelle fut hautement loué par le Président du jury, Marcel Carné, que ses jurés ne suivirent pas. Aux yeux de certains, le film est LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, ou son film-testament.
    Pour ma part, j'abonde plutôt dans le sens d'Olivier Assayas, qui reconnaît l'exceptionnelle densité plastique de ce film, sans voir en lui un "testament", en cela qu'il annonce plutôt un renouveau du réalisateur plus qu'il ne marque une conclusion. À ce propos, certains ont voulu voir là le "chant du cygne" d'un artiste fini et suicidaire. Or Franco Nero, qui incarne dans le film le lieutenant Seblon, s'inscrit en faux contre cette vision des choses, rappelant que RWF avait trois grands projets en cours (dont un film sur Rosa Luxembourg) auxquels il devait être lui-même associé.

    Fassbinder37.jpgFantasmagorie sexuelle absolue, Querelle est probablement l'une des plus étonnantes adaptations d'une oeuvre littéraire au cinéma, à la fois très fidèle dans l'esprit et la lettre, parfois citée mot pour mot, et complètement libre dans son invention formelle et ses accentuations thématiques.
    Le roman-poème de Jean Genet, Querelle de Brest , a été écrit en prison et ressortit entièrement aux fantasmes érotiques du génial taulard érigeant, en dogmes inversés, les "valeurs" de l'érotisme homosexuel, de la trahison et du meurtre. Telle étant la façon, pour un enfant perdu de naissance, de "retourner" la situation que lui avait imposée la société.
    Dans la langue la plus somptueuse (Genet est sans conteste un des grands stylistes du XXe siècle),le roman tisse les relations, autour du bordel de La Feria, de tout un monde interlope dont la seule figure féminine est la mère maquerelle Lysiane, en couple avec Robert le dur, frère de Querelle. Le roman parodie le (mauvais) genre illustré par Carco et consorts, émaillé de dialogues canailles à souhait. Fassbinder, dans ce film de commande qui devait d'abord être tourné par Werner Schroeter, reste donc près de l'écrit, auquel il ajoute une imagerie à la fois kitsch (genre Pierre et Gilles à la puissance mille) et magnifique.
    Jean Genet parle explicitement, dans Querelle de Brest, de la "monstruosité des amours masculines", et l'on ne s'étonnera pas que le film de Fassbinder, fidèle à cette vision conséquente, ait scandalisé jusqu'aux membres de la communauté gay, notamment aux Etats-Unis où le sida commençait ses ravages. De fait, rien n'est plus éloigné de la "normalisation" que l'éthique de rupture rebelle d'un Genet (autant que d'un Pasolini), et nulle acclimatation non plus de l'amour "différent" ne se formule dans le film de Fassbinder dont les seules figures attachantes sont incarnées par Madame Lysiane (une Jeanne Moreau assez merveilleuse), le lieutenant amoureux (Franco Nero) et le jeune Gil (le lumineux Laurent Malet), tous trois tenus à l'écart des mecs narcissiques s'enfilant sans amour comme le serpent se mord la queue.

    Grande chose, assurément, du point de vue de la mise en scène autant que par sa vision extrémiste (et courageuse) de la phallocratie homosexuelle, Querelle n'est pas pour autant, à mes yeux en tout cas, ce qu'on pourrait dire LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, et l'expression idiote de film-culte n'en rend pas mieux compte. À vrai dire, toute l'oeuvre de Rainer Werner Fassbinder est à prendre dans son ensemble et sa progression de work in progress, formidablement poreuse en son époque...
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  • Quentin Mouron le faux bad boy dynamite tous les lieux communs

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    Sous le look trompeur du joli rocker ou du dandy à la coule, le trentenaire multinational dissimule un auteur d’une lucidité rare dont l’écriture s’aiguise de plus en plus. En millenial apparemment cynique, le jeune écrivain construit une œuvre sérieuse et en expansion constante, dont l’hyperréalisme panique fait écho aux romans de Bret Easton Ellis et de Michel Houellebecq. Après son dernier livre paru, le prochain (lu sur tapuscrit) annonce une œuvre possiblement majeure.
     
    L’image de Quentin Mouron séduit ou déplaît depuis que le lascar de 22 ans, en jeans et santiags, perfecto noir et mèche de corbeau sur l’œil, a surgi de la forêt québecoise de son adolescence dans nos arènes médiatico-littéraire avec une road-story au rythme célinien et au regard externe et intérieur tout personnel intitulée Au point d’effusion des égouts.
     
     
    Pour l’apparence, rupture complète avec la représentation ordinaire du jeune écrivain en nos contrées francophones, même si un Philippe Djian a donné à Paris le ton du nouveau bad boy à l’américaine. Mais déjà, le contenu et le contenant de l’auteur et de son ouvrage annonçaient un double jeu et un double fond parfaitement conformés, en somme, à la dualité du monde des apparences et des simulacres cachant celui des émotions et des affects personnels.
    Dès le premier roman de 2011, un double thème récurrent m’a semblé caractériser la perception intellectuelle et affective de la réalité par le jeune Quentin que deux formules résumeront: malaise dans la civilisation et l’amour n’est pas aimé. Et puis il y avait cette papatte : signature d’un véritable écrivain à venir ; enfin cette autre constante d’un personnage s’avançant masqué, de clinquante apparence au carnaval social, dissimulant une âme sensible.
     
     
    Une narration fondée en réflexion...
    Le septième livre de Quentin Mouron est un drôle d’objet-concept à deux têtes, combinant un essai littéraire plutôt sage à dégaine para-universitaire, Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde, et la reprise d’un petit roman noir plutôt fou en nouvelle version améliorée, L’Âge de l’héroïne.
    Or à quoi rime cet accouplement textuel ? Quel sens y a-t-il a rapprocher un esthète décavé du début du XXe siècle et un « privé » américain se dandinant dans un pastiche de polar sexy ? Le cher Olivier Morattel, éditeur fan de Mouron à l’inoxydable fidélité et néanmoins soucieux de ne pas ruiner son épicerie fine, aurait-il perdu la boule par amitié en proposant cet improbable multipack défiant tout succès commercial ? Que non pas ! Car ce qui pourrait apparemment relever de l’artifice littéraire propre à décourager la lectrice ou le lecteur correspond bel et bien à une double démarche poursuivie par le jeune auteur, de narration et de réflexion.
     
    À la première ressortissait entièrement le deuxième roman de Quentin, Notre-Dame-de-La-Merci, très remarquable plongée dans les embrouilles sociales et émotionnelles d’un groupe humain paumé dans la forêt des Laurentides, où le malaise existentiel était aussi présent que les exutoires du sexe et de la drogue.
    À la seconde, ensuite, répondait la diatribe polémique de La Combustion humaine, figurant un éditeur aussi intransigeant qu’irascible en quête furieuse de vraie littérature et concluant à la nullité d’à peu près tout. Trois premier livres, ainsi, actionnaient plus ou moins consciemment la « collaboration » des deux hémisphères de notre cerveau sapiential : l’intello et le sensitif, ou pour ce qui est du corps global : le cœur et le cul.
     
    Les masques de Jean Lorrain le pédé et de Franck le camé : deux décadents en quête de dépassement…
    Mais comment, sept ans plus tard, le tardif étudiant en lettres Quentin en est-il venu à s’intéresser à un Jean Lorrain, figure équivoque du Tout-Paris des années folles qu’on pourrait dire un personnage secondaire de la société proustienne, poète de seconde zone et romancier très oublié, mais auteur de deux romans (au moins) du plus vif intérêt, abordant avec verve et pénétration clairvoyante deux thèmes : l’individu hautement singulier face à la société en voie de massification, et la fonction de l’art ou de la littérature ?
    Si le jeune romancier s’est intéressé à Jean Lorrain, c’est peut-être à cause d’un petit roman noir antérieur et de son protagoniste paradoxal de détective privé cocaïnomane ferré en matière de bibliophilie, au prénom de Franck.
    De fait, de Frank le privé à Jean Lorrain le pédé, deux dandys incarnant apparemment la décadence, court une réflexion qui vise curieusement au dépassement de celle-là. D’une manière parente, Michel Houellebecq s’est intéressé, dans Soumission, à cet autre « décadent » que fut Joris Karl Huysmans, auteur de l’emblématique À rebours - également cité à propos de Jean Lorrain - pour aboutir à ses propres conclusions.
    Mais pour dire quoi tout ça ? Dit en quelques mots: pour situer l’individu d’aujourd’hui par rapport à la meute, le roman par rapport au « reportage » ou le langage par rapport à la langue en perdition...
    Du tragique Hamlet au pré-romantique Werther de Goethe, anticipations « métaphysiques » de la moderne conscience malheureuse de l’individu occidental dont les avatars poétiques se multiplieront dans le romantisme et jusqu’aux sublimes figures de poètes maudits incarnée par Baudelaire et Lautréamont, l’on voit bien comment, sur fond d’évolution sociale et de révolution industrielle, le philosophe (tel Nietzsche) ou l’écrivain (tel Dostoïevski) ont fondé leur esthétique ou leur éthique par rapport à la nouvelle société.
    Comme le montre aussi Quentin Mouron dans son essai, Jean Lorrain, par opposition au naturalisme d’un Zola, a été tenté par la pose et les masques, la comédie et les extravagances imitées de Baudelaire et de son « aristocratique plaisir de déplaire », du côté de l’art pour l’art et de la fuite du monde, pour finir pas s’empêtrer dans les marécages de celui-ci. Avant lui, le nihilisme esthétique de Franck, protagoniste de L’Âge de l’héroïne, avait abouti à peu près à la même impasse, fauteuse d’un regain de mélancolie finalement sublimée par un style étincelant...
    Et quelle conclusion tirer alors ? Détachement ou engagement, fuite ou implication ? Nihilisme ou réalisme ? Entre les deux, à vrai dire, Quentin Mouron semble hésiter comme un personnage de Beckett dans sa poubelle. Désespéré et pourtant joyeux. C’est en tout cas ce qu’on se dit à la lecture des Suites bergamasques – titre de travail de son dernier roman encore en chantier.
     
     
    Love story 2020, ou les enfers du fun
    Une image de Quentin Mouron, datant il me semble de l’époque de son avant-dernier roman (Vesoul, le 7 janvier 2015), le représente en bad boy ténébreux tenant en mains un livre en feu. Le roman en question mettait en scène un jeune plumitif fuyant son devoir d’Helvète civiliste pris en stop par un cadre propre sur lui du nom « improbable » de Saint-Preux, le jour de la tuerie de Charlie-Hebdo coïncidant avec sa découverte d’un trou de province où congrès et festivals de tout acabit culminaient dans l’hyperfestif.
    Là encore, le jeune auteur se la jouait sur deux tableaux simultanés, développant une intéressante réflexion sur la figure littéraire du picaro tout en incarnant un avatar de celui-ci dans cette mini-épopée sarcastique non moins que « foutraque ».
    Au passage, la lectrice attentive et le lecteur futé auront relevé les guillemets que j’ai collés aux adjectifs improbable et foutraque, entrés dans les mœurs langagières de notre époque. Tel étant d’ailleurs le nouvel opus de Quentin, cinquante ans après la parution de la romance mondialement concélébrée sous le titre de Love story (le roman d’Erich Segal, le film, la série, la BD, la ligne de parfums, etc.) dont le charmant (!) Gérard de Villiers me disait un jour en interview qu’elle valait bien mieux que Proust – telles apparaissant, en lecture de surface, les Suites bergamasques de Quentin le millenial : improbables et foutraques !
    En 2020, année de pandémie catastrophique à Bergame et environs, tout baigne pour le protagoniste du dernier roman encore inédit de Quentin fêtant, entre deux vagues et leurs confinements plus ou moins stricts, ses 31 ans : rien que du bonheur pour ce petit influenceur et sa « meuf » Sixtine, tous deux au début de leur vingtaine et vivant leur feuilleton quotidien sur les réseaux sociaux, escortés et le plus souvent adulés du matin au soir par leurs milliers de followers.
    Coté love story, vous aurez peut-être suivi, dans vos tabloïds préférés, les péripéties du feuilleton glamour vécu en 3D par le «vrai» Quentin et une jeune musicienne très chou, mais on « oublie » l’anecdote « perso » en découvrant les tribulations merveilleuses (ou bonnement atroces, selon le point de vue du narrateur schizo) du couple idéal se pointant quelque temps à Bergame pour se « ressourcer » et peut-être « faire le point » sur leur relation aussi foutraque qu’improbable.
     
    Copié/collé romancé d’épisodes de la « vraie vie » de Quentin Mouron et d’une compagne genre « fille capitaine » de sa génération alignant tous les poncifs de la jeune femme émancipée « à tous les niveaux » ? Bien mieux : transposition littéraire affolante de vérités-qui-blessent d’une pandémie invisible, toute mentale et affective, tissée de simulacres et de formules vides, qui affecte non seulement les générations XYZ mais tout cet univers qui est le nôtre, notre « ressenti » de chaque instant et notre jactance.
    Depuis son premier livre, tantôt « prenant sur lui » - vivant pour ainsi dire les délires de l’époque dans sa chair et son verbe -, et tantôt se gaussant du dehors en polémiste ou même en moraliste (le narrateur des Suites bergamasques cite parfois les Anciens…), Quentin Mouron n’a cessé d’achopper aux traits sigificatifs du langage commun tissé de clichés, à ces fameux lieux communs dont Léon Bloy a fait l’exégèse exacerbée au dam du Bourgeois, mais plus qu’aux bourgeois ou aux « bobos » c’est au langage de la tribu mondiale et de la «dissociété» qu’il s’en prend avec une fureur lucide réjouissante, retournant comme peaux de lapins tous les poncifs liés à la jeunesse qui gagne, au voyage formidable, au vivre-ensemble merveilleux, aux expos cultes (Joseph Beuys à Bergame, c’est carrément incontournable), aux débats citoyens sur Polanski et la fonte des calottes, à la cuisine ou à la baise éco-responsables et tutti quanti.
    Or l’on n’est plus ici au-dessus de la mêlée, comme un Philippe Muray quand il « déconstruit » ce monde des simulacres, on n’est plus dans la critique de gauche ou de droite genre Mediapart ou Causeur: on est dans le même sac que l’homme « pris au piège » et ça fait mal « quelque part ».
    Bret Easton Ellis, dès son premier roman (Moins que Zéro) scrutant les adorables zombies de sa génération blonde et droguée, avait « initié » le job, relancé par Houellebecq ou, un ton en dessous, par Vincent Ravalec ou Aurélien Bellanger. Autant dire que Quentin Mouron, scrutateur des solitudes, n’est pas tout à fait seul même s’il me semble unique par son timbre de voix et sa poétique en voie de développement...
     
    Et l’Avenir radieux dans tout ça ?
     
    Les voies de la littérature sont multiples, et désespérer de son avenir me semble aujourd’hui aussi vain que d’annoncer la mort du roman entre 1960 et 1990, la fin du cinéma selon Godard ou la nullité des nouvelles générations selon Régis Debray se confortant dans ses « modernes catacombes ».
    Il y a un siècle, le génial catastrophiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, pointait l’avènement du « nivellisme » avant qu’un Cornelius Castoriadis ne constate « la montée de l’insignifiance », en attendant la « fin de l’Histoire » annoncée par Francis Fukuyama. Or tout ça est salubrement propice à nous maintenir éveillés, mais la vie continue, et si les idéologies politiques et religieuses n’en finissent pas de nous enfumer, le pas de côté reste possible et la littérature est là pour ça.
    Dans la conclusion d’un essai lumineux du physicien « hérétique » Freeman J. Dyson intitulé La vie dans l’univers, le savant dit la confiance inaltérable qu’il voue, parallèle au récit de la Science, à celui de la littérature constituant ce que John Cowper Powys, autre visionnaire, appelait le journal de bord de l’humanité.
    Quel rapport avec les livres d’un Quentin Mouron que je viens d’évoquer ? Celui que résume la phrase fameuse : J’étais là et telle chose m’advint…
    Dans ses Suites bergamasques, confirmant un grand talent et préludant à une œuvre peut-être importante, le romancier illustre (sans le vouloir évidemment) la montée aux extrêmes de la relation mimétique maintes fois décrite par René Girard. Une love story à la fois réelle et fantasmée vécue par triangulation, via la meute d’Internet, la destruction de toute intimité, le sexe évoqué à tout vent plus que vécu, toutes les certitudes affichées sur fond de détresses personnelles non-dites, de frustrations non avouées, de pétoche silencieuse annonçant la trouille virale que nous connaissons.
    « Peu importe jusqu’où l’on regarde dans l’avenir », écrit Freeman J. Dyson, « les êtres humains auront toujours besoin de partager des histoires, et ce partage est le fondement essentiel de la littérature » (…) La littérature restera une manière d’embaumer nos pensées et nos sentiments pour les transmettre à nos descendants »…
     
    Quentin Mouron. Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde (essai) suivi de L’Âge de l’héroïne(roman, 2ee édition). Olivier Morattel éditeur, 219p., 2020.
     
    Freeman J. Dyson. La vie dans l'univers, réflexions d'un physicien. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 256p., 2009.

  • Platonov et le saint Anonyme

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    À propos de La Fouille.     

     

    "Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d'existence. Son bulletin de licenciement précisait qu'il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail".

    Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu'on pourrait situer entre la transparence  et l'efficacité narrative de la Légende dorée ou d'un rapport administratif. Et ce n'est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d'hagiographie du Saint Anonyme -, d'un obscur vagabond, clochard céleste qu'on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l'âme a été peu à peu étouffée par les directives de l'idéologie présidant à l'établissement d'un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d'être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l'herbe pousse avec une bonne volonté d'essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l'édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l'ironie sous-jacente propre à Platonov.

    Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n'est pas un "dissident" comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d'une forme très singulière, et spécifiquement russe, d'humour philosophique, voire métaphysique.

    Cela dit, La Fouille n'est pas un livre drôle du tout. Si j'ai parlé d'humour, c'est pour qualifier une attitude devant l'existence faite à la fois d'incrédulité fataliste et de pitié, d'accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

     

    "Comment avons-nous pu en arriver là ?", semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d'autre font écho en s'exclamant crânement: "Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p'tit bonheur !"

     

    Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l'histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l'Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu'on appelle la "révolution industrielle", à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d'acier.

    L'humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée "masse responsable". Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l'homme de Néanderthal, et son langage d'un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.  Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l'abstrait: l'idéologie n'est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue - en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d'emploi du réalisme socialiste jusqu'à l'absurde et vous aurez l'art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.  

     L'envers du Slogan    

     

    Platonov02.jpgLa grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici  que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."

    Aujourd'hui, l'on creuse la fouille qui servira à l'édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l'on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à "La Ligne", après liquidation des koulaks qu'on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu'à l'océan.

     

    Mais aujourd'hui et demain, chez Platonov, c'est tout un. Car le temps semble s'être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s'expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l'Histoire, a pris les traits de l'ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu'il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

     

    Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide. L'Occident n'a pas encore accouché de son Platonov (même s'il y a Beckett, en nettement plus émacié...), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, pas plus  les slogans du Grand Magasin, n'ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

     

    Platonov03.jpgAndrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

     

    (Cet article à paru le 9 novembre 1974 dans les colonnes de La Liberté)

     

  • Ceux qui chinent dans l'obsolète

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    Celui qui se rappelle l’origine latine féminine du mot Arbos également survivante en Lusitanie / Celle qui ouvre les bras dès qu’elle se rappelle l’histoire de l’Arbre de Jessé / Ceux qui se flattent d’avoir de la branche alors qu’ils manquent de racines / Celui qui tient du vieux Monod que les grains de son chapelet proviennent de l’azédarach / Celle qui s’accroche au mât de misaine dit aussi arbre de trinquet / Ceux qui pratiquent l’arborescence rêveuse en surfant sur la Toile / Celui qui s’impatiente de trop routiner dans ce bureau de bras-cassés/Celle qui brocarde le cacographe / Ceux qui donnent dans le cataglottisme / Celui qui s’égare en panglossolalies pédantesques / Celle qui trouve la jeunesse jactancieuse / Ceux qui ont le jambage califourchu / Celui qui se colloque dans la sinécure / Celle qui voit rouge dans le cresson bleu / Ceux qui savent le rapport entre castagnette et crotale sans en déduire rien / Celui qui fut fesse-cahier avant de se gourmer / Celle qui se spécialise en débinage misandre/ Ceux qui s’exclament : «Foin du plus beau monde si nous n’en sommes pas ! » / Celui dont la balle passe rasibus la tonsure de l’abbé Crampon / Celle qui taxe de  clampin le tire-laine à viscope de travers / Ceux qui ont une dégaine de crapoussins courts sur pattes et colas / Celui qui prend du recul pour mieux sauter Ludovine / Celle qui ne trouvant point de noble origine au fandango se remet au shimmy / Ceux qui font mâtiner leur chienne de race par excès de snobisms socialisant / Celui qui s’opiniâtre à pignocher / Celle qui rapetasse ses vieilles gloses / Ceux qui se remembrent  force souvenances, etc.