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  • Cordialités paradisiaques

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    Dès le premier numéro du Passe-Muraille, en 1992, Charles-Albert Cingria patronnait la joyeuse équipe sous le couvert d'un pastiche amical signé JLK...

    Il n'est rien qui puisse me surexalter à ce point que la nouvelle que quelque chose de neuf et de vaillant et de nécessaire se fomente quelque part dans l'univers, et d'autant plus que cette chose est un journal et que d'emblée le titre de celui-ci manifeste l'impatience véhémente de quelques-uns de percer tout l'épais du monde.

    A présent que j'y resonge il me semble d'ailleurs n'avoir jamais fait que cela dans ma vie: que lancer des messages qui tantôt n'étaient que de simples boulettes de papier griffoné fusant de ma sarbacane par-dessus les haies vives et les frontières, et tantôt de vraies lettres estampillées, ou des libelles, des plaquettes adornées, d'entiers volumes propulsés à la bombarde contre les fortins d'indifférence blême de l'engeance philistine; et tout aussitôt me reviennent, en volutes exquisement parfumées d'encre et de tabac Caporal, tant de remembrances de tous les journaux et des revues qu'à travers les années mes amis et moi nous avons cru suressentiel de fonder. D'où je vous écris, et comme tout s'y discerne mille millions de fois plus clairement que dans la vie contingente, je revois s'inscrire sur les frontons de papier les noms de La voile latine et d'Aujourd'hui ou de Carreau et de ces Petites feuilles qu'à peu près seul je fabriquais à Saint-Saphorin sur un coin de table de l'auberge de l'Onde tandis qu'alentour fulminait la guerre assassine, et qui reste à jamais «le plus petit tirage du plus petit journal paraissant irrégulièrement»...

    Ah ! mais quel sacré bouc de chance vous avez donc, chers amis du Passe-muraille, de vous lancer à votre tour dans une de ces équipées qui font trembler les éteignoirs et se rasséréner le poète hâve dans les fumées de sa soupente.

    Vous me savez trop peu porté sur le voulu pittoresque dont se repaissent les notabilités de province et certaines dames exténuées de vertu, pour surenchérir dans l'évocation de je ne sais quelle Grande Epoque des Cahiers vau-dois ou de la N.R.F. de Paulhan. Foin de ces momeries et ne nous démantibulons, mes amis, qu'à débourber le présent d'or pur de sa gangue de tout-venant.

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    Ce n'est d'ailleurs rien d'autre que cela, ce qu'on appelle le Paradis: ce présent absolu d'une beauté fusillante dont je me suis acharné à retenir le soupçon d'un reflet dans mes pauvres opuscules, et duquel je crois retrouver, chez vous, le désir haletant.

    Dans le plus-que-réel que je hante désormais tout s'explique des rébus sur lesquels vos front ne discontinuent. de se meurtrir là-bas, et c'est un ravissement que je vous promets.

    Au même instant je me retrouve à Sienne et le Campo se nimbe de l'ultime couleur orange du jour qui se retire, ou c'est midi tapant et je suis, non loin de la Loire qu'on entend bruire derrière les herbes, ce Bouddha en caleçon de coton qui médite les yeux clos, ou mes vélocipédies m'entraînent de l'Asie occulte aux glaciers hallucinants de Terre de feu, ou je croise Apulée au kiosque à journaux d'à côté (nous parlons un peu du cours de la Bourse), ou c'est Léautaud, qu'escortent six cents soixante-six chiens et chats, qui me hèle sur le Boulevard de l'Eternité, ou voici que Ramuz et Pétrarque me relancent, qui m'attendent tout à l'heure au Vieil Ouchy pour y écluse un petit blanc coruscant. Tout est brasseboulé, tout est ressaisi — l'on s'extasie.

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    Voilà bien un peu, chers amis, ce que je tenais à vous écrire d'où je suis, dans l'insouciance enfin atteinte d'être ou non payé. Or me salarie amplement votre ferveur angélique. Enfin vous dire qu'on est partout et toujours le même homme-humain que disaient et que disent encore les Chinois. L'univers est à nous pour que nous en fassions quelque chose dans l'oeuvre que nous ne saurions oublier de sa transmutation. Tout le reste n'est que vannante agitation et que pâte à papier.

    Charles-Albert Cingria, p.a.a JLK

  • Cette céleste onction

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    La verte fraîcheur des prairies
    au premier jour de mai
    se grise de gris et de pluie
    aux subtiles sagaies.

     

    La douce sensation de vivre
    nous revient étoilée
    dans tout ce bleu des herbes ivres
    du ciel éparpillé.

     

    L’averse et sa très tendre onction
    en cette matinée
    est bénie: bénédiction
    des hauts gazons lustrés...

  • Le bel et bon moment d'apprendre à parler à une pierre...

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    Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par  des paupières de plomb, faute  de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… 

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    Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.

    «Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille », écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.

    Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.

    La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une « pierre à souhaits »…

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    En osmose intime avec le cosmos

    Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme; et c'est un peu tout ça que je ressens en revenant sans cesse aux récits et aux réflexions, aux observations et aux intuitions émaillant l’œuvre incomparable d’Annie Dillard, à commencer par les deux recueils de fragments que représentent Au présentet Apprendre à parler à une pierre.

    On est là dans la maison du monde en parcourant ce livre à la fois très physique et  vertigineusement métaphysique, hyperréaliste et non moins réellement habité par l'Esprit qui s'intitule Au présentet conjugue les pires effrois et les plus hauts émois du cœur et de l’âme.

    Le théâtre actuel de la pandémie, avec ses milliards d’histoires individuelles bouleversantes ou affligeantes de médiocrité, ses rages et ses courages, ses bontés discrètes et ses vilenies étalées, n’est guère différent des univers explorés par Annie Dillard dans les archives illustrées des « troupes humaines » victimes des pires monstruosités congénitale (nains à têtes d’oiseaux ou nourrissons sirénomèles, entre autres produits de la fantaisie « divine » salués par autant d’hymnes par les diverses traditions religieuses) ou sur le terrain de nos contemporains chinois ou palestiniens,  sur les traces du paléontologue Teilhard de Chardin aux rêveries mystiques ou le long des fossés à ciel ouvert révélant une armée de combattants chinois de terre cuite enterrés comme le furent, encore vivants, tant de sujets d’un certain empereur Qin adulé par son descendant Mao…   

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    Annie Dillard est ce qu’on pourrait dire une pure poétesse de la pensée dont le génie - sans le moindre des chichis  de ce que j’appelle la « poésie poétique », souvent obscure et prétentieuse, ou bavarde comme les pies des réseaux sociaux -, procède par fulgurants rapprochements, parlant aussi bien de la stupéfaction  qu’elle éprouve à la rencontre inopinée d’une fouine au coin d’un fourré ou à la vision de ce vieux lecteur du Coran assis contre le pilier d’une mosquée de Jérusalem filant discrètement de bonbons en papillotes aux gamins pieds nus, des prodiges émaillant les vies de saints hassidim ou d’un chevreuil piégé se débattant dans la jungle amazonienne, de la formation des déserts  et des nuages ou de la naissance de tel enfant à longue queue et fente brachiales au cou semblables à celle du requin qui nous incite à penser que « si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine il deviendrait fou ». Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec  les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux  les pierres…

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    De son propre aveu, l’auteure d’Une enfance américaine, de Pèlerinage à Tinter Creek- dont la verve naturaliste évoque si fort le « philosophe dans le bois » Henry Thoreau -,  ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée Les vivants - fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans le monde.  

    Que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte ; que faire de cette bonne fée  dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux ?

    Simplement cela : les ouvrir et leur permettre de nous éveiller.  

    Merveille des merveilles, les enfants : il vous reste un monde à explorer, il vous incombe d’apprendre à chanter aux pierres… 

    Annie Dillard. Au présent. Traduit de l’anglais par Sabine Porte. Christian Bourgois, 219p, 2001 ; Apprendre à parler à une pierre. Christian Bourgois, 202p, 2017.

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  • Comme une initiation

     

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    Que vois-tu dans l’œil du serpent
    quand vous vous regardez
    soudain, au double effarement
    d’être ainsi confrontés -
    au pur hasard de tel instant
    qui vous a fait vous trouver là,
    tous deux comme enlacés?

    Vois-tu cette malédiction
    de l’œil froid de la vie -
    la Vie, votre vieille ennemie,
    ou la beauté de l’animal
    te fait-elle hésiter
    comme entre l’amont et l’aval ?

    L’instant n’a pas duré:
    l’apparition comme une flamme,
    de la mèche argentée
    s’est défilée en fine lame
    et bientôt consumée...

    À tes lèvres ce goût de cendre,
    et tout au tendre étonnement,
    comme entre deux regards ardents
    tu crains de tout comprendre...

    Peinture: Méduse du Caravage.

  • Insoucieuse nudité

     

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    Les maisons,là-bas, resteront
    quand vous aurez passé,
    disaient-ils de ce ton compassé
    qu’ils espéraient vous imposer.

    Tout passe , répétaient-ils,
    tout a toujours passé là-bas
    dans l’espace inutile...
    Or là-bas les maisons juvéniles
    jouaient tout le jour que Dieu fait.

    Mais quelles maisons et quels dieux ?
    That is la vraie Question...

    Votre méchante humeur m’ennuie
    Messieurs les inquisiteurs,
    répond l’enfant à la curie:
    ces maisons de papier mâché
    valent vos belle demeures
    où tout croupit en leurre,
    tandis qu’aux belle illusions
    nous restons attachés
    par les cordes de nos violons .

    Nos maisons sont des papillons
    de papier coloré:
    nous autres, et nos guenilles,
    nous dansons nus sur nos béquilles.

     

    Peinture: Giovanni Giacometti.