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  • L'homme-humain seul et dans le froid

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    À la recherche de Jean Genet, à jamais double, multiple et non moins un,

    par JLK

    Il est de charitables âmes qui s’inquiètent de ce qu’on puisse récupérer, comme on dit, Jean Genet. Qu’elles se rassurent. Car fût-il récupérable, comme on dit, sur la scène mondaine, Jean Genet s’est échappé depuis toujours de nos estrades et ne nous reste à vrai dire qu’à l’état d’ombre solarisée sur la chaux d’une cellule où se déchiffrent en outre ses quelque mille pages de graffitis sublimes.

    Je parle du Genet de Notre-Dames des fleurset du Miracle de la rose, de Pompes funèbres, de Querelle de Brestet du Journal du voleur.Car il y a deux Genet – c’est d’ailleurs lui qui souligne: il y a le Genet inspiré qui a jeté sur le papier, entre 1942 et 1946, le plus souvent en prison, ces cinq éléments d’un prodigieux exorcisme lyrique, et c’est le Genet poète. Puis il y a le Genet argumenteur, le Genet en liberté, le Genet savant, le Genet dialecticien et certes parfois génial (non pas celui du Balconmais celui de L’atelier d’Alberto Giacometti). Bien entendu, l’on trouve du second dans le premier, mais le premier seul est tout à fait possédé, le premier seul funambulise à longueur de pages et sans trace de filet, le premier seul est seul, et c’est d’ailleurs du premier seul que toute sa vie le second se demandera ce qu’il restera ?

    Or à relire par exemple Querelle de Brest, seul vrai roman de Genet et sans doute le plus pur de forme, je m’effarais de ce qu’une fois de plus je n’arrive pas à me détacher de cette histoire sans intérêt de matelot tueur tournant en rond dans cette ville fantôme... Mais c’était de la phrase même que je n’arrivais plus à me détacher. Ce n’était pas tant que je fusse ébloui ou fasciné: plus que le charme de cette incroyable beauté, c’était sa combustion qui me touchait, et je me rappelai alors ce que dit Genet de Dostoïevski à propos des Frères Karamazov. «Humour magistral. Jeu. Mais culotté parce qu’il détruit la dignité du récit. C’est le contraire de Flaubert qui ne voit qu’une explication et c’est le contraire de Proust qui accumule les explications, qui suppose un grand nombre de mobiles ou d’interprétation mais jamais ne démontre que l’explication contraire est admissible. (...) Dostoïevski détruit ce que jusqu’à ce livre on considérait l’ouvre d’art avec affirmation, dignement. Il me semble, après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture».

    Ainsi Querelle qui parodie la candeur canaille des romans populaires et la suavité rigoureuse des traités de morale ou d’apologétique est-il à la fois un bout de feuilleton sordide et son altière négation, une glorification érotique et son retournement sur le vide et la mort, mais également le contraire d’un roman déconstruit. Car il reste un mystère. Pas plus qu’en détruisant l’affirmation, Dostoïevski ne détruit la foi, Genet n’aboutit, en minant le terrain de l’illusion littéraire, à la destruction de la poésie. Les idées de sainteté, de grâce, et plus encore la réalité du mystère et de la beauté faisaient ricaner le vilain Sartre. Mais celui-ci n’a récupéré Genet qu’en partie, et Derrida n’en avait pas fini de tricoter son filet que Genet campait déjà tout ailleurs, figurant définitivement à mes yeux, quoi qu’il fît et pût dire ou écrire, cet homme-humain tel que les Chinois le définissent et que Cingria silhouettait ainsi dans son propre haut langage: «L ’homme-humain doit vivre seul et dans le froid: n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste, – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant: il doit le fuir. A peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L ’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération».

    Celle-ci s’oppose antipodiquement, cela va sans dire, à celle dont il était question plus haut, comme le loup sauvage se distingue du chien domestique. L ’œuvre lyrique de Genet figure alors ce saisissant travail de récupération consumante dont il ne reste aucune scorie – au contraire du théâtre et des essais. Ainsi le Genet poète a-t-il tout dit puis il a foutu le camp, fût-il encore et toujours à la recherche de quel grand livre unique à venir.

    On voit cela très bien dans le Jean Genetque le romancier américain Edmund White vient de publier après sept ans d’investigations. On voit le gamin blessé à mort quand, le maître d’Alligny-en-Morvan ayant demandé à ses élèves de décrire leur maison, ce qu’il fit mieux que les autres, ceux-ci le désignèrent comme imposteur parce qu’«enfant trouvé». On voit la source de son exil dont procèdent ses fugues et son ressentiment. On voit l’origine du massacre et le besoin réitéré de le vivre et le revivre en fuyant tout établissement et toute relation harmonieuse. On voit à la fois l’exclusion de Genet et sa recherche éperdue d’une famille. On voit l’énorme effort de volonté du jeune Genet pour s’approprier la langue de l’ennemi et le battre sur son propre terrain. On voit le vertigineux désarroi de Genet succédant au jaillissement créateur des cinq premier livres – et la stérilité qui en découle, où la mise en coupe de Sartre n’a qu’un rôle secondaire. On voit l’argumenteur renaître des cendres du phénix poète, et tout à l’opposé de Bataille, qui disait que le premier Genet nous intéresse sans nous passionner, nous pourrions dire alors que le second Genet ne cesse de nous intéresser quand le premier seul nous passionne.

    Cela noté, c’est d’un seul Genet que, du récit de White, se dégage la figure, dont nous finissons par admettre et peut-être aimer jusqu’aux traits les plus contradictoires, voire les plus abjects. C’est que là encore, des avatars de l’enfant perdu et de l’adolesent fugueur, du bataillonnaire abruti et du voyageur sans bagages, du délinquant minable et du poète maudit, du faiseur de théâtre ou du penseur fragmentaire, du révolutionnaire transitoire ou du mystique errant, se dégage finalement cette face brûlée et et si vivante d’homme humain qui nous aide à l’œuvre que nous ne devrions jamais oublier de notre propre récupération.

    JLK

    (Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

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    https://www.revuelepassemuraille.ch

     

  • Palais de l'éveil

     

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    Les grands jardins sont amarrés
    aux piliers du sommeil
    au fond duquel une ruelle
    conduit à nos palais.

    Nous restons toujours éveillés
    le long des longues trêves,
    dormant debout sans vaciller
    tout au travail du rêve.

    Les marins peignent des marines,
    les couturières en blouses
    cousent en disant des prières,
    et les serins serinent
    des airs qu’en dormant on devine.

    La rêverie en vos palais,
    ce luxe japonais,
    ce retour aux vertes enfances,
    puissent garder vos innocences...

     

    Gouache JLK: Clair de terre.

  • Tsvetaeva l'incandescente

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    Avec Anna Akhmatova, elle fut la plus grande poétesse russe du XXe siècle. Figure passionnée, intransigeante, fascinante, deux nouveaux livres la font revivre.

    Son nom, en langue russe, cristallise à la fois la couleur (tsviet), la lumière (sviet) et la fleur (tsvietok), son prénom nous évoque quelque mer fougueuse, mais c'était au feu que se comparait le plus volontiers cette flamboyante tigresse aux yeux verts, au caractère de furie et aux allures de tsigane: «L'air que je respire est celui de la tragédie. Je ne suis pas faite pour cette vie. Je ne suis qu'un brasier!»

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    Et de même Pasternak, qui fut l'un des grands amours (imaginaires) de Marina Tsvetaeva, en même temps que Rilke, la voyait-il «dents serrées et le feu même». La flamme poétique avait dardé très tôt dans l'existence de cette fille de digne professeur d'histoire de l'art et de talentueuse pianiste.

     

    Son premier livre, «L'album du soir», publié alors qu'elle n'avait que seize ans, fut salué par le poète Nicolas Goumilev (futur fusillé) comme «un recueil de vers merveilleux». D'emblée aussi sa vie fut marquée au sceau de la rébellion. A son père lui demandant de se montrer «comme il faut», elle répondit un jour qu'elle eût préféré caracoler aux côtés de Napoléon...

     

    Faute de quoi la jeune fille se laissa entraîner dans la communauté artis- tico-mystique de Koktebel où elle rencontra Sergueï Efron, jeune idéaliste fragile qui devint son «mari-enfant» avant de dériver de l'armée blanche aux services parisiens du NKVD, à jamais incapable de vivre vraiment à sa hauteur — comme tous au demeurant.

    Car tel fut en somme le drame de Marina: qu'elle ne trouva jamais personne qui pût partager sa folle exigence. Admirable, invivable Marina!

    Le roman d'une vie

     

    Cette existence passionnée et tragique, dont la cassure intime évoque le «siècle aux vertèbres brisées» dont parle Mandelstam, autre grand poète qui fut (probablement) l'amant passager de Marina, on comprend que des auteurs, et femmes de préférence, se sentent appelés à la revisiter.

     

    De fait, Marina Tsvetaeva a quelque chose d'un formidable personnage de roman russe, dans îe sillage des héroïnes dostoïevskiennes, à la fois indomptable et émouvante, pure et sensuelle. Or, rompant avec les vaines pudeurs des hagiographes (lesquels sévissent particulièrement en Russie, à ce qu'on dit), Dominique Desanti la suit dans ses tribulations amoureuses, des amours saphiques l'attachant à la sulfureuse Sophie Parnok à la seule liaison charnelle où elle semble avoir trouvé satisfaction, auprès du donjuanesque Constantin Rodzevitch, possible père de son dernier enfant.

     

    Scrupuleusement balisé par les données biographiques, le «roman vrai» de Dominique Desanti a le mérite, en outre, de charpenter (un peu comme un roman théâtral) le drame de cette vie et d'en rendre les climats presque palpables, les personnages très présents et attachants.

    Une fin terrible

    Un peu plus personnellement impliquée, Rauda Jamis, qui a connu elle-même l'arrachement de l'exil et qu'ont marquée les relations avec sa mère poétesse autant qu'avec sa propre fille, porte l'accent sur le manque d'amour «au quotidien» et la détresse éprouvée par une femme de sensibilité exacerbée dans les ornières du siècle, obsédée par la poésie et contrainte d' «assurer» faute de pouvoir compter sur son compagnon.

     

    Aussi méfiante envers la dialectique révolutionnaire qu'à l'égard des chapelles de l'émigration russe, Marina Tsvetaeva constatait amèrement, à la fin de son exil parisien, qu' «ici je suis inutile; là-bas je suis impossible». Après les biographes, les deux romancières trouvent la même émotion contenue pour dire la fin désespérée de Marina, qui se suicida en été 1941 dans un affreux cabanon, quelque part au fond de la Tatarie.

     

    Dominique Desanti: «Le roman de Marina». Belfond, 387 pages.

     

    Rauda Jamis: «L'espérance est violente». Nil, 259 pages.

     

    De la vie à l’œuvre

    La vie de Marina Tsvetaeva, le lecteur de langue  française dispose de plusieurs approches biographiques de qualité, à commencer par le très factuel et exhaustif «Marina Tsvetaeva, mythe et réalité», de Maria Razumovsky, paru en 1988 aux Editions Noir sur Blanc. Un peu plus littéraire d'orientation, le «Marina Tsveateva - un itinéraire poétique», de Véronique Lossky, publié en 1987 chez Solin, est aussi recommandable que l'introductif «Marina Tsvetaeva», du même auteur, en Poètes d'aujourd'hui, chez Seghers (1990).

    À signaler aussi l'essai biographique d'Eve Malleret (souvent considérée comme sa meilleure traductrice), accompagnant les traductions de «Tentative de jalousie et autres poèmes», paru à La Découverte en 1986.

    Quant aux œuvres en prose et en vers de Tsvetaeva disponibles en français, elles se répartissent entre divers éditeurs, de Gallimard (les «Poèmes», traduits (mal) par Eisa Triolet, et l'extraordinaire «Correspondance à trois: été 1926, Rilke-Pasternak- Tsvetaeva») à L'Age d'Homme («Le diable et autres récits», ou «Ariane, poème de la montagne»), de Clémence Hiver (une kyrielle de petits ouvrages superbement présentés) à Fourbis («L'offense lyrique» et, à paraître sous peu, «Sans lui, série de poèmes croisés de Marina et Sophie Parnok), du Temps qu'il fait («Histoire d'une dédicace») au Cri de Bruxelles («Poème de l'air»)