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  • Entre le loup et le papillon

     

    nabokov.jpg(Sur les ailes de la mémoire)

    Il fut l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Citoyen du monde, il avait fait de la poésie sa patrie. Diverses publications illustrent les multiples aspects de son génie...

     

    Vladimir Nabokov, que les jeux mimétiques des papillons émerveillaient, pensait que «l'art tout entier est illusion, comme d'ailleurs la nature» qu'il taxait d'«excellente tricheuse». images-1.jpeg

    Illusionniste dès son enfance, il associait l'origine de la poésie à une menterie initiale, qu'il illustrait ainsi dans un entretien de la BBC datant de 1962: «J'ai toujours pensé que la poésie est née lorsqu'un petit garçon des cavernes est revenu en courant à travers l'herbe haute vers la grotte en criant dans sa course: «Un loup, un loup!» alors qu'il n'y avait pas de loup. Ses babouins de parents, chez qui on ne plaisantait pas avec la vérité, lui donnèrent une raclée, sans aucun doute, mais la poésie était née — une mystification était née dans les herbes hautes.»

    Est-ce à dire que l'art de Nabokov se réduise à une mystification? L'auteur de Lolita ne fut-il qu'un brillant manipulateur de chimères se complaisant dans son palais de reflets au mépris de la réalité souffrante? Ne sera-t-il jamais sorti de la tour d'ivoire des littérateurs prônant «l'art pour l'art»?

    De telles questions renvoient à une série de malentendus souvent entretenus, avec une malice hautaine, par l'écrivain lui-même qui fuyait, en multipliant les pirouettes, tout ce qui ressemblait à un lieu commun ou à ce fatras de vérités à bon marché dont regorge le discours commun et qu'il qualifiait du terme russe mal traduisible de «pochlost», désignant «une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d'imitations, des «profondeurs» en carton-pâte».

    Position décentrée

    Plus précisément, dans la littérature contemporaine, Nabokov visait «le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous». vladd.jpg

    Cette opposition farouche à certain esprit du temps ne se limitait pas, pour autant, à la position réactionnaire d'un esthète coupé de la réalité et de la vie, non plus que d'un cynique insoucieux de la tragédie contemporaine. Bien au contraire, elle procédait d'une expérience existentielle marquée par la cruauté et la bêtise des hommes.

    L'effondrement de la Russie, que son père (grande figure du libéralisme russe, assasiné) s'efforça d'empêcher au plus haut niveau contre l'autocratie bornée et la fureur révolutionnaire, puis l'exil et la pauvreté, ont été autant d'épreuves qui fondent la perception du monde et les opinions de Nabokov, jamais soumis à aucune idéologie ni à quelque parti politique que ce soit.

    Pratiquant un décentrage systématique, jamais il ne sacrifiera non plus aux opinions générales, bonnes selon lui pour «la gazette d'hier». Or cela ne signifie pas pour autant qu'il se désintéresse de la «réalité», dont ses livres constituent une exploration subjective et jubilatoire inépuisable.

    «Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, expliquait-il, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent est inextinguible, inaccessible.»

    Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en Dieu, Vladimir Nabokov que son père avait libéré très tôt de l'obligation de fréquenter l'église (où il s'ennuyait ferme), répondait qu'il en savait plus à ce propos que ce qu'il pouvait exprimer avec des mots, comme si le mystère du monde dépassait les pouvoirs du langage.

    Dans sa remarquable introduction au premier volume des Œuvres romanesques complètes, Maurice Couturier montre bien, cependant, que ces propos ne sauraient faire conclure (comme s'y emploient depuis peu certains critiques) qu'il y avait du métaphysicien, voire du mystique en puissance chez Nabokov, tout en soulignant le prodigieux pouvoir d'éveil de la sensibilité et de l'intelligence de son œuvre, marquée au sceau du plaisir sensuel et ponctuée d'éclats de rire.

    Œuvres romanesques complètes I. Introduction par Maurice Couturier. Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard, 1720 pp.

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    Etincelant Arlequin

    Romancier prodigieusement inventif et mémorialiste admirable (rappelons le merveilleux Autres rivages), Nabokov fut également un poète (un recueil de ses Poèmes et Problèmes d'échecs a paru chez Gallimard) et un maître de la nouvelle, ainsi qu'un critique aux jugements redoutables. Du nouvelliste, nous avions découvert l'art au fil des recueils publiés chez Julliard (notamment Mademoiselle 0, évoquant sa gouvernante vaudoise) ou chez Gallimard (La Vénitienne) ces vingt dernières années.

    A l'occasion du centenaire de Nabokov, son fils Dmitri a réuni, pour la première fois, les nouvelles en un seul volume, soit 67 pièces organisées par ordre chronologique. Simultanément reparaît un autre recueil, initialement publié sous le titre d'Intransigeances, et réintitulé Partis pris, des entretiens donnés par Nabokov à travers les années, dûment corrigés ou arrangés par lui, qui constituent une source passionnante de jugements sur son œuvre et son travail.

    À ces conversations savoureuses s'ajoutent onze «lettres aux rédacteurs» où s'exerce la faconde furibarde (et drolatique) du censeur (contre l'éditeur français de Lolita, Sartre ou ses détracteurs), et cinq articles de lépidoptérologie où Nabokov reste, comme partout, écrivain jusqu'au bout des ailes...

    Vladimir Nabokov: Nouvelles. Edition complète et chronologique. Laffont, Collection Pavillons, 779 pp. Partis Pris. Laffont, collection Pavillons, 300 pp.

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    Vera la muse

    Les épouses de très grands écrivains ne jouent que rarement un rôle de premier plan, sauf post mortem, en veuves plus ou moins abusives.

    Avec Véra Nabokov, il en va tout autrement, dont l'amour et la présence, mais aussi le soutien concret voué à celui qu'elle considéra d'emblée comme le plus grand écrivain de sa génération, justifient sans doute la biographie détaillée et instructive que lui a consacrée Stacy Schiff.

    D'innombrables témoins ont dit la complicité tendre des Nabokov, qui semblaient encore deux enfants acoquinés jusque  dans leur grand âge.

    «Non seulement ils étaient inséparables, écrit la biographe, mais leurs phrases fusionnaient, à l'écrit comme à l'oral.» Cette relation avait débuté au temps des vaches maigres, à Berlin, où Véra Evseïeva Slonim avait trouvé refuge et rencontra Vladimir en 1923.

    D'ascendance juive, elle fuit avec lui l'Allemagne nazie pour la France et les Etats-Unis. Très intelligente et cultivée, Véra Nabokov ne fut en rien l'esclave soumise de son génie d'époux. Sa biographie nous en apprend beaucoup sur les difficultés matérielles rencontrées par lecouple, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, que Véra l'aida à surmonter de manière décisive.

    Supervisant l'héritage de son mari avec une rigueur taxée d'«omnisciente» par son fils. Véra Nabokov (décédée à Vevey en 1991) n'avait rien pour autant du bas-bleu ou du «dragon». La figure que restitue Stacy Schiff est à la fois imposante et nuancée de nabokovienne malice. 

    Stacy Schiff: Véra Nabokov. Grasset, 455 pp.

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  • Ceux qui se perdent

     

    Celui qui a constaté l'apparition du 174-cinemovies-4c0-cfa-5984457df7157b936d1b8ecd5f-movies-119511-9.jpgpremier post-it marqué COUTEAUX sur le tiroir aux couteaux / Celle qui téléphone de la cabine du café pour demander comment ramener la cabine / Ceux qui ont soudain peur de comprendre / Celui qui estime que ça ne peut arriver à des croyants sincères / Celle qui a toujours trouvé cette femme un peu spéciale / Ceux qui considèrent la chose comme une expérience à partager hélas / Celui qui aurait préféré que ça lui arrive le premier / Celle qui se laisse emmener comme en vacances / Ceux qui ont été de jeunes amants puis de vieux amants sans savoir maintenant comment se le dire / Celui qui explique à sa fille Agathe que sa mère ne le fait pas contre elle / Celle qui dit Hello à ce type qui prétend ensuite l'avoir épousée et vient de changer de voiture / Ceux qui font jaser dans l'Institution par leur façon d'être toujours ensemble à grignoter / Celui qui la regarde le regarder avec un muet reproche / Celle qui aurait pu vivre sa vie avec l'autre qui ne la dérange pas / Ceux qui se sont découvert un goût commun pour les émissions de conso / Celui qui se rappelle durant son long silence qu'il l'a pas mal trompée tout en se disant à l'époque que faire l'amour l'embêtait et peut-être même ne se doutait-elle de rien mais à présent sa façon de le regarder le met mal à l'aise et d'ailleurs elle ne l'écouterait même pas s'il s'expliquait franchement et son nouvel amant (comme elle l'appelle) vient la chercher pour leur duo de pianola / Celle qui demande au curé s'il fait Dieu ce soir / Ceux qui savent ce que signifie le passage du rez-de-chaussée au premier étage des isolés / Celle qui se demande tout à coup si elle ne se joue pas la comédie à elle-même avant de se retrouver sans dentifrice / Ceux qui auraient encore des choses à se dire sans savoir lesquelles / Celui qui ne reconnaît pas ce bon vieux Kant assis à coté de lui avec son monocle d'époque / Celle qui ne supporte plus d'entendre jamais du Bartok / Ceux qui concluent que voyez-vous ces gens-là vont où ils veulent et si vous les aidez ils en demandent encore plus c'est comme des enfants sauf que ça grandit plus alors à la fin on se lasse, etc.    

     

    (Cette liste fait écho à la lecture de la nouvelle déchirante d'Alice Munro intitulée L'Ours qui traversa la montagne, adaptée au cinéma par Sarah Polley, avec Julie Christie dans le rôle de Fiona,  et rééditée sous le titre de Loin d'elle aux éditions Rivages)   

  • Peinture-peinture

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    Czapski a dit, écrit et répété maintes fois que lorsque ses amis artistes et lui débarquèrent en 1924 à Paris, où ils restèrent sept ans au lieu des six mois programmés, leur seule visée commune était de rompre avec l’académisme polonais plombé, notamment,  par le réalisme historique, au bénéfice de ce qu’il se plaisait à appeler la «peinture-peinture». Mais cette crâne appellation, à la fois explicite et vague, se distinguait autant de la vieille école que des multiples «ismes» proliférant à l’époque, à commencer par le « formisme » polonais, professé par Stanislaw Ignacy Witkiewicz et son compère August Zamoyski qui entendaient rompre eux aussi  avec la représentation conventionnelle sans adhérer pour autant à l’abstractionnisme, non plus qu’au tachisme – avatar pourtant possible de la peinture-peinture – ou à l’expressionnisme.

    Alors de quoi s’agissait-il ? Je présume que chacun des douze membres du Comité de Paris (ce Komitet Paryskidésignant le groupe des kapistes), de Jan Cybis à Zygmunt Waliszewski, pour ne citer que le premier théoricien du groupe et son pair souvent évoqué par Czapski, répondrait différemment, ainsi que l’illustrent d’ailleurs leurs œuvres respectives. On sait leur dette commune au maître de l’école des beaux-arts de Cracovie, Jozef Pankiewicz, précurseur polonais du néo-impressionnisme auquel le critique d’art Joseph Czapski a consacré sa première monographie, et leurs références majeures aux œuvres de Cézanne et de Gauguin, de Van Gogh ou de Bonnard, voire de Soutine ;  mais on voit aussitôt le peu de points communs liant ensemble ces œuvres exaltant assurément la «peinture-peinture», ou disons la création picturale dégagée (plus ou moins) du «sujet», de la «littérature» voire de la représentation, quoique là aussi le malentendu, aux franges de l’abstraction, n’en finisse pas de perdurer et de ressurgir tout au long de l’œuvre du seul Czapski.

    Celui-ci, d’ailleurs, dans un article lumineux paru en 1960 dans la revue Kulturasous le titre de L’Abstraction – le pour et le contre-, montrera combien cette notion d’abstraction, sous son air tranchant et bien «cadré», prête à confusion en une époque où, socialement, elle apparaît comme l’aboutissement logique et exclusif de l’art contemporain, alors que les «abstraits» eux-mêmes , tel un Bazaine, la relativisent  parfois, tandis que des historiens de l’art, comme le philosophe Etienne Gilson, en redéfinissant complètement les tenants et les aboutissants, au point de voir de l’abstraction chez un Uccello, un Véronèse ou un Rembrandt -  Jean Bazaine pour sa part trouvant plus d’abstraction chez un Douanier Rousseau que chez un Paul Klee…

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    Quant à Czapski, nous avons l’occasion d’en redécouvrir aujourd’hui l’œuvre d’un œil neuf , à quoi peut nous aider, paru ces derniers temps, le grand beau livre d’art très richement illustré conçu par Eric Karpeles à la suite de sa monumentale biographie, avec un choix de reproductions admirables qui a le mérite particulier de nous faire entrer littéralement «dans» la peinture de Czapski dont chaque toile est resituée dans le mouvement de l’œuvre avec l’ajout, parfois, de dessins préparatoires implicitement explicatifs.

    Regarde le monde qui te regarde, regardez ces objets qui vous regardent, regardons ces êtres qui nous regardent: ici commence l’apprentissage auquel nous convie Éric Karpeles , que chacun mènera à sa guise selon ses moyens.

    Pour ma part, je m’efforce d’oublier toutes les théories, les références à telle ou telle école, les supputations et les extrapolations, les beaux discours et les brillantes dissertations pour dire, avec le langage qui est le mien, ce que m’inspirent les œuvres de Czapski en leur langue propre.

    Tels objets: un grand vase bleu, un pain, un bouquet de mimosas, un petit vase blanc sur fond blanc….

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    J’ai vu et revu le Vase bleu au moins une centaines de fois, à travers les années, la plupart du temps en reproduction mais aussi de tout près, la première fois à l’exposition de Chexbres de 1985, et je crois savoir qu’il existe deux version de la même toile datant à peu près de la même époque alors que Czapski, dans une lettre à Colin datant de la dernière année de la vie de celui-ci, à l’occasion de son mariage in extremisavec l’amour de sa vie, propose au jeune couple plusieurs toiles à choix par manière de cadeau, dont un autre vase bleu.

     Et que me dit ce bleu ? Il a pour moi valeur d’aura. Je me rappelle ce que me disait un vieux libraire tabagique, selon lequel la couleur bleue était à l’origine celle des auréoles de la peinture religieuse ancienne. Sans le vérifier même je me range à cette vérité devant le bleu irradiant de ce vase sur fond de nuit brune comme la terre quand on la regarde le regard baissé, posé sur le même guéridon qui a servi à mes Poires sur fond rouge, d’un noir semblable à la nuit noire où affleureraient de multiples, minuscules étoiles du même bleu que le vase. Je me rappelle aussi que Czapski lui-même, dans l’une de nos premières conversations, me disait qu’il ne se souciait en rien du symbolisme des couleurs, aussi le silence devant l’objet de contemplation me semble-t-il s’imposer sans que j’aie à m’expliquer sur la raison qui fait que je revienne et revienne boire à la source de ce bleu.

    Or la soif de ce bleu n’a de pareille que la faim de brun d’un certain Pain, que je dirai le pain de vie sans allusion symbolique forcée.

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    Ce que ce pain me dit ou me suggère est notre affaire à tous, ici magnifié et merveilleusement conforme, non pas au cliché du pain mais à une sorte d’icône familiale de partout et de toujours, des cuisines de fermes obscures aux tables princières et pour tous les enfants qui seront des vieillards après une vie à «gagner leur pain», comme on dit.

    Ce pain n’est pas tant un symbole ou un archétype q’une réalité poétique première, résultant d’une opération quasi alchimique et millénaire aux retombées actuelles souvent avariées en leur forme de spongieux produits d’usine et qui restent pourtant le pain puisqu’ils assurent la survie de nos frères humains.

    Czapski serait-il outragé si vous lui demandiez de peindre ce matin un de ces infâmes pains sortant de fours à micro-ondes qu’on trouve sur les aires d’autoroutes ? Je n’en sais rien. Peut-être cela dépendrait-il de la couleur et de la texture du papier froissé qui jouxterait ce pain-là, ou de la forme de quelque objet qui pût retenir son attention ? À vrai dire, comme tout fait miel au psalmiste , tout peut «faire pain» à Czapski me semble-t-il 

    Donnez-moi n’importe quel objet, ce cendrier par exemple, n’importe quoi et je vous en tire un récit, lançait Anton Tchekhov à un compère par manière de défi, étant entendu qu’aucun objet regardé par l’écrivain ne serait réduit à n’importe quoi.

    Ainsi, comme par réverbération, devenons-nous l’objet du récit de ce pain de Czapski, qui fait écho en nous à des images de nos enfances aux abords de nos villes et de nos villages.

    Ce pain est un soleil en croûte vernissé du même brun roux à reflets orangés que les cafés d’Amsterdam, avec quelque chose d’Espagnol plus que de parisien. Il repose sur un guéridon souvent réutilisé par le peintre avec les nuances induites par la lumière et l’esprit du sujet, et voici qu’il lui vient ici un bouton bleu ciel à l’aplomb du bol noir qu’on dirait un cratère de lave traitée en céramique ; enfin chacun ajoute les images qui lui chantent, mais pour l’instant ce pain a valeur à mes yeux de parole d’Évangile, avec un clin d’œil bleu.

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    Si ce pain devrait recueillir les suffrages de ceux qui attendent d’un tableau du genre nature mortequ’il soit «bien peint», et s’il ne semble en rien assimilable à ce qu’on appelle l’abstraction, le petit vase bleu aux mimosas qui, chaque matin, en notre maison sur la hauteur  de La Désirade, nous accueille d’un joyeux crépitement d’étoiles - lesquelles ne sont à vrai dire, et plus précisément, que de hâtives giclures jaunes constellant un fouillis feuillu suggéré à vifs  traits verts et noirs -, pourrait être dit au contraire exécuté «à la diable» par ceux-là qui n’en verraient pas plus le caractère de toile abstraite que n’en ressentiraient la poésie d’essence toute pareille, à mon goût, à celle du pain.

    De fait, arrachée en 1985 à la pénombre de la cécité à gestes rapides par le quasi nonagénaire fort d’une vie entière de science picturale acquise et poussée ici jusqu’à une synthèse fulgurante, cette toile, qu’on dirait à la fois celle d’un enfant, m’évoque autant la joyeuse pureté d’un Matisse qu’elle marque une pointe de l’art le plus libre, tout spontané d’apparence et cependant construit avec quel équilibre et quelle harmonie de formes et de couleurs, poussant la hardiesse jusqu’à doubler le sujet en ombre grise – et d’un gris qui chante, à sa façon légère, voire humoristique, comme chantent toutes les couleurs jetées autour de l’adorable vase aux trois bleus juste marqués par un clin d’œil blanc, après quoi le vase blanc sur fond blanc, daté 1988 et qu’on pourrait dire à la frange du minimalisme,  pourrait faire office de paraphe.

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    Cependant regardons mieux ; minimaliste, vraiment, ce vase blanc sur fond blanc avec son bouquet à peine esquissé évoquant quelque lavis négligent ?

    Ce qui est sûr évidemment, c’est que jamais Czapski ne se serait réclamé lui-même d’un tel apparentement d’époque, et que l’usage minimal fait ici de la forme et de la « couleur » n’indique en aucune façon  quelque ralliement que ce soit à telle tendance passagère valorisant à l’excès (c’est mon opinion et je la partage) le presque rien au formidable potentiel publicitaire et boursier.

    Non sans un grain de sel, je me rappelle, à propos de cette toile, le propos quasiment extasié de Bernard Blatter, charmant directeur du Musée Jenisch, au vernissage de la rétrospective qu’il mit sur pied très diligemment en 1990, dans la petite ville vaudoise de Vevey, quand il célébra ce vase blanc sur fond blanc comme une sorte de summum symbolique de la modernité de Joseph Czapski.

    En fait ce vase blanc sur fond blanc ne danserait pas, comme il le fait, sans la triple indication du cerne noir de son pourtour, les zigzags verticaux de son ornement et le jaillissement vigoureusement marqué des feuilles de son bouquet. Nulle manière voulue minimaliste, sans l’ombre d’un doute, mais une simplicité d’aboutissement dont on comprend qu’elle ait épaté un directeur de musée ouvert à l’art contemporain, alors même qu’elle se retrouve, sous d’autres formes et formules, en maintes toiles des dernières années  de l’œuvre de Jospeh Czapski.

    Du moins, dans la suite d’objets proposée ici, contrastant vivement avec  la composition beaucoup plus élaborée du premier Vase bleuet du Pain, cette toile fait-elle figure, à la fois par le gestequ’on imagine chez le vieux peintre à peu près aveugle, et par la vision qu’elle affirme avec une sorte de grâce taoïste, de symbole d’une présence conjuguant les deux instances, omniprésentes chez le Czapski de toutes les époques successives, de la contemplation et de la fulgurance, du bond et du regard intemporel sur les choses et les êtres.

     

     

  • DANS la peinture de Czapski

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    (Un apprentissage du regard)

    Vient de paraître, sous la plume du peintre américain Eric Karpeles, un grand livre d’art très richement illustré d’une exceptionnelle qualité, tant pour la splendeur de ses reproductions que par la pertinence de leur choix et leur mise en perspective dans l'évolution de l'oeuvre.

    L’ouvrage , paru en Angleterre aux fameuses éditions Thames and Hudson, fait suite à la monumentale biographie publiée l’an dernier par Eric Karpeles en anglais sous le titre d'Almost nothing, aux éditions de la New York Review of Books, traduit en polonais peu après chez Noir sur Banc, et qui devrait paraître en langue française en 2020 parallèlement à une double exposition qui se tiendra au Musée de Pully et à la Maison de l’écrit de Montricher.

    Dans l’immédiat, le premier mérite de Jozef Czapski, an apprenticeship of looking est de nous faire entrer littéralement dans la peinture de cet artiste longtemps méconnu en Europe et snobé par les milieux de l'art, alors que la destinée historique du grand témoin du XXe siècle relève de la légende nationale...

  • De luxure et de mort

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    76720802_10221428534329651_8662482297640976384_n.jpg(À propos de Moïra et du Journal intégral. Feuilleton de lecture, II)

    Le premier décor du journal de Julien Green, avant la vingtaine de celui-ci, est américain, correspondant au séjour du jeune homme à l’université de Virginie, et l’on sent aussitôt le déchirement qu’éprouve le jeune homme hésitant entre l’entrée dans les ordres, à quoi le pousse le Père Crété, son confesseur, sa nature très sensuelle, sa détestation croissante de l’Amérique matérialiste, sa vocation encore incertaine et son désir pressant de revenir en France pour y exprimer ce qui bouillonne en lui.

    C’est d’ailleurs en France que se situera son premier roman, Mont-Cinère, mais l’invisible « main » de mon instinct m’a porté à lire en priorité, et parallèlement aux pages du journal intégral relatives à ses années d’université, celui de ses romans, datant de 1950, qui met en scène,précisément, un groupe d’étudiants gravitant autour d’un jeune homme à la fois effrayant, dans sa singularité de roux fou de Dieu, et non moins attachant par le combat qui se déchaîne en lui et qui le fait craindre ou détester, ou secrètement aimer par ses condisciples. L’un d’eux, au prénom de Simon et au faciès ingrat, payera son attirance immédiate et innommée, au prix fort puisque, rejeté dédaigneusement par le roux, il se tirera une balle dans son recoin.

    Le roux en question se nomme Joseph Day, il est descendu de ses collines puritaines pour s’instruire et sauver le monde dans la foulée, ses camarades l’ont bientôt surnommé l’ «ange exterminateur» à cause de son sérieux et de sa furieuse détestaton de la chair, à vrai dire proportionnée à la furieuse intensité de ses pulsions refoulées, et lisant le journal du jeune Julien Green l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a de lui dans le personnage de Joseph, avant de penser qu’il y a aussi de lui dans tous ses personnages.

    La première impression que j’aurai éprouvée, en entrant dans ce roman prodigieusement maitrisé dans toutes ses parties (personnages, paysages, dialogues annonçant le théatre, atmosphères psychologiques, dramaturgie, suggestions érotiques, archétypes de l’imaginaire au franges de l’onirisme par ailleurs hyper-présent dans le journal, controverses « bibliques », échappées spirituelles, substance verbale d’une impérieuse poésie, etc), m’a rappelé l’univers des grands auteurs à la Nathanaël Hawthorne (auquel le jeune Greene a d’ailleurs consacré un travail universitaire) ou à la Flannery O’Connor brassant les thèmes liés aux passions humaines en prises avec les instances sacrées du Bien et du Mal, sous l’égide d’un puritanisme ardent (chez Hawthorne) ou d’un mysticisme catholique foudroyant (la terrible Flannery au mileu de ses poules et de ses paons hurleurs…) , alors même que le roman, d’une obscure limpidité - si l’on ose l’oxymore - nous prend par la gueule et la secoue jusqu’à l’horrible dénouement.

    Moïra pourrait être dit, en partie du moins, le roman frénétique du refoulé et de son brutal et fatal retour, où la mauvaise plaisanterie de quelques étudiants ricanants pousse le protagoniste au bout de lui-même, provoquant la mort violente d’une jeune femme équivoque, chargée de séduire le beau roux coincé et jouant son rôle avec une rouerie cynique qui finit par se retourner contre elle.

    Pour mieux saisir les tenants de ce roman datant de la maturité de Julien Green (paru en 1950 chez Plon), la lecture du journal intégral de l’écrivain, dont on sait qu’il a été tenté par les ordres vers ses dix-neuf ans et qui se traite lui-même d’érotomane dans sa trentaine, est éclairante. D’abord parce qu’il y développe déjà l’idée que chaque individu en contient dix ou vingt autres, et ensuite par sa façon d’envoyer promener ceux qui, comme Gide ou le grand philologue allemand Curtius lui pelotant un peu les fesses, d’écrire des romans plus explicites en matière d’homosexualité. Or c’est justement là que Julien Green se distingue absolument de ce qu’on appelle la «littérature gay», où le malheureux homo est forcément une victime de la société ou d’une conception archaïque et punitive de la religion, en développant une vision beaucoup plus complexe, plus riche plus violemment contradictoire sans doute, mais plus intéressante et
    plus vraie de la complexion humaine aux cent visages.
    Joseph Day est, ainsi, immédiatement puant dans son arrogance, et non moins impressionnant par sa rectitude apparente de garçon studieux et solitaire, lecteur de la Bible et convaincu de ce que la chair est une diablerie ; et tout de suite il entre en conflit avec l’un de ses condisciples, l’orgueilleux Bruce Praileau en lequel on pourrait voir son double, qui l’a persiflé et avec lequel il va se battre si durement que l’autre le taxe de virtuel «assassin».

    Implacable avec un «fort», il ne l’est pas moins avec Simon Demuth, qui cherche ses bonnes grâces avec une gentillesse un peu collante qui l’horripile, et dont il provoquera plus tard le désespoir. Et puis il y a l’irénique David, bien décidé à devenir pasteur, qui l’identifie comme un «élu» dès leur première rencontre, l’aide obligeamment à échapper au cercle des lascars impatients d’aller se défouler dans la « maison » qu’on devine, et l’agace en même temps par son égalité d’humeur d’être parfait alors que lui-même se croit voué au feu glacial de l’enfer rien qu’à penser à ce qu’il pense – et il ne pense qu’à ça.

    En outre, de la première logeuse de Joseph au cercle des moqueurs, dont certains ne cherchent qu’à faire tomber son masque de puritain, et jusqu’à Moïra qui le trouble dès sa première apparition, les personnages du roman composent un « décor » humain très vivant qui s’intègre dans le décor naturel superbement évoqué du campus d’université où tout se passe.

    A début des années 20, Julien Green écrit dans son journal que l’Amérique l’ennuie de plus en plus avec son matérialisme bas de plafond, et même l’horripile. Or trente ans plus tard, avec Moïra, il aura distillé toute son expérience d’alors, réelle ou fantasmatique, pour en faire un roman hyper-américian et bien plus que ça : un poème romanesque d’une noire beauté traversé par un tremblement constant de joie et de terreur mêlées.

  • Derrière la cravate

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    (À propos de Julien Green et de Joseph Czapski)

    Dans une lettre à Jean Colin datant de 1956, Czapski évoque la visite de Julien Green à sa dernière exposition parisienne, au terme de laquelle l’écrivain lui fait observer que sa peinture est «encore plus lugubre» que ses romans, ce qui ne semble pas enchanter vraiment le peintre, mais au moins Green s’est-il déplacé contrairement à Mauriac ou à Malraux, alors même que Czapski se plaint de ce que, probablement, un Jean Cassou ne voie en lui qu’un «exilé réactionnaire».

    Or je parle de Julien Green, cité à plusieurs reprises dans les lettres de Jean Colin, non tant parce qu’il y a chez lui un véritable amateur de peinture, que son raffinement «à la française» empêche peut-être de discerner vraiment ce qui apparie, en profondeur, l’art de Czapski et sa propre inspiration, mais du fait de sa cravate.

    Il y a chez Julien Green un fond de violence sacrée, mais l’auteur de Mont-Cinère et de Moïra, en ville, est très strictement peigné et cravaté, de même que Joseph Czapski, jusque devant son chevalet, porte la cravate plus que la lavallière bohème des clichés, sagement assis au lieu de gesticuler, sans bouteille à sa portée ; et le soir il ne rejoindra pas le babineux Soutine au lupanar.

    Que veux-je dire par là ?
    Je veux dire que la cravate de Joseph Czapski, qui n’est en rien le signe d’un guindage social, autant que la cravate de Julien Green, qu’il portait aussi naturellement par respect de lui-même, plus encore que des convenances, m’indiquent une exigence de tenue que j’entends m’imposer également dans mon approche à col ouvert – chacun son style.

    Intrigué par la remarque faite par Julien Green à propos de la peinture de Czapski déclarée «encore plus lugubre que ses romans», j’ai été amené, tout récemment, à revenir à ce grand écrivain dont j’ignorais à vrai dire à peu près tout - en dehors de souvenirs scolaires épars et de lectures sporadiques -, à l’occasion de la publication, tapageusement accueillie par le médias, de son journal en version non expurgée, où le moins qu’on puisse dire est que l’auteur se décravate et se met à nu sans rien perdre, pour autant, de son élégance et de son humour en dépit du caractère parfois scabreux de ses notations quotidiennes jugées par lui-même impropres à la publication de son vivant.

    Joseph Czapski eût-il été choqué par le dévoilement de la vie privée d’un écrivain dont on connaissait évidemment les mœurs mais qui ne s’en était jamais prévalu sur la voie publique à la manière d’un Gide, et qui avait bel et bien autorisé ses héritiers à la publication intégrale de ce journal à titre posthume ? Probablement pas plus qu’il ne l’aurait été par la lecture non expurgée des carnets (inédits) de son ami Thierry Vernet, lestés eux aussi du «misérable petit tas de secrets» dont parle Malraux.

    Quant à moi, immédiatement captivé par la lecture du journal «intégral», après avoir ignoré la version censurée, et nullement déçu par la découverte, sous la cravate de l’écrivain posant pour la postérité, d’un homme souvent en proie à la fringale sexuelle, mais pas intéressé «plus que ça» par le détail cru de ses pratiques et fredaines, je n’ai pas tardé à me rendre compte que cette détermination à «tout dire» par souci de sincérité et d’honnêteté, ne prendrait de vrai sens que dans le «passage à l’acte» du roman, où la cravate ne serait pas l’insigne d’une pudeur familiale ou sociale mais une question de style et de libre transposition.

    Aussi bien la lecture des romans de Julien Green, amorcée avec le prodigieux Moïra, poursuivie avec Mont-Cinère et Le visionnaire, Léviathan et Adrienne Mesurat, m’en a-t-elle appris infiniment plus, sans cravate ou sous de multiples vêtements et masques d’emprunt, que le texte brut du journal dont l’intégralité du «tout dire» reste finalement limitée par sa forme même, en deça de tout travail poétique.

    Ce qui me ramène à la «cravate» de Czapski, ou plus exactement au lieu particulier de son «tout dire» à lui, qui n’aura probablement pas à être «dévoilé» de la façon douteuse qui a marqué la sortie de l’édition non expurgée du journal de Julien Green.

    Va-t-on découvrir quelque «misérable tas de petits secrets» dans le journal de Czapski comptant quelque 270 cahiers ? J’en doute à vrai dire, question de style et de culture ou d’idiosyncrasie personnelle, de même que je doute qu’aucune approche de type psychanalytique nous apprenne quoi que ce soit de déterminant dans la compréhension de sa peinture et même de sa personne.

    Retour alors au vrai sujet, devant les objets. Ceux-là seuls nous regardent en somme.

  • Entre le loup et le papillon

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    Présence de Vladimir et Vera Nabokov

    (Sur les ailes de la mémoire nabokovienne)

    Il fut l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Citoyen du monde, il avait fait de la poésie sa patrie. Diverses publications illustrent les multiples aspects de son génie...

    Vladimir Nabokov, que les jeux mimétiques des papillons émerveillaient, pensait que «l'art tout entier est illusion, comme d'ailleurs la nature» qu'il taxait d'«excellente tricheuse».

    Illusionniste dès son enfance, il associait l'origine de la poésie à une menterie initiale, qu'il illustrait ainsi dans un entretien de la BBC datant de 1962: «J'ai toujours pensé que la poésie est née lorsqu'un petit garçon des cavernes est revenu en courant à travers l'herbe haute vers la grotte en criant dans sa course: «Un loup, un loup!» alors qu'il n'y avait pas de loup. Ses babouins de parents, chez qui on ne plaisantait pas avec la vérité, lui donnèrent une raclée, sans aucun doute, mais la poésie était née — une mystification était née dans les herbes hautes.»

     

    Est-ce à dire que l'art de Nabokov se réduise à une mystification? L'auteur de Lolita ne fut-il qu'un brillant manipulateur de chimères se complaisant dans son palais de reflets au mépris de la réalité souffrante? Ne sera-t-il jamais sorti de la tour d'ivoire des littérateurs prônant «l'art pour l'art»?

    De telles questions renvoient à une série de malentendus souvent entretenus, avec une malice hautaine, par l'écrivain lui-même qui fuyait, en multipliant les pirouettes, tout ce qui ressemblait à un lieu commun ou à ce fatras de vérités à bon marché dont regorge le discours commun et qu'il qualifiait du terme russe mal traduisible de «pochlost», désignant «une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d'imitations, des «profondeurs» en carton-pâte».

    Position décentrée

    Plus précisément, dans la littérature contemporaine, Nabokov visait «le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous».

    Cette opposition farouche à certain esprit du temps ne se limitait pas, pour autant, à la position réactionnaire d'un esthète coupé de la réalité et de la vie, non plus que d'un cynique insoucieux de la tragédie contemporaine. Bien au contraire, elle procédait d'une expérience existentielle marquée par la cruauté et la bêtise des hommes.

    L'effondrement de la Russie, que son père (grande figure du libéralisme russe, assasiné) s'efforça d'empêcher au plus haut niveau contre l'autocratie bornée et la fureur révolutionnaire, puis l'exil et la pauvreté, ont été autant d'épreuves qui fondent la perception du monde et les opinions de Nabokov, jamais soumis à aucune idéologie ni à quelque parti politique que ce soit.

    Pratiquant un décentrage systématique, jamais il ne sacrifiera non plus aux opinions générales, bonnes selon lui pour «la gazette d'hier». Or cela ne signifie pas pour autant qu'il se désintéresse de la «réalité», dont ses livres constituent une exploration subjective et jubilatoire inépuisable.

    «Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, expliquait-il, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent est inextinguible, inaccessible.»

    Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en Dieu, Vladimir Nabokov que son père avait libéré très tôt de l'obligation de fréquenter l'église (où il s'ennuyait ferme), répondait qu'il en savait plus à ce propos que ce qu'il pouvait exprimer avec des mots, comme si le mystère du monde dépassait les pouvoirs du langage. Dans sa remarquable introduction au premier volume des Œuvres romanesques complètes, Maurice Couturier montre bien, cependant, que ces propos ne sauraient faire conclure (comme s'y emploient depuis peu certains critiques) qu'il y avait du métaphysicien, voire du mystique en puissance chez Nabokov, tout en soulignant le prodigieux pouvoir d'éveil de la sensibilité et de l'intelligence de son œuvre, marquée au sceau du plaisir sensuel et ponctuée d'éclats de rire.

    Errant toute sa vie avec, au cœur, la nostalgie inextinguible d'une enfance enchantée, Nabokov ne s'établit vraiment nulle part que dans son Royaume d'ailleurs recréé par l'écriture, où il régnait au côté de sa chère Véra.

    En conclusion d'un entretien accordé en 1971, Nabokov tint ces propos qui ne sauraient être pris à la légère: «En fait, je crois qu'un jour viendra où quelqu'un me remettra en question et annoncera que, loin d'avoir été un oiseau de feu frivole, je fus un moraliste inflexible qui n'a cessé de distribuer des coups de pied au péché, des taloches à la stupidité, qui s'est gaussé des vulgaires et des cruels — et qui a conféré un pouvoir suprême à la tendresse, au talent et à la fierté.»

    Œuvres romanesques complètes I. Introduction par Maurice Couturier. Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard, 1720 pp.

     

    Etincelant Arlequin

     

    Romancier prodigieusement inventif et mémorialiste admirable (rappelons le merveilleux Autres rivages), Nabokov fut également un poète (un recueil de ses Poèmes et Problèmes d'échecs a paru chez Gallimard) et un maître de la nouvelle, ainsi qu'un critique aux jugements redoutables. Du nouvelliste, nous avions découvert l'art au fil des recueils publiés chez Julliard (notamment Mademoiselle 0, évoquant sa gouvernante vaudoise) ou chez Gallimard (La Vénitienne) ces vingt dernières années.

    A l'occasion du centenaire de Nabokov, son fils Dimitri a réuni, pour la première fois, les nouvelles en un seul volume, soit 67 pièces organisées par ordre chronologique. Simultanément reparaît un autre recueil, initialement publié sous le titre d'Intransigeances, et réintitulé Partis pris, des entretiens donnés par Nabokov à travers les années, dûment corrigés ou arrangés par lui, qui constituent une source passionnante de jugements sur son œuvre et son travail.

    À ces conversations savoureuses s'ajoutent onze «lettres aux rédacteurs» où s'exerce la faconde furibarde (et drolatique) du censeur (contre l'éditeur français de Lolita, Sartre ou ses détracteurs), et cinq articles de lépidoptérologie où Nabokov reste, comme partout, écrivain jusqu'au bout des ailes...

    Vladimir Nabokov: Nouvelles. Edition complète et chronologique. Laffont, Collection Pavillons, 779 pp. Partis Pris. Laffont, collection Pavillons, 300 pp.

     

    Vera la muse

    Les épouses de très grands écrivains ne jouent que rarement un rôle de premier plan, sauf post mortem, en veuves plus ou moins abusives.

    Avec Véra Nabokov, il en va tout autrement, dont l'amour et la présence, mais aussi le soutien concret voué à celui qu'elle considéra d'emblée comme le plus grand écrivain de sa génération, justifient sans doute la biographie détaillée et instructive que lui a consacrée Stacy Schiff.

    D'innombrables témoins ont dit la complicité tendre des Nabokov, qui semblaient encore deux enfants acoquinés jusque dans leur grand âge.

    «Non seulement ils étaient inséparables, écrit la biographe, mais leurs phrases fusionnaient, à l'écrit comme à l'oral.» Cette relation avait débuté au temps des vaches maigres, à Berlin, où Véra Evseïeva Slo- nim avait trouvé refuge et rencontra Vladimir en 1923.

    D'ascendance juive, elle fuit avec lui l'Allemagne nazie pour la France et les Etats-Unis. Très intelligente et cultivée, Véra Nabokov ne fut en rien l'esclave soumise de son génie d'époux. Sa biographie nous en apprend beaucoup sur les difficultés matérielles rencontrées par lecouple, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, que Véra l'aida à surmonter de manière décisive.
    Supervisant l'héritage de son mari avec une rigueur taxée d'«omnisciente» par son fils. Véra Nabokov (décédée à Vevey en 1991) n'avait rien pour autant du bas-bleu ou du «dragon». La figure que restitue Stacy Schiff est à la fois imposante et nuancée de nabokovienne malice.

    Stacy Schiff: Véra Nabokov. Grasset, 455 pp.