En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
«Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse». (Jules Renard, Journal, 29 janvier 1893.)
Ce vendredi 1er juin. – Je ne cesse d’apporter de nouvelles améliorations à la structure et à la composition des Jardins suspendus, que j’hésite maintenant à appeler Le Jardin suspendu ou Le Tour du jardin – on verra.
°°°
Toujours très intéressé par la lecture d' Un jeudi parfait, le recueil de nouvelles de Fabrice Pataut, dont celle que je suis en train de lire est une assez abracadabrante histoire de science fiction, dans une usine japonaise, qui me fait un peu penser à l’univers de Nous autres de Zamiatine.
Ce dimanche 3 juin. - Lisant à l’isba mes notes de 1993, dans L’Ambassade du papillon, où j’évoque mon voyage à Dubrovnik, je me dis que la non-réaction de ceux à qui j’ai offert ce livre ces dernières années a de quoi m’étonner, quoique. Puis je me dis que là se trouve mon vrai «roman», entre les lignes. Enfin je me dis, toute modestie bue, que ce livre me survivra…
Ce mercredi 6 juin. – Repris la lecture du Caléidoscope de Robert Poulet, notamment à propos de Céline. Et de Simenon. Le jugement est, à tout coup, d’une terrible acuité, mais avec quelque chose d’aigre et de sourdement jaloux qui me rappelle les pointes acides ou acerbes d’un George Steiner – à savoir la morgue du critique se sachant inférieur au romancier et le prenant de d’autant plus haut, etc.
°°°
La polémique lancée par une chronique de Fernand Melgar, dans les colonnes de 24Heures, à propos de dealers de rue à Lausanne, a enflammé les réseaux sociaux avant de provoquer diverses réactions, dont le renforcement subit de la présence policière dans le quartier du Maupas, divers débats médiatiques à la radio et à la télé et, surtout, une lettre ouverte collective signée par plus de 200 prétendus représentants du «milieu du cinéma», dont en effet quelques cinéastes de renom (tels Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier et Germinal Roaux, notamment, qui m’ont bien déçu) se dressant contre la méthode de Melgar au nom de l’Éthique, au motif qu’il a publié sur Facebook des images de dealers immédiatement assimilés à des victimes, ce qui me semble le comble.
J’y ai vu un véritable lynchage, me rappelant fort celui de Lugano il y a quelques années, et j’ai réagi sur mon blog et sur Facebook pour me voir aussitôt traité de «crétin réac» par cette vieille ganache, faisandée de vieille démagogie gauchiste, que Francis Reusser représente à mes yeux, qui félicite «les jeunes» de se faire ainsi délateurs. Bref tout cela m’a paru à vomir et je me suis bien gardé de m’enferrer dans ce pseudo-débat de basse jactance…
°°°
Lu ce soir la moitié de Federica Ber, de Mark Greene, qui m’a beaucoup touché par la grâce, la fluidité et le rythme de son écriture, à quoi s’ajoute une sorte de nimbe fantastique à la Buzzati qui me plaît aussi beaucoup. Je craignais un peu, lorsque j’ai reçu le livre dédicacé, d’être déçu par le livre, tant son auteur m’a été sympathique, mais tout de suite j’ai été séduit et sans une once de complaisance de ma part.
Ce dimanche 10 juin. - Je suis en train de regarder Les choses de la vie, de Claude Sautet, dans la chambre d’en bas. Michel Piccoli est déjà mort dans le fossé à se remémorer sa vie, et ça me rappelle notre seule et unique rencontre, sans un mot mais avec un double sourire, cette année-là à Locarno, sur un chemin pierreux des hauts, après la présentation matinale à la presse de Sous les toits où il apparaissait en vieil amant septuagénaire, quelques années avant de réapparaître en pontife mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
C’est la lecture de Federica Ber de Mark Greene , rencontré au Yushi par l’entremise de RJ, que je suis revenu à Sautet que, dans notre vingtaine, j’avais plus ou moins snobé, et que Mark cite pour en tirer un argument narratif développé comme en miroir. De la même façon, son roman renvoie à L’Avventura d’Antonioni et aux récits à la fois très physiques et métaphysiques de Dino Buzzati – enfin je sens déjà que je vais en tirer une chronique…
°°°
Me revient à l’instant la formule de Philippe Sollers, à la première page de Femmes, selon laquelle la femme et la mort seraient bonnet blanc et blanc bonnet, et me demande comment une telle imbécillité a pu passer – mais il est vrai que je n’ai jamais été concerné personnellement par le «thème de la femme»…
Ce jeudi 14 juin. – Dans ma 71e année depuis minuit. Achevé ce matin ma 44e chronique pour le média indocile (?), consacré à mai 68 et que j’ai lue à Lady L. en descendant à Crissier pour un repas commun avec nos filles et leurs jules, au château du Bois-Genoud que tiennent les adeptes de l’anthroposophie – bonne cuisine et Pinot bio convenable quoique d’un prix excessif mais bon: c’est ma fête…
Ce vendredi 15 juin. – La lecture, ce matin, des tankas de Ishikawa Takuboku, me porte au développement bien tempéré d’un égotisme de protection immunitaire. Le titre du recueil est: L’Amour de moi. Et c’est cela même que je me dis ce matin : aimons-nous mieux que ça !
°°°
Je relis Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk, je lis L’Art suisse n’existe pas de Michel Thévoz, je lis Nous autres de Zamiatine, je lis Fou forêt de Philippe Barthelet, je lis La Folie Baudelaire de Roberto Calasso, je lis Destins obscurs de Willa Cather, je lis Hier en chemin de Peter Handke, je lis Apprendre à parler à une pierre d’Annie Dillard et je me sens tout joyeux, disponible et enrichi par toutes ces lectures, sans en être gavé pour autant.
°°°
J'annote l’essai de Michel Thévoz intitulé L’art suisse n’existe pas, dont je partage certaines vues (sur l’impossibilité d’une identification nationale, et moins encore nationaliste, de l’art en Suisse) tout en restant rétif à sa lecture psychanalysante et post-marxiste de la peinture. Comme si l'on était obligé de passer par Barthes, Marx et Freud pour parler de peinture… En tout cas, parler de la pulsion de mort comme d’un dénominateur commun entre les artistes qu’il rassemble et commente, ne me semble guère convaincant. Il projette. Il se fabrique des clefs et s’affaire ensuite à leur adapter les «serrures» des œuvres, conformément au processus décrit par Julien Gracq dans La Littérature à l’estomac …
°°°
Ma prochaine chronique sur BPLT, Number 45, sera consacrée à L’Amour de moi d’Ishigawa Takuboku, que j’ai découvert grâce à Roland Jaccard et dont les tankas me font penser aux fragments des Feuilles tombées de Rozanov dans leur façon de restituer les bribes de notre présence au monde, avec un mélange de naturel et de fulgurance, dans la ressaisie du temps, qui marque également, je crois, mes propres carnets. Dans la foulée, j’en profiterai aussi de rompre une lance contre ce qu’on peut dire la «poésie poétique», que Takuboku rejettait comme je la décrierai de plus en plus…
°°°
Rien de plus comique, quand j’y repense, que la prétention des « poètes poétiques», sans doute les plus vaniteux de tous les gendelettres, et d’autant plus imbus d’eux-mêmes et teigneux qu’ils sont plus évanescents ou fondus en feinte humilité…
°°°
Très intéressé par les nouvelles du Cas Perenfeld de Fabrice Pataut, dont les variations poétiques sont d’une réelle originalité, mais parfois jusqu’à la limite de l’intelligible. La première nouvelle intitulée Kipling, ainsi, m’a semblé si peu compréhensible que je la relirai, comme il faudra que je relise un autre récit d' Un jeudi parfait où il est question de bonbons cubains...
°°°
J’ai été très content, hier après-midi, de m’être fait proposer, par Richard Aeschlimann, de participer au catalogue d’une double exposition Czapski à venir au musée de Pully et à la Maison de l’écrit de la baronne Michalski. Ce sera pour moi l’occasion de revenir sérieusement à la peinture de Czapski, qui ne m'a jamais quitté mais sur laquelle j'ai encore bien des choses à (me) dire...
Ce mercredi 20 juin. – Je me trouve, sur les photos du baptême d’Anthony Nolan, beaucoup trop pansu, presque aussi bedaineux que mon frère à la cinquantaine. Pas bien. Mais en même temps je me dis que c’est l’âge, et que je suis assez fatigué ces jours, et flûte pour ça. Juste de quoi noter un tanka à la façon de Takuboku avant de passer à autre chose :
Il se voit dans l’étang de Narcisse / sa panse alourdie / lui rappelle la nage papillon de son adolescence.
Ce vendredi 22 juin. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de ses septante ans, que nous fêterons dignement demain avec nos proches et autres amis. Le médecin lui a prescrit, ce matin, une double opération des genoux, alors que l’état des miens se dégrade à l’envi, mais nous allons «faire avec».
En ce qui me concerne, l’esprit reste très vif et de bonnes péripéties – à commencer par la publication de mon prochain livre à Paris – me donnent une nouvelle énergie et de bonnes raisons de moins désespérer de cette drôle d’époque où le pire advient sur la «scène internationale». Or les salopards à la Trump & Co ne laissent, aussi, de provoquer de salubres réactions…
Ce samedi 23 juin. - C’est aujourd’hui que nous fêtons les 70 ans de ma bonne amie, avec une trentaine de proches et autres amis. Grand ciel pur à la fenêtre. Je vais présenter La maison dans l’arbre, qui me semble un bel acte de reconnaissance à ma bonne amie – à laquelle je dois tant-, et je me réjouis aussi de la voir entourée de quelques-uns de ses collègues (à commencer par Bernard et Denis) qui sont restés pour elle de vrai amis.
Bref, j’espère que tout se passera bien malgré le piètre état de nos quatre genoux. De fait, nous allons – elle vient de l’apprendre - vers une double opération des siens (le 3 juillet prochain, et il y en aura pour un mois) et les miens ne sont pas en reste, mais passons.
°°°
Ce dimanche 24 juin. – La lecture, ce matin, de l’En vrac de Pierre Reverdy, puis de L’Art suisse n’existe pas de Michel Thévoz, me ramène au cœur d’une réflexion sur l’art et la poésie que je vais poursuivre ces prochains jours autour des œuvres de Reverdy, précisément, et de Czapski.
Reverdy parle du noyau de la poésie du dedans, pour ne pas dire du tréfonds, alors que Thévoz s’exprime en spécialiste, du dehors et sans ressaisir rien (ou presque) de la substance émotionnelle ou «métaphysique» des œuvres, alors qu’il s’attarde en long et en large sur ce qu’on pourrait dire la «littérature» intrinsèque, d’ordre religieux ou social, qui parasite l’art selon moi, tout à fait d’accord en cela avec l’approche d’un Thomas Bernhard dans ses fulminants Maîtres anciens.
°°°
En lisant le livre de Michel Thévoz, je constate que je suis, décidément, rétif à toute forme d’idéologie, qu’elle soit politique ou religieuse, littéraire ou esthétique. Même éclairant certains aspects de la pratique artistique ou littéraire, les idéologues freudo-marxistes, bourdieusards ou lacaniens, ne développent jamais que des « discours sur » ou « autour de» qui pèchent le plus souvent par réductionnisme. En outre, s’agissant des «académismes», je serais bien plus sévère que Thévoz qui se garde bien d’esquinter leurs nouvelles formes pseudo avant-gardistes ou tendances du genre de l’immonde Jeff Koons, pur produit de la décadence actuelle qui fait aujourd’hui cracher des millions à la Ville de Paris…
°°°
Je lis En vrac de Reverdy avec un sentiment de profonde connivence, des plus en plus rare quoique un peu moins depuis ma rencontre de RJ, de PG et de FP, en lesquels je reconnais trois compères d’une même famille sensible, autant que G.J. et G.V. que j’ai retrouvés ces derniers mois.
Ce vendredi 29 juin. -Je vais pratiquer, de plus en plus, une double tactique d’évitement et d’engagement personnel accru, conforme à mon savoir et à ma fantaisie. Mes carnets de l’éléphant, mes digressions sur Shakespeare et mes lectures en cours, mes carnets de Mémoire vive et mes listes, entre autres, constituent une base continue sérieuse. Plus une heure de vélo en chambre. Plus la peinture et une vraie sieste, et la journée en sera une. L’œil doit se reposer pour mieux regarder.
°°°
En forêt avec Lady L.. Elle marche sans cannes et c’est moi qui en bave tant mon genou droit lancine. Putain de merde! J’espère couper à une aggravation prochaine qui m’immobiliserait pendant l’hospitalisation de Lady L. J’ai si mal que j’en deviens grossier, puis je m’aperçois qu’en marchant plus droit, voire penché en arrière et faisant porter mon poids sur la jambe gauche, comme un lord anglais faisant le tour de sa pelouse du Yorkshire, la douleur s’apaise et même disparaît…
Ce samedi 30 juin.- Quelques pages du réactionnaire Nicolas Gomez d’Avila[1] pour me convaincre décidément (j’y avais déjà goûté) qu’il y a là quelqu’un de remarquable, souvent pertinent dans ses scolies, à la réserve près que je ne suis pas réactionnaire et toujours rétif à quelque dogme que ce soit - je ne suis pas sûr d’avoir raison mais c’est comme ça.
Je lis par exemple ceci : « La science enrichit l’intelligence ; la littérature enrichit la personnalité tout entière », et j’y adhère.
Ou ceci : «Pour les sujets d’importance, nous ne saurions démontrer mais montrer», et j’abonde.
Ou encore cela : Nous avons pris l’habitude de revendiquer à grands cris nos droits pour mieux violer nos devoir », et je surabonde.
Mais dès que je lis ceci cela passe moins bien : « Déprimant, comme tout texte optimiste».
Ou ceci à quoi je souscris encore moins : «L’incrédule peut être intelligent ; l’hérétique est généralement stupide».
Ou cela enfin qui me semble une aigre généralisation controuvée par la réalité, en tout cas dans notre pays : «L’électeur ne vote même pas pour ce qu’il vaut, il ne vote que pour ce qu’il croit vouloir»...
Oui c’est cela : ce qui me gêne chez le réactionnaire, comme chez le progressiste, c’est l’abus de généralisation.
°°°
« Il n’y a pas de poésie dans la nature, elle est le sceau suprême que l’homme a imposé sur les choses de la création».
« La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (Pierre Reverdy, En vrac)
[1] Nicolás Gómez Dávila, Carnets d’un vaincu. L’Arche, 2009.
Trois livres récemment parus à la même enseigne, respectivement signés Odile Cornuz, Pierre-André Milhit et Mathias Howald, illustrent, chacun à sa façon, les vertus libératrices de la mise en mots, entre exorcisme poétique, fantaisie débridée et récit de vie vibrant d’émotion.
D’autre part on est content que ça existe, j’veux dire: les éditions d’autre part...
Les esprits chagrins prétendent qu’y a plus rien, plus d’art qui vaille ni de littérature dans l’océan de l’insignifiance bavarde, mais d’autre part il y a des îles, j’veux dire des voix personnelles dans la confusion des pseudos, des fenêtres de parole dans les murs de silence, et trois petits livres le prouvent à l’enseigne des éditions d’autre part: trois passerelles fines et solides à la fois jetées au-dessus du vide et qui constituent autant de liens de parole.
Et c’est Odile Cornuz renouant avec le verbe plus ou moins délirant et détonant du génial Henri Michaux. Ou c’est Pierre-André Milhit défiant à sa façon la platitude et la morne jactance en trouvère éclatant de fantaisie. Ou c’est Mathias Howald faisant parler son père taiseux par delà les eaux sombres.
Précipités de la lenteur
On sait, d’autre part, ce qu’est en chimie un précipité, à savoir un corps insoluble formé par réaction entre deux ou plusieurs substances en solution. Or l’expérience vaut aussi en poésie, quand l’image cristallise sous l’effet conjugué d’un sentiment diffus et d’une idée claire, d’une émotion et d’une fulgurances verbale. La poésie de Michaux procède de cette chimie verbale qui associe précipitation et lenteur, et très explicitement dans le poème en prose intitulé La ralentie, entre autres exemples à foison.
On lit ceci et c’est un précipité tout de lenteur: «Il lui tranche la tête avec un sabre d’eau, puis plaide non coupable et le crime disparaît avec l’arme qui s’écoule ». Ou bien, sur le ton de la parodie comique des sentences graves, si fréquente chez Michaux: «Qui sait raser le rasoir saura effacer la gomme». Ou se la jouant moraliste: « Les jeunes consciences ont le plumage raide et le vol bruyant». Ou cet autre précipité à lents effets: «Qui laisse une trace laisse une plaie»...
Le comique profond de Michaux ne se retrouve guère, à vrai dire, dans Ma ralentie d’Odile Cornuz, qui se met plutôt à l’école de lucidité du génial explorateur des gouffres mentaux en enfant du siècle luttant contre les platitudes du quotidien et les injonctions de la multitude: «On en prend plein la figure, encore. C’est la sensibilité, paraît-il. Ça se développe, ça se cultive, ça devient une maladie. On ne sait pas quelles formes ça prend. C’est imprévisible. Ça dépend des humeurs, des hormones, de la force du vent ».
La force aussi, ou disons le peu de force qui fait pièce à la déprime ou à certain désabusement, Odile Cornuz le trouve alors dans les mots, ceux de La ralentie «pour la route » et les siens pour pallier le poids du monde: «Finie la fatigue ! On n’est plus fatiguée ! Ralentie peut-être mais avec joie», etc.
Y a d’la joie dans les pépites de Milhit...
De la joie il y en a, d’autre part, plein les pages de La couleuvre qui se mordait la queue de Pierre-Andre Milhit, mais pas ça d’euphorie à la petite semaine genre je-positive-au-niveau-du-ressenti : plutôt de la malice et parfois grave, de l’allégresse fusant du gosier de ce drôle d’oiseau binoclard à moustache, avec un ton unique quoique très Valais de bois dans l’intonation et les vignettes gravées au fin couteau, pas loin de l’immense Chappaz en plus gouailleur ou jazzy, mais la terre soleilleuse et rude est bien là, la terre et ses gens, ses sucs et ses magies: «Le miroir a traversé la chambre sans saluer / le traquet et l’alouette ont sifflé des remontrances (...) l’étoile orpheline a repris des couleurs / elle m’attend pour la pâque ou pour le solstice», etc.
Il y a du conteur et du sourcier de verbe vif chez Pierre -André Milhit qui, d’autre part me semble un auteur bien typique des éditions de Pascal et Jasmine (Jasmine Liardet et son bon ami Pascal Rebetez) dont on sait qu’ils ont un pied à Genève, un autre dans le val d’Entremont et de vibratiles antennes au Jura et aux trois autres coins du pays romand - l’auteur typiquement atypique de la petite maison me semblant inclassable quoique reconnaissable à sa papatte, de Corinne Desarzens à Jean-Pierre Rochat ou à François Beuchat, etc.
Il y a comme un furet d’amour dans le bois joli de La couleuvre qui se mordait la queue, dont la trace se fait très légère au début des strophes comme jetées en désordre (brassée de feuilles numérotées sans suite que le lecteur ramasse à son gré vu que « l’abracadabra de la fontaine a mélangé ses formules») et qui trace pourtant un chemin à valeur de carnet de bord de cantonnier lyrique aux yeux bien ouverts sur ses frères humains et autres belles-sœurs.
Si la mélancolie pointe ici et là, ou la rage ou le bourdon, tout est sauvé-sublimé par la vigueur et la verdeur de vif-argent du poète faisant pouët-pouët tralala: «J’ai mangé du fauve pour mon quatre heures / la feuille couleur caramel / les aiguilles de mélèze crème vanille / j’ai roté un cœur d’écureuil aux épices», etc.
D’amour et d’eau profonde
Le premier roman de l’enseignant lausannois Matthias Howald, dédié à son père et qu’on suppose tout proche d’un récit de vie lesté du vécu de l’auteur, touche par la vibrante émotion qui s’en dégage aussitôt, la limpidité de son expression et sa construction temporelle non linéaire, faisant alterner les épisodes au gré des tâtons de mémoire relevant explicitement du travail de deuil.
Le penseur russe Léon Chestov parlait des «révélations de la mort», et l’expression est bien appropriée, en l’occurrence, à la démarche de l’auteur - fils de photographe évoquant immédiatement le labo privé de son père, propriétaire d’un magasin lausannois à l’enseigne de Temps de pose – qui se sert de l’écriture comme d’un révélateur alors même qu’il fait « parler » les photos de famille prises par son père en reconstituant bel et bien un roman familial avec ses figures ressuscitées sans complaisance, ses ombres et ses non-dits, jusqu’au trou noir occulté d’un secret douloureux, mais aussi le lien filial et la complicité père-fils qui permet au romancier de recomposer (notamment) le portrait du prénommé Pierre, aussi attachant que taiseux, et de la prénommée Murielle, grand-mère paternelle de Mathieu le narrateur.
À fines touches, bien ancré dans un décor lausannois qui n’a rien pour autant d’anecdotique, captant ici et là des expressions locales qui rendent par exemple les échanges gênés voire obscurs d’une réunion de famille à grand renfort de «c’est clair !», Mathias Howald nous touche par la minutieuse précision de son récit, et l’émotion qui s’en dégage en dépit de sa retenue, et plus encore : nous implique, car la façon de Mathieu de multiplier les arrêts sur images des albums de sa famille ne laisse de nous renvoyer à nos propres souvenirs, bonheurs et frustrations mêlés.
Ayant un jour reçu La vie mode d’emploi des mains de son père, sans un mot d’explication, le narrateur d’Hériter du silence évoque le livre de Georges Perec à la fin de son récit, et notamment la liste des manies de l’écrivain qui lui rappelle celles de son paternel quelques jours avant sa mort, comme de compter les fenêtres qu’il voyait du canapé de son salon («C’est con, hein, de faire ça ?», lui disait-il), dans ce qu’on pourrait dire un geste de transmission fondant le sens et la valeur de ce beau premier roman.
Odile Cornuz. Ma ralentie. Editions d’autre part, 154p.
Pierre-André Milhit. La couleuvre qui se mordait la queue. éditions d’autre part, 119p.
Mathias Howald, Hériter du silence. éditions d’autre part, 183p.
À propos de Film Socialisme, quand on était encore avant Adieu au langage... (Dialogue schizo)
Moi l’autre : - Alors ce dernier Godard ? BONUS ou MALUS ?
Moi l’un : - Je me réjouis de ce que tu me poses la question dans ce langage binaire débile, que JLG a tourné en dérision dans son dernier Vrai/Faux passeport de 2006. Et je te réponds d’un clair et net BONUS. Pour ma part, et bien que me sentant plus proche de Fellini ou de Bergman, de Cassavetes, de Sokourov ou du dernier Cavalier, je dirai de ce film qu’il est essentiellement intéressant.
Moi l’autre : - Intéressant ? Pas plus que ça ?
Moi l’un : - J’ai bien dit « essentiellement », au sens d’un intérêt fondamental. Comme Michel Butor disait à Bernard Pivot, quand celui-ci lui demandait pourquoi il avait consacré trois livres à Balzac : parce que Balzac est intéressant. On retrouve d’ailleurs Balzac dans Film Socialisme, qui suscite l’intérêt d’une jeune fille sous l’œil imperturbable d’un lama...
Moi l’autre : - Et que raconte donc ce film ?
Moi l’un : - À peu près rien qui participe de ce qu’on appelle une « story » ou du traitement développé de personnages, lesquelles se réduisent à des présences atomisées : un jeune photographe sur un paquebot et une jeune fille russe en quête de passé, un philosophe (Alain Badiou) donnant une conférence devant un auditoire vide et une chanteuse à guitare (Patti Smith) apparaissant le temps d’à peu près quinze secondes, un enfant blond et un lama, deux perroquets au tout début et une chouette vers la fin, plus une foule humaine allant et venant, se livrant tantôt à l’aérobic et tantôt à la messe catholique, ainsi de suite.
Moi l’autre : - Donc ça ne « raconte « rien…
Moi l’un : - Au contraire, cela raconte énormément, à cela près que la narration se trouve modulée par des images et des paroles dont l’interaction constante cristallise en forme mouvante et constamment critique. Ce qu’on appelle les belles images déferlent littéralement et sont à tout moment zappées, comme les citations ou les dialogues dont on perd la moitié dans le bruit du monde. Il y a là comme un coïtus interruptus sémantique et poétique de chaque instant, mais qui ne frustre pas pour autant dans la mesure où il dit quelque chose de notre monde où tout est également zappé sauf à tomber sous le coup de notre arrêt sur image, qui recèle souvent un leurre. Au demeurant, les images se constituent bel et bien en tableau en mouvement, même si tout cliché implose dès qu’il apparaît, tout ça module une musique qui est à la fois poème et peinture et nous touche « direct au système nerveux », comme le disait Philippe Sollers à propos du peintre Francis Bacon…
Moi l’autre : - Pas trop prise de tête tout ça ?
Moi l’un : - Ca pourrait l’être évidemment, et j’imagine les conversations graves à la sortie de la salle, mais on peut le prendre plus légèrement. En ce qui me concerne, j’ai accueilli la chose sans réfléchir, comme une suite d’images dont beaucoup seront peut-être du genre subliminal, à se révéler après coup. On a beaucoup parlé de la déconstruction sous l’angle de la critique, mais il y a finalement assez peu d’œuvres qui se déconstruisent réellement dans le temps et l’espace, comme ce film dont le langage s’affirme en se contestant et se consumant pour ainsi dire, sauf dans sa partie centrale plus théâtrale et plus mystérieuse, qui se joue dans un garage français, autour d’un enfant blond. Cet enfant blond, qui porte un pull aux armes de l’Union soviétique, est un député français en puissance. JLG ne souligne pas, et d’autant moins que le môme est adorablement blond et doucement invasif, dans un milieu que le père dit en déficit d’amour, mais là encore tout flotte tandis que la jeune fille lit Balzac. On se gardera de trop disserter à ce propos, mais j’aimerais bien entendre JLG parler de la divinisation des enfants blonds dans le monde actuel, et de l’infantilisme du cinéma nouveau, entre autres…
Moi l’autre : - On a parlé du dernier film de JLG…
Moi l’un : - Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr est que Film Socialisme n’est pas un ouvrage de ringard tirant l’échelle derrière lui. C’est un film mélancolique et tendre à la forme extraordinairement inventive, qui devrait donner envie aux jeunes cinéastes de faire des films personnels. Comme il est, je ne le prends pas du tout comme un film testamentaire, plutôt comme le dernier élément d’un Work in progress. E la nave va…
Figure « phare » du cinéma américain indépendant, Abel Ferrara, réalisateur déjanté de L’Ange de la vengeance et de Mary fut récompensé au festival de Locarno, en 2011, par un Léopard d’honneur. Entretien ou tout comme...
Comment dire la violence du monde actuel ?Comment la rédemption s’y manifeste-t-elle ? Et quel rôle l’artiste peut-il jouer dans une société en perte de valeurs, fuyant dans le cynisme ou les faux-semblants ?
Telles sont les questions, entre autres que pose l’œuvre radicale, voire provocatrice, d’Abel Ferrara, qu’on peut situer dans la filiation d’un Sam Fuller, d’un John Cassavetes ou d’un Pasolini. Révélé en 1981 avec L’Ange de la vengeance, un film aussitôt marqué par les forces en lutte de l’amour et de la violence, Abel Ferrara développa ensuite une œuvre renouvelant la mythologie du film noir, dans The King of New York (1990) et Bad Lieutenant (1991), au fil d’une vision traversée par une quête du sacré à caractère religieux, comme dans Mary (2005). Ces quatre films seront d’ailleurs projetés à Locarno, où Abel Ferrara vient recevoir un Léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.
Nous l’avons rencontré dans la cour ducouvent locarnais de La Magistrale, il a filé vers un bar voisin où il s’est commandé un « macchiato » et une glace à une boule. Nous n’avons bu que de l’eau après qu’il eut modulé un air de blues sur son harmonica…
-Une polémique locale vous présente ces jours, à Locarno, comme un démon provocateur recourant à laviolence et au blasphème.Comment le prenez-vous ?
-Qui m’accuse ? Et quels sont les arguments de cet accusateur ?
-Il s’agit d’un éditeur tessinois, Armando Dadò, qui avait déjà attaqué l’an dernier les choix d’Olivier Père, et qui vous trouve indigne d’un Léopard d’or…
-Diable ! Mais lequel de mes films juge-t-il ? A-ti-il vu Mary ?
-Il semble qu’il n’ait vu aucun de vos films. Il juge par ouï-dire. C’est d’ailleurs ce que lui reproche le journal La Regione, relançant la polémique. Or cela vous arrive-t-il d’être jugé comme ça aux Etats-Unis, par des moralistes qui n’ont pas vu vos films ?
-Je n’en sais rien et je m’en fous. Je fais des films, et je ne peux pas mes soucier de ce qu’en pensent les gens. De plus, donner son avis sans connaissance de cause est la négation même de la pensée et de la conversation. Si ce Monsieur Dadò est un catholique, comme vous me le dites, il faut qu’il voie Mary. Ensuite nous en reparlerons…
-Pensez-vous qu’on puisse lutter contre la violence par la violence ? Et comment ?
-La violence, vous savez, est absolument omniprésente dans notre monde, et souvent où on ne l’attend pas ou ne la voit pas. Une polémique sans objet, à ce propos,est une violence. Certains discours contre la violence sont encore des violences, souvent inconscientes. En outre il y a une violence bonne, meilleure que la fausse entente. Et puis, dénoncer la violence n’est rien : ce qui m’intéresse est de faire sentir d’où elle vient et où elle va, à travers notre corps et notre esprit, nos pulsions et les forces contraires de la société…
-Quel public touchez-vous aux States ?
-Il est évidemment restreint et particulier. Je suis quelqu’un, vous le savez bien, de borderline, et il est avéré que mes films ne sont appréciés que d’une minorité qui ne se laisse pas embarquer dans les grandes machines tournant à vide. Mais je ne m’en flatte pas pour autant…
-Est-il difficile, pour un réalisateur de votre espèce, de trouver un producteur ?
-C’est difficile, mais ce n’est pas le principal. Je vois que, pour beaucoup de jeunes réalisateurs, c’est en effet de plus en plus difficile, et pourtant les films se font, vaille que vaille, et c’est ça qui compte.
-Il y en a, il y en a pas mal. Je ne vais pas vous citer de noms, mais il ya des gens intéressants dans la nouvelle génération. Je ne vais pas beaucoup au cinéma, mais je crois que les jeunes ne sont pas pires que nous et que ça va continuer comme ça.
-Êtes-vous un lecteur ?
-Yes, sir. Mais pas pendant que je prépare un film. Là, je me concentre sur la chose. Cependant je lis des tas de livres et je me sens proche, en particulier, de gens comme T.C. Boyle ou Cormac Mc Carthy, qui me semblent des types sérieux.
-Que représente pour vous la reconnaissance du Festival de Locarno ? Et la tournée des festivals, en général, vous importe-t-elle ?
-Tout ça fait partie du job consistant à faire des films. C’est un peu fatiguant de venir de New York à Locarno et ensuite de revenir et de repartir à Venise. Aussi, parler de soi et pas du détail des films est souvent ennuyeux, mais je le fais, vous voyez. Vous reprenez encore un peu d’eau ?
«Ah l’outrecuidant désir de vie éternelle. D’abord il faut avoir vécu assez longtemps pour s’accoutumer à l’illusion qu’on a vécu. Ensuite, il faut une éternité pour se convaincre et regretter de l’avoir fait, en tout état de cause, aussi sottement. Je crois que le culte du passé est tout près de sa bonne mort. Le malheur est qu’un culte ne meurt jamais que pour céder la place à un autre. Ici, c’est celui de l’avenir qui remplace, alors que c’est les deux qu’il eût fallu supprimer d’un même coup pour laisser toute la place à la liberté et à l’âpre saveur du présent». (Pierre Reverdy, En vrac).
Ce mardi 1er mai.– Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant - tel étant mon côté planplan, voire Rantanplan…
°°°
Les gens qui me disent que mes livres constituent un précieux document sur la littérature romande des cinquante dernières années croient me faire plaisir, alors que c’est le dernier de mes soucis...
°°°
Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
°°°
Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
Ce mardi 8 mai. – En lisant Penseurs et tueurs de Roland Jaccard, je me dis que je suis en somme bien plus proche de ce prétendu nihiliste frotté de cynisme que de tant de zélateurs du confort intellectuel et du tout-positif à bon marché. Comme je le lui ai dit au Yushi : je me sens avec lui plus libre qu’avec quiconque, dans le monde médiatico-littéraire, et je le trouve aussi intéressant que pénétrant de sensibilité fine dans ces étincelantes chroniques.
Hier soir retrouvé l’atroce concentré en un film : Family Lifede Ken Loach. Je n’ai pas vraiment connu cette chape de la morale et du conformisme à rendre fou, en dépit du moralisme étroit de notre chère tante E., entre autres, mais la «libération» qu’a vécu notre génération n’est souvent qu’une illusion ou un cache-misère pour autant qu’on sorte un peu du cadre des jeunes gens peu surveillés que nous aurons été peu ou prou. La «société» ne se borne pas à ceux-là, mais combien de jeunes filles ont fait les frais de ladite «libération», entre tant d’autres qui sont bel et bien restés «sous la chape» : cela restera, je crois, à reconsidérer…
Ce jeudi 10 mai.-Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix.
Ce dimanche 13 mai.- Brouillard épais au lever du jour, et ensuite il pleut sans discontinuer. Très bien pour travailler.
°°°
Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature. J’ai été beaucoup trop amène à l’égard de divers jeunes gens de nos régions, mais je leur réserve un chien de ma chienne, ou disons plutôt que j’attends de leur part la moindre preuve qu’ils ne se contentent pas de trop peu en toute complaisance «djeune». Actuellement, en tout cas, pas une ni un ne me semblent sortir du lot en dépit de jolis brins de début de talent chez untel ou unetelle, mais les voici plus que trentenaires et le juvénilisme prend des rides...
°°°
Retour à la sagesse lumineuse de Gustave Thibon, qui me ramène du même coup à la poésie, notamment de Victor Hugo…
°°°
Je reviens tous les jours, et à toute heure, à ma base continue, si j’ose dire, qui procède d’un noyau que je pourrais dire « mon âme » sans être bien sûr qu’elle soit immortelle, mais comprenne, ou entende qui pourra…
°°°
Il faudra que j’évoque, un de ces jours, ce qu’on pourrait dire la main invisible qui nous guide le long des gouffres et dans les brouillards…
Ce mercredi 16 mai. – Bon moment à midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation est passionnante, de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
°°°
J’ai fini ce matin de coller les 500 pages du premier état complet des Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
°°°
Ma relation avec Roland Jaccard donne maintenant lieu à des échanges quotidiens via Facebook. C’est le comble ! Que deux modernosceptiques de notre acabit communiquent de la sorte, et lui qui va jusqu’à publier des clips sur Youtube – vraiment le bouquet !
Pour revenir au papier, il m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé , qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire. Pour couronner le tout, la couverture du livre est glamour à souhait, véritable pied de nez aux amoureuses transies du merveilleux hésitant…
Ce 18 mai.– Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade…
Ce samedi 19 mai. – J’ai retranscrit, ce matin, le long papier, assorti d’un entretien, que j’avais consacré en juin 1979 au Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, réalisé à Genève en présence de la femme de l’écrivain et dont je ne me souvenais pas, sur quoi j’ai trouvé ces deux autres textes bons à insérer dans Les Jardins suspendus, avec une relecture de La Plaisanterie.
Voilà ce que ça donne :
De rire et d’oubli
(Milan Kundera)
Ce qu’il faut dire en premier lieu duLivre du rire et de l’oubli c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.
L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.
De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.
Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa «triste Bohême». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.
Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…
Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.
Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».
Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont elles ne sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.
Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation.
Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.
D’étonnantes intuitions
Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.
Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.
Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né de notre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…
Une autre façon de résister
(Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)
- Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?
- Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.
- Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?
- Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.
- Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?
- C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux linéaments de out ce qui constitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est là une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.
- Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?
- Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’en plus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes.
- Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…
- Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique, mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…
La Plaisanterie de nos vingt ans
Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanteriequarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit - et ceci pour diverses raisons.
D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit – ainsi en va-t-il des «classiques» qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant -, ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence.
Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie nous ramène, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler l’optimisme de l’époque.
Cependant, bien plus qu’aujourd’hui où il est recommandé à chacun de positiver, railler l’optimisme social alors que se construit l’Avenir radieux n’est pas qu’une blague: c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Numéro Un par le Pouvoir – le vice de la politique honorant en somme la vertu littéraire…
Ce dimanche 20 mai.- L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, avant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience.
Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentierpar The Animals…
Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres…
Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plusde Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendardsavec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journalaux vues prémonitoires…
Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne…
Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
Ce lundi 21 mai.– Très bon téléphone, cet après-midi, avec Pierre-Guillaume, en réponse à un message que je lui avais fait à propos de plusieurs de ses livres, dont le recueil de textes sur la langue de Philippe Barthelet, intitulé Fou forêt, et l’entretien du même avec Gustave Thibon. Nous sommes décidément en phase. Il publiera Les jardins suspendus dans le même (grand) format que le Tarr de Wyndham Lewis, et de mon coté je vais ramener le tapuscrit à 350 pages.
Ce travail m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite plus rien, et ensuite avec Bernard Campiche jusqu’ à l’incompréhensible clashde notre relation, au prétexte fantasmé et jamais expliqué, suivi des multiples humiliations qu’il m’a fait subir équivalant, de sa part, à une espèce de mise à mort pathologique dont je ne lui en veux pas justement parce que celle-ci procédait d’un esprit malade dans un corps sec au coeur blessé.
Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect ; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où Roland et Michel Lambert, mon ami Gérard et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataud dont les nouvelles de Jeudi parfaitm’étonnent et m’épatent…
Ce samedi 26 mai.- Je suis véritablement emballé par la lecture de Jeudi parfait de Fabrice Pataut, dont la poésie et l’intelligence se conjuguent de manière étrange et pour le moins originale. Quelle finesse, quelle malice et quelle beauté dans cette suite de variations narratives qui sont de vraies nouvelles et pourraient, comme le suggérait Tchékhov, se développer à partir de rien, un cendrier, le souvenir fugace d’une passante, l’odeur d’une cage d’escalier, etc.
Ce dimanche 27 mai. – Je reçois la dernière livraison des Moments littéraires, consacrée au journal intime et rassemblant des extraits du genre de vingt-cinq auteurs, dont un premier aperçu me donne à penser que ledit genre ne pardonne pas quand il ne dépasse pas la relation platement factuelle. Mes premiers pointages, sur Pierre Bergounioux, le type du littérateur surfait à mes yeux, ou de Charles Juliet, terriblement fade et convenu, n’augure de rien de bien, mais je vais examiner ça de près et d’autant plus que je suis censé faire partie de la future donne «suisse».
°°°
Les auteurs qui-se-respectent affectent souvent de considérer le genre du journal intime de haut, mais c’est bel et bien celui dans lequel, de Stendhal à Amiel, les vrais écrivains se distinguent le mieux du tout-venant, ou disons : se distinguaient, vu que le genre a perdu, pour la plupart, son innocence. Imagine-t-on le journal, sereinement sincère, d’un Michel Houellebecq ou d’une Christine Angot ? Je demande à voir. Le diariste nouveau est plutôt à chercher, alors, du côté des montages extimes à la Max Frisch ou à la Roland Jaccard…
°°°
Ce que j’ai écrit (et publié) récemment à propos des pamphlets de Céline n’a pas suscité la moindre réaction négative, à l’exception d’un poète parisien fils de résistant à ce que j’ai cru comprendre, mais je suis surtout content d’avoir modulé une position nuancée, et je suis également satisfait, à l’instant même, de (re)découvrir, dans La mort de L.F. Céline de Dominique de Roux, l’expression d’une opinion proche de la mienne, avec cinquante ans d’avance…
Ce mercredi 30 mai.– Je retombe ce matin, pas tout à fait par hasard, sur mes carnets de l’an 2001, dans Chemins de traverseoù je voulais voir comment j’avais organisé, en fin de volume, le bibliographie des livres cités au fil des pages sous l’intitulé d’À lire dans la foulée, bonne formule que je vais reprendre dansLes Jardins suspendus.
S’agissant de cette année 2001, bien m’en a pris d’y revenir car j’avais oublié pas mal de détails de cette matinée du 11 septembre ou lors de ma tournée au Québec avec Corinne Desarzens, ou ce que je n’ai cessé de relever à propos de la dégradation progressive de mes relations avec quelqu’un. Or c’est ce qui m’a frappé à la lecture de ces pages d’il y a dix-sept ans : que tout ce que j’ai vécu alors serait « oublié » sans ces notes « pour mémoire », etc.
« Paris, ce 11 septembre 2001. - A Paris depuis hier soir, où je suis arrivé assez cuité ; et ce matin, en sortant du studio de la rue du Bac, voici que j’égare le livre manuscrit de mes carnets de mars à septembre 2001, plein de lettres personnelles et de belles aquarelles. Puisse celui qui tombera dessus me le renvoyer ou l’apporter aux objets trouvés, mais quelle poisse en attendant!
Ensuite rencontré Marina Vlady chez elle, entre ses chiens et ses canaris, pour la faire parler de Ma Cerisaie, son nouveau roman. De bien beaux yeux et une femme de caractère, sous sa douceur apparente, qui se donne visiblement à fond à tout ce qu’elle fait. Nous avons parlé longuement de sa Russie, de Tchékhov et de Vladimir Vysstoski, l’entretien m’a semblé réellement amical et je suis parti avec plusieurs de ses autres livres qu’elle m’a offerts.
(16h.) - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Julie m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où Poivre d’Arvor arborait sa mine sinistrée des mauvais jours tandis qu’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.
(3h. du matin)- Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateur s’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspense et prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et plus celui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant»...
De l’effondrement.– Sur le plateau de télé on les voit se lamenter de ce que la Création soit en voie de disparition : il n’y a plus de créateurs à les en croire, plus rien de créatif ne se crée, la créativité tend au point mort geignent-ils en se confortant d’avoir connu d’autres temps où chacun était un virtuel Rimbaud, et désormais on les sent aux aguets, impatients de voir tout s’effondrer en effet comme ils se sont effondrés…
De l’acclimatation. - Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve comme aseptisée par les médias, à commencer par les chaînes américaines. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés ou de cadavres.
Or ce soir, à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, que j’ai associée immédiatement à la réalité (occultée à l’image) des inimaginables attentats de mardi…
Paris, ce 12 septembre. - Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de l’air un peu trottin de la jeunote) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...
(Soir) - Achevé cette nuit la lecture de Campagne dernière, qui me semble un très bon roman, sûrement l’un des plus solides de la rentrée française, et rencontré Marc Trillard tout à l’heure, à l’hôtel La Perle, rue des Canettes. Le type est du genre sérieux et réglo, bien dans sa peau et ne parlant pas pour ne rien dire. L’entretien m’a paru excellent et je crois que je le défendrai aussi bien que j’ai défendu Alain Gerber en son temps, dans la même catégorie des romanciers pur-sang…
Des matinaux. – Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain »…