UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le noir est une couleur sensible aux nuances

    Unknown.jpeg 
    En contraste avec les mornes mille pages nouvelles des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, d’une noirceur complaisante qui tourne au gris sale, la série anglaise Black Mirror illustre une façon bien plus inventive d’approcher les réalités actuelles les plus inquiétantes.

    Faut-il inscrire le début de l’année nouvelle sous le signe du noir absolu au motif que, le soir du réveillon, un jeune homme de 36 ans a décapité sa mère au prénom de Thérèse, retraitée de 61 ans, devant sa famille réunie, quelque part en France, comme l’a longuement rapporté un magazine spécialisé dans l’atroce et l’abject ? 

    le-nouveau-detective-1400-1.jpg

    Tel n’est pas du tout mon sentiment, dans la mesure où ce fait divers, certes bien affreux, n’a fait en somme que marquer le tournant d’une année durant laquelle le même magazine se sera repu tous les jours d’abominations du même genre, et poursuit quotidiennement sa trouble tâche de vidangeur des égouts médiatique où se mêlent les malheurs et les turpitudes de notre pauvre espèce en ne cessant de flatter les pires curiosités cannibales. 

    Or ce qui me frappe, dans cette façon de focaliser notre regard sur les aspects les plus tristes ou les plus répugnants, souvent les plus révoltants ou le plus sordides de la réalité quotidienne, c’est que celle-ci tourne bientôt du noir au gris sale, à l’image d’ailleurs de tout ce qui relève des médias-poubelles et de la pseudo-information trash, où la sensation plus ou moins sadique se substitue à toute forme d’émotion réelle et défie toute réflexion. 

    images-2.png

     Un projet intéressant mais en manque de chair et d'émotion 

     Je me garderai, cela va sans dire, de pousser trop injustement la comparaison, s’agissant d’un auteur de talent et d’une démarche littéraire plus respectable que celle qui ne vise qu’à l’exploitation des plus bas instincts, et pourtant la lecture des mille pages des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, après les mille autres pages de la première série remontant à 2007, me laisse un double goût saumâtre d’inachevé et de plus profonde frustration tant l’écrivain me semble, comme l’affreux magazine, ne retenir de la réalité que le pire, à quelques heureuses nuances près. 

    TCHEKHOV.jpgEn quelque cinq cent tranches de vie, et cela sans compassion perceptible (je pense aux plus sombres récits de Tchékhov, si bouleversants, ou à ceux d’Alice Munro, et même aux nouvelles de  l’affreux Charles Bukowski, combien plus tendre et sensible à la tragédie ordinaire), Régis Jauffret fait défiler les mêmes minables, les mêmes nuls, les mêmes salauds et les mêmes victimes que dans la première série de ses Microfictions, avec des ajustements d’époque relatifs, notamment, aux nouvelles technologies et à leurs dégâts collatéraux. 

    Voici le couple friqué qui booste sa fille plus ou moins trisomique (verdict «désobligeant» d’un obstétricien qui a été pris comme une insulte) auprès d’un politicien présidentiable dont elle pourrait faire la première dame chérie des électeurs en mal de pitié. Voilà le journaleux raté qui massacre son père épicier et crève lui-même de cancer après avoir été gracié de la peine de mort par de Gaulle, ordonnant finalement qu’on pisse sur ses cendres. Ou c’est le fils qui encourage son père à saisir l’opportunité d’un suicide en douceur. Ou c’est l’écrivain aigri qui va dézinguer à la kalache ses chers confrères réunis au café de Flore pour l’attribution du prix du même nom (l’idée, pas si mauvaise, tourne hélas court comme le plus souvent), ou c’est un autre littérateur (dans son cercueil) qui se fait injurier par un curé intégriste au motif qu’il a évoqué une fellation entre la vierge Marie et son divin fiston; et ça défile, ça copule, ça se hait, ça bâfre (excellent pourtant, le morceau intituler Bâfrer les jours) ça ricane bien plus que ça ne rit ou ne sourit, avec quelques croquis mieux venus de situations moins caricaturales ou jetées, comme Cent millions de neurones où, à l’insu des siens, un ado a mis en ligne toute la vie sexuelle de sa famille sur Internet après qu’on lui a offert un drone de la taille d’une abeille fonctionnant à l’énergie solaire. Dans la foulée, on peut rappeler que le jeune homme qui a décapité sa mère, le 31 décembre dernier, avait annoncé sur la Toile le déroulement précis de son noir projet, compte à rebours à l’appui… 

    12769690lpw-12861662-article-jpg_4910865_660x281.jpg

    Autant dire que je ne reproche pas à l’auteur de ces Microfictions de scanner notre drôle de monde jusqu’en ses aspects les plus déjantés ou les plus glauques, mais d’en rester à une vision de surface, mécanique et tautologique – comme s’il suffisait de montrer que la saleté est sale ou que l’injustice est injuste -, sans véritable travail de fiction et sans émotion, sans poésie, sans rien de la bonté ou du sentiment du tragique filtrant dans les récits les plus terribles d’un Tchékhov ou d’une Patricia Highsmith. 

     D’aucuns ont parlé de la composante «politique» de Microfictions, mais en réalité ce livre pléthorique me semble travestir la réalité psychologique et sociale de manière fantasmatique, sans amener, en cinq cents pages (!), aucune réflexion critique équilibrée fondée sur des actes significatifs et crédibles relevant de la complexité humaine. Cependant, une fois encore, ce n’est pas la noirceur de cet univers qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère artificiel de ce tableau diluant les mille nuances et détails de nos petites vies. 

     blackmirrorcrackedsmile_3111.jpgBlack Mirror où la critique «augmentée» 

     Un contre-exemple intéressant, issu de la «sous-culture» des séries télévisées (pour parler comme certains beaux esprits méprisant le genre sans y aller voir) me semble proposé par les quatre saisons de Black Mirror, dont l’étincelante noirceur ne doit rien à la violence gratuite ou aux projections fantasmatiques, alors que la série illustre les aspects les plus inquiétants de la réalité contemporaine, notamment liés au développement exponentiel des nouvelles technologies, à la confusion délétère du réel et du virtuel, à la dégradation des échanges personnels sur les réseaux sociaux ou à l’avenir radieux de robots humains tendant à l’immortalité.

    Blackmirror.jpg

    Le (très, voire trop fameux) premier épisode de Black Mirror, où l’on voit le premier ministre anglais, à la suite d’une prise d’otage à caractère terroriste, contraint de baiser une truie sous les caméras de la télé nationale, pourrait faire une belle amorce de microfiction à la Régis Jauffret, à cela près que Charlie Brooker, le maître d’œuvre affreux-jojo de la série, est beaucoup plus soigneux dans ses développements narratifs, et percutant dans ses aperçus en matière de critique. 

     Plus intéressants, voire saisissants, que cette pochade grinçante préfigurant d'ailleurs les tribulations de David Cameron (accusé par les tabloïds d’avoir commis des actes obscènes, en sa vie d’étudiant, coiffé d’une tête de cochon...), certains épisodes de Black Mirror relèvent de la meilleurs créativité contre-utopique, dans le droit fil des récits de Ray Bradbury ou du Buzzati des Enfers du XXe siècle. 

    e659b065892f6eef9623267a8fa8f9dffc6a540b.jpg

    Trois exemples : Saison 1, troisième épisode : Retour sur image, ou la plongée vertigineuse dans l’espace-temps partagé des mémoires individuelles connectées par implant, qui permet à chacun de visualiser le «film» de ce qui se passe ou s’est passé dans la tête des autres, au risque d’éventer moult secrets intimes et de provoquer de meurtrières jalousies. Saison 2, troisième épisode : Le Show de Waldo, où l’on voit l’ourson-mascotte d’un satiriste ventriloque accéder au statut de politicien éligible. Saison 3, troisième épisode, Tais-toi et danse, où tel ado, qui s’est filmé devant sa webcam en train de se palucher, devient l’objet d’un chantage criminel.

     Autant de sujets «à la Jauffret», mais réalisés avec un soin, une inventivité créatrice et une noire malice qui en font de cruelles prophéties parfois rejointes ou dépassées par la réalité. Dans la toute récente quatrième saison de Black Mirror, c’est ainsi la surveillance obsessionnelle de cette mère, qui accepte que les faits et gestes de sa petite fille, qu’elle élève seule, apparaissent sur sa tablette connectée à l’implant cérébral de l’enfant, jusqu'à ce que l'adolescente émancipée se révolte contre cette sollicitude intrusive. Ou, plus effrayant encore : ce système de gestion centralisé des relations amoureuses, dans une société dystopique, qui détermine par algorithme le choix de vos partenaires, fixe la durée (complètement arbitraire) des relations et pousse finalement deux amoureux, séparés par décision de la Machine, à casser le code, etc. 

     Highsmith25.JPGQuand le noir a couleur d’exorcisme 

    La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez Jo Nesbø, entre tant d’autres, mais tous ces auteurs disent la noirceur du réel parce qu’ils en souffrent, et la suent parce qu’ils la sentent. 

    À lire J’étais Dora Suarez de Robin Cook, on en prend ainsi plein les tripes et le cœur en ressentant physiquement l’horreur du crime de sang – ce qui n’arrive jamais dans les Microfictions 2018 de Régis Jauffret. 

    Or, à propos de sang, je me rappelle enfin qu’en 1989, après la parution de la traduction français de Catastrophes, sans doute le plus noir tableau qui soit du monde contemporain mis à mal par la folie de notre espèce, le besoin de rencontrer Patricia Highsmith, pour lui manifester ma reconnaissance, me fit me pointer dans le hameau tessinois d’Aurigeno où elle vivait seule dans une toute petite maison de pierre, et c’est alors qu’après une longue conversation à voix très douce, elle m’expliqua que l’absence du moindre poste de télé, chez elle, était motivée par son irrépressible peur du sang… 

     Régis Jauffret. Microfictions 2018. Gallimard, 1020p. 

     Black Mirror, 4 saisons, 19 épisodes. A voir sur Netflix.

  • J'dis ça ! J'dis rien !

    langue-de-bois-miniature.jpg
     
    Philippe Delerm débusque les perfidies du langage ordinaire. Dans son dernier opus dont le titre, Et vous avez eu beau temps ? est déjà tout un programme, l’auteur de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules poursuit son travail d’observateur stylé de ses contemporains et de leur façon de parler, avec autant de vivacité lucide que d’humour plus débonnaire. Un régal doux-acide…
    Et-vous-avez-eu-beau-temps-1-1.jpg
     
    Cela n’a l’air de rien, mais ça en dit parfois beaucoup. Des petites phrases peaux de bananes. Des piques mine de rien. Des mots qui sourient faux. Des formules faites pour tout ramener à plat, comme on dit. Et ça griffe. Et ça blesse parfois autant qu’une vanne directe ou qu’une franche vacherie. Et parfois ça tue, ou comme si…
    C’est par exemple votre collègue de bureau Denise qui rentre de Venise toute contente. Mais une remarque en coin lui barre son radieux sourire : «Et c’est pas trop touristique ?».
    Ou, au bar de la même Entreprise, c’est le petit Tom qui se réjouit de se faire une semaine à la Grande Pomme. Alors pour le ramener sur terre:«Et tu crois pas que c’est devenu invivable ? »
    Ou cette variante que j’ai captée au printemps dernier au moment de partir, justement, pour les States, d’une amie socialiste qui me veut toujours du bien: «Et tu vas cautionner cette ordure de Trump ?»
    langue.jpg
    Petites perfidies bien connues, souvent sans intention vraiment méchante, mais qui trahissent autant de petites envies ou autres petits sursauts jaloux d’un seul petit mot ou d’une simple intonation. «Et ça paie d’écrire quand on n’est pas Joël Dicker ?» On note l’importance du mot «et». Ou pour l’accent tonal, après que le petit Tom s’est fait larguer par la jolie Denise: «Et tu n’as RIEN senti venir ?»

    2679043145.jpg
     
    Dans l’esprit de Molière
     
    Si ça n’a l’air de rien, ç’a toujours été du gâteau pour les écrivains, mais pas que, vu que la santé de ce bien commun qu’est le langage, et les altérations de la langue de bois ou, aujourd’hui, de ce qu’on pourrait dire la langue de coton des administrations et des ligues de vertu, intéressent autant la quidame et le quidam que les académiciennes et académiciens, d’abord et surtout en France.
    De fait, la littérature de ce cher pays - le seul d’ailleurs au monde qui ait une gendarmerie centrale de la langue -, nous a valu de formidables nettoyeurs du parler français, à commencer par Rabelais et le Molière des Précieuses ridicules ou des Femmes savantes, ensuite avec les moralistes, de La Rochefoucauld à Chamfort, enfin avec le tonitruant et drolatique Léon Bloy, dans son Exégèse des lieux communs, véritable machine de guerre visant les poncifs de l’esprit bourgeois, dans le sillage duquel s’inscrivent, moins virulents, un Jacques Ellul avec son Exégèse des nouveau lieux communs, visant le nouveau conformisme des temps qui courent ou un Jean Dutourd avec son persiflant Séminaire de Bordeaux, entre autres bêtisiers et sottisiers contemporains.
     
    Pointes et nuances
     
    Mais revenons à Philippe Delerm, écrivain tout en finesse et malice, dont je me fais un joyeux devoir de citer un peu longuement les trois premiers paragraphes du très sympathique ouvrage qu’il vient de publier, dont les observations ne se bornent pas, d’ailleurs, à l’inventaire des sournoiseries du langage courant, mais s’attachent à toutes les nuances de nos parlotes, y compris les non-dits de la pudeur ou de la politesse.
    Ainsi commente-t-il le titre de son premier chapitre, Et vous avez eu beau temps ?«Et. Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. Dire qu’il ose se nommer conjonction de coordination ! Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent mettre la paix dans les ménages. De ceux qui se présentent avec une humilité ostentatoire : je ne suis rien qu’un tout petit outil, une infime passerelle. Vaille que vaille je relie, j’attache, je ne m’impose en rien.
    «Simagrées de jaloux minuscule. Les rancœurs ont cuit à l’étouffée dans ces deux lettres faussement serviles, obséquieuses tartuffes.
    «Et vous en prenez beaucoup ?» est-il demandé au pêcheur que l’on voit relancer sa ligne en vain depuis trois quarts d’heure. «Et vous n’entendez pas les trains ? » s’enquiert-on auprès de ce couple qui vient d’emménager près de la gare. «Et ce n’est pas salissant ?» interroge-t-on le propriétaire de ce coupé Alfa Roméo d’un noir éblouissant»…
    201308161792-full.jpg
     
    Philippe Delerm ne se pose pas en moraliste vitupérant à la Léon Bloy, pas plus qu’il ne se la joue épurateur de la langue à la Renaud Camus. Plus qu’il ne dénonce, comme ça redevient la mode par les temps puritains qui courent, il énonce en écrivain, jouant d’imagination autant que de nuances en multipliant les scènes et saynètes utiles à l’illustration des bouts de phrases qu’il pêche dans le courant des conversations, telles : « J’dis ça, j’dis rien», ou «Passez un texto en arrivant», ou « Je sais pas ce qu’on leur a fait, aux jeunes », ou «C’est pas pour dire mais », ou «Je me suis permis», ou le terrifiant «Tu n’as pas lu Au-dessous du volcan ?», etc.
    H3889-L22188665.jpg
    Philippe Delerm excelle même dans l’apparent anodin. Que peut-on dire, par exemple, de l’expression «Bonjour le chien !» ? On pourrait croire qu’il va s’agir de l’inspecteur Columbo, mais non, c’est de Philippe Noiret qu’il est question, avec sa voix au «velouté contrebasse», dans Le vieux fusil, et Delerm de commenter : «Le chien, c’est son nom. Un statut incontournable, comme dans ces images des écoles autrefois, où le jardinier, le paysan le forgeron étaient à la fois un être et une fonction. Cela pourrait paraître réducteur et désinvolte, mais c’est tout le contraire. Quel mieux cela lui ferait-il de s’appeler Vadrouilleur ou Pepito ? Il y perdrait de son pouvoir, de son domaine. Non, c’est bien d’être le chien, de se voir assigner un rôle aux mesures précises de son ambition. Le chien cela veut dire aussi que la vie ne serait pas possible s’il n’y en avait pas un, qu’il fait partie des gens, des murs et du jardin, de toutes les balades dont il peut être le complice ou le prétexte ». (…) «C’est fort d’être le chien, c’est fort d’appartenir et c’est fort d’exister. Quand on entend «le chien», on sait bien qu’on vous aime»…
     
    Et maintenant «nous allons vous laisser »…
     
    Celle-là, nous l’avons tous vécue d’une façon ou de l’autre : «Un long silence. On est surpris soi-même à la fois de l’assurance et de la douceur cauteleuse avec laquelle on dit : « Nous allons vous laisser.» Ensuite, l’auteur y va de son évocation de telle visite à une personne âgée, pas vraiment proche mais qu’on aimait bien voir avant qu’elle ne soit «chassée du jeu», et chacun se rappellera la scène à sa façon.
     
    «Quand même», ajoute Philippe Delerm, «au moment où on le dit, on se sent hypocrite. «Nous allons vous laisser !», avec une douceur appuyée, comme si c’était «Nous allons vous lasser ! » Oui, c’est là que la dramaturgie est un peu lourde».
    Or c’est bien comme ça que ça se passe, et des deux côtés, vu que la vieille dame a lancé sans trop y croire non plus : «Oh, vous ne me fatiguez pas ! Mais vous avez sûrement cent mille choses à faire !». Et du coup «votre beau geste reprend de justes proportions. C’est une de ces choses que l’on fait pour la satisfaction, l’apaisement de les avoir faites. Mais en dépit de ce jeu social, il y a entre vous un élan, une vraie gentillesse, des souvenirs surtout».
    Ce qui n’empêchera pas tout à l’heure, dans l’ascenseur ou dans l’escalier, des «je l’ai trouvée très amaigrie !» et cette sensation délicieusement perverse, contre laquelle on ne peut rien : Comme le vie est neuve ! »…
     
    1540-1.jpg
    Philippe Delerm. Et vous avez eu beau temps ? Seuil, 158p. 2018.
     
     
     
     
     
     
     
     
    BPLT_JLK_25.jpgDessin original:
    MatthiasRihs. @Rihs/Bon Pour La Tête

  • L'autre soeur

    littérature
    Dès ma première communion j’ai choisi d’être la femme habillée.

    Je ne pense pas que ce soit de famille, sinon pourquoi ma soeur Gundula travaillerait-elle au bar à champagne de La Poularde ?

    Ce doit être une affaire de disposition innée puis d’acquisition: j’étais la petite fille de style classique, c’était pour ainsi dire un don et ensuite je l’ai cultivé.

    Il est inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l’habit n’a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieur - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.

    Tout ça pour vous dire que la sensualité n’a pas été absente de ma vie, mais je ne crains pas d'affirmer que j’ai préféré mille fois, durant celle-ci, la sensation du shantung ou du shintz, de la soie floche ou du satin à celle de la peau de l’homme à poils du cul de porc-épic.

  • Mobbing

    littérature,textes courts

    - Cette femme me colle, répéta le tout jeune nouveau comptable du service contentieux de l'Entreprise au responsable des ressources humaines, elle ne me lâche pas, elle s’assied sur mon bureau, elle me prend par le cou, elle me touche, elle me zyeute, un jour ça va finir par la main au derche, vraiment ça commence à bien faire...
    - Revenez me voir ce soir, dit le beau Tibère au pauvre garçon que sa ressemblance avec Johnny Depp désignait à toutes les convoitises.
    Et le même soir:
    - Le bouquet c’est cet après-midi. Cette fois elle m’a fait des avances claires et c’est carrément la menace. Elle me dit que ça ne serait pas bien ce soir si je ne venais pas chez elle, elle et un certain ami voudraient m’avoir rien que pour eux, ils me trouvent terriblement à leur goût et voudraient m’associer à leurs jeux, même que ça pourrait influer sur ma carrière. Vous voyez le plan ?
    Le pauvre garçon tremblait d’indignation devant le beau Tibère, qui lui fit comprendre d’un seul regard, assorti d’une caresse professionnelle, où était son avenir.

  • Interpol

    Panopticon113.jpg
    … Alors je téléphone au Renard pour lui dire que sous la porte qu’il y a derrière la bicyclette se trouve certainement le cadavre de la buraliste bavaroise aux bas mauves, mais Kress m’objecte à juste titre que la Bavière ne regarde que Derrick, et là je te le donne en mille, que me dit le blaireau de Munich ? T’as tout compris Maguy : que les bas mauves, ce serait plutôt Fred Vargas, même qu'elle roule à vélo depuis quelque temps…


    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui sont sur un roman

    hp_scanDS_7328101930101.jpg

    Celui qui a déjà trouvé le sujet de son premier roman mais pas encore le verbe ni le complément / Celle qui se sent proche d’entrer en « ascèse de création » / Ceux qui préparent leur « nouvelle campagne d’écriture » / Celui qui n’a pas de cancer à raconter mais une cousine castratrice et des collègues jaloux au Lycée Malraux / Celle qui ayant lu le dernier Gavalda s’exclame : « Et pourquoi pas moi ?! » / Ceux qui se lancent dans une intrigue échangiste avec les nouveaux voisins qu’ils développeront à quatre mains sur le papier genre sit com /  Celui qui a déjà prévu toutes ses réponses à François Busnel / Celle qui a trop à dire pour se  taire / Ceux qui estiment qu’un roman sera la meilleure relance de leur succès au karaoké et un plus au niveau de leur estime de soi / Celui qui a rodé son sujet en atelier et va le creuser à Capri / Celle qui a fait l’acquisition d’un IMac à écran 27 pouces pour que son roman explose / Ceux qui croient à la réincarnation du roman animalier / Celui qui est à la masse depuis que sa protagoniste Maud-Adrienne n’en fait qu’à sa tête / Celle qui se dit « sur la ligne » de Christine Angot en plus femen / Ceux qui ont fondé une assoce de jeunes romancières et romanciers afin d’échanger à tous point de vue et de faire front commun à la critique établie des plus de 27 ans / Celui qui a lu tout Balzac et en reste au Chef-d’œuvre inconnu / Celle qui se cherche un agent performant / Ceux qui seront de la Grande Offensive de septembre / Celui qui estime qu’avec un roman de 2666 pages il peut faire aussi bien sinon mieux que Roberto Bolano ce Latino surestimé en Allemagne / Celle qui va river son clou à Jean-Patrick ça c’est sûr /  Ceux qui considèrent que le public ne mérite pas leur deuxième roman au vu du piètre accueil qu’il a réservé au premier / Celui qui a passé du roman à la nouvelle sans renoncer au Goncourt à long terme / Celle qui a intitulé Le Mystère d’Angkor son mélo minimaliste « à la Duras » qui se passe entièrement dans une chambre d’hôtel de Vesoul dont le seul ornement est un vieux chromo des fameux temples visiblement découpé dans un illustré des années 1920-30 avant d’être mis sous verre parquelque main inconnue – là gisant le mystère / Ceux qui évitent de surligner le sous-texte de leur roman fonctionnant sur le non-dit du pulsionnel, etc.