Où Mark Greene, dans un roman (à paraître) de pure sensibilité fait écho au film de Claude Sautet dégageant une même qualité d’émotion. Et comment l’art rompt avec la jactance des temps qui courent
Chronique de JLK
Je n’avais pas fait 100 mètres sur mon vélo que déjà Michel Piccoli s’était crashé dans le fossé. J’avais commencé tout doucement à plat, réglant le POWER de la machine sur 50 en roue libre. Le cardiologue m’avait dit de faire gaffe (« à votre âge », qu’il m’a balancé, le malotru, alors que j’étais à peine à la veille de mes 71 ans, né un 14 juin le même jour que Che Guevara, sans blague !), et de voir le Pierre des Choses de la vie se ramasser deux poids lourds ne m’a pas fait fléchir : c’était parti pour les 1:54:20 de projection sur mon laptop arrimé au cycle fix. Il fallait au moins que je perde un kilo avant le 14 juin où sûrement j’en reprendrais trois, et 500 mètres plus loin toute l’histoire de Michel et Romy, mêlée à celle de Michel et Léa, était déjà bien lancée : le récit m’avait déjà pris par la gueule et le cœur en modulant les sentiments les plus délicats.
C’est dans le courant d’une autre histoire, filée dans son dernier roman par cet écrivain du nom de Mark Greene que j’avais rencontré vingt jours auparavant dans un minuscule restau japonais de la rue des Ciseaux, à Paris, et avec lequel j’avais tout de suite sympathisé au point que nous nous étions éternisés à parler encore et encore sur un coin de trottoir autour de minuit - dans ce roman donc, intitulé Federica Ber et que l’écrivain m’a envoyé dix jours plus tard et que j’ai lu d’une traite, d’abord avec soulagement (il est toujours redoutable de recevoir un livre de quelqu’un dont on n’a pas envie d’être déçu) et ensuite avec un graduel et profond bonheur, me coulant dans une fiction à valeur de rêve éveillé, surprenant à chaque page et nous renvoyant aux choses de notre vie alors qu’y était explicitement cité le film de Claude Sautet que je me souviens avoir plus ou moins snobé dans ma vingtaine (sa sortie date de 1970) et qui, comme en miroir, proposait à la fois un en deça et un au-delà du roman, les deux œuvres traitant également de bleus au cœur et de fuite, de passions mal barrées et de maladie (dans le roman), d’escalades plus ou moins chargées de symboles (comme chez Dino Buzzati) ou de mort violente (dans le film et le roman), etc.
Où il est question d’âges et d’anges…
Michel Piccoli avait quarante-cinq ans dans le rôle de Pierre, le protagoniste des Choses de la vie, septante-deux ans dans la peau de Marcel, le vieil amant de Mylène Demonjeot dans Sous les toits de Paris d’Hiner Saleen, et huitante-six ans en pontife apostolique mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
Je note précisément ceci car mon aïeul paternel est mort à 71 ans, mon âge ce jeudi d’embellie annoncée par la météo, alors que mon Grossvater lucernois a presque atteint l’âge actuel de Michel Piccoli (93 ans) où je doute d’arriver sans cure transgénique mais ça reste ouvert.
J’ose ajouter, quitte à me répéter, que les hasards de la vie font que si je suis né le même jour que Che Guevara, lequel est mort au jour de la venue au monde de Michael Wyler, autre chroniqueur de Bon Pour La Tête né en octobre 1947, etc.
Tout cela pour dire quoi ? Que la sensibilité n’a pas d’âge, ni les bleus au cœur, mais que la perception de tout ça, et l’expression des «choses de la vie», découlent souvent des âges fondant une expérience, ou au contraire nous pétrifiant le cœur.
Les poètes et les artistes ne sont pas des anges, mais des corps et des cœurs; les artistes et les poètes sont autant d’histoires que se racontent tout un chacun sur son vélo d’appartement ou n’importe où, mais l’art et la vraie poésie fait bel et bien apparaître des anges sur les toits de Berlin (dans Les ailes du désir de Wim Wenders) ou sur les corniches des toits parisiens (dans le roman de Mark Greene), et l’ordinaire discours plus ou moins « technique » sur les choses de la vie devient alors autre chose, qui rompt avec la jactance énervée des temps qui courent où chacun assène son opinion au lieu de se raconter, détails à l’appui.
L’idéologie, politique ou religieuse, qui sature le «discours » actuel, est une pétrification des idées, alors que celles-ci ne valent que lestées d’expérience humaine complexe, voire contradictoire. Bien entendu, il n’est aucune grande œuvre qui n’ait de composantes idéologiques, religieuse ou politique, comme on le voit notamment chez les poètes, de Dante à Shakespeare, ou, au cinéma contemporain, de Rosselini à Ken Loach, entre autres.
Mais quand l’idée pétrifiée, le concept partisan, la posture ou l’opinion-mitrailleuse se substituent à l’expérience sensible et à l’alchimie des formes, comme on le voit dans les emballements médiatiques ou les poussées d’hystérie des réseaux sociaux, ce qu’un Armand Robin appelait « la fausse parole » scelle la confusion et la chute dans le n’importe quoi.
Or il faut rappeler que l’art, la littérature encore digne de ce nom, mais aussi la simple conversation patiente et attentive, nous immunisent précisément contre le n’importe quoi.
Il y a quelque chose de purifiant dans la création artistique, et même d’hygiénique, de tonique et de reconstituant, que je vis à l’instant après une heure de pédalage sur-place intense en compagnie de deux actrices merveilleuses (Romy Schneider et Léa Massari) et du Pierre de Michel Piccoli ou du François de Jean Bouise, où seule la mémoire du protagoniste et le récit du tandem Sautet-Dabadie nous font sortir du chaos mortel.
Pareil pour le roman de Mark Greene, dont l’éditeur (Grasset) me prie de ne pas trop « buzzer » plus que ça...
En août prochain, l’aimable lectrice et le bienveillant lecteur de cette chronique découvriront aussi bien les personnages de Federica Ber, non moins attachants que ceux des Choses de la vie, entre les toits de Paris et le Chemin de ronde d’un pic des Dolomites d’où les chamois, parfois s’envolent…
Les choses de la vie est la remémoration, déchirante, des errements de quelques personnages qui auraient tous « pu faire mieux », et ne reste que la «révélation de la mort» dans la mémoire de Pierre. Dans Federica Ber, Mark Greene remplace, après la fin d’une histoire d’amour dont on ne sait peu près rien, ce bilan d’une vie par la fiction où l’apparente absurdité de la vie trouve finalement un sens puisque le poète Greene, comme les artistes des Choses de la vie, nous touchent au cœur.
Le sourire final du narrateur de Mark Greene me rappelle ,alors que s’affiche le mot FIN sur mon petit écran vélocipédique - au soulagement de mes putains de vieilles rotules- , le sourire muet de Michel Piccoli rencontré par hasard, cette année-là, sur un sentier pierreux des hauts de Locarno - cher septuagénaire s’envoyant encore en l’air sous les toits de Paris sans se douter qu’un lustre plus tard le malicieux Nanni Moretti en ferait un pape - entre autres choses-de-la-vie qu’on peut se raconter avant 71 ans et même après…
Mark Greene. Federica Ber. Grasset, 203p. (à paraître en août 2018)