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  • Résister en 2018

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    Comment résister aux nouveaux pillards ploutocrates prétendant dominer le monde sans égards pour l’avenir de la planète ? Entre autres résistants au pire, tels Naomi Klein, Noam Chomsky ou Bruno Latour, une géniale Américaine du nom d’Annie Dillard répond, à l’écart des idéologies, par son œuvre marquée au double sceau de l’intelligence du cœur et des lumières de l’esprit.  

    Chronique de JLK. Dessin original de Matthias Rihs.

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    Je suis la vingt-deuxième chronique de JLK, destinée à paraître entre le dernier jour de l’an 2017 et la première semaine de l’an 2018, aux bons soins des sœurs courage en charge de l’édition du média indocile Bon Pour La Tête, prénoms Florence et Diana-Alice, et avec un dessin de Matthias Rihs dont je raffole de la ligne claire et des flamboyants jeux de couleurs. 

    Au titre de dernière chronique de l’année signée JLK, je serais censée produire le bilan convenu des douze mois écoulés, mais cette seule idée me semble déroger au bref credo publié dans le flyer de promotion de Bon pour La Tête où le sieur JLK se présente en ces termes : « Je n’en ferai jamais qu’à ma tête; tout ce qui est bon pour elle et pour la vôtre, par les voies du cœur et de l’esprit. Je me fous du Gros Animal - La société selon Platon -, j’aime les gens et je fuis la meute dont l’impériale connerie nous menace. Mon triporteur: vivre, lire et écrire. Biscuits pour la route: humour et tendresse. La Beauté sauvera le monde: en avant l’Amour, etc. »

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    Ce côté vieil éclaireur unioniste de la YMCA version lémanique ou citoyen du monde,  chez JLK, me fera toujours sourire, surtout quand il y ajoute son grain de poivre, à savoir que le scout est bon mais n’est pas poire. 

    Or l’année 2017 lui aura bel et bien donné du poivre à moudre, en matière de résistance à l’impériale connerie, dès l’investiture de l’obscène coquin prétendant régner sur le monde depuis son salon ovale, le 15 janvier 2017, et je trouve super (langage d’époque) que les premiers mots que JLK ait inscrits dans ses carnets persos de l’année, le 1er janvier, soient : «Je me réveille dans la pensée des Vivants», désignant ainsi la grande épopée romanesque précisément intitulée Les Vivants et signée Annie Dillard, qu’on pourrait dire l’anti-Trump par excellence, hors de toute considération idéologique ou politicienne. Soit dit en passant, le nom d’Annie Dillard, que JLK considère comme l’un des écrivains les plus vivifiants de ce temps,  est apparu à plusieurs reprises dans ses chroniques antérieures,  et notamment celle qu’il a consacrée au legs du philosophe dans les bois – Henry-David Thoreau auquel Dillard a consacré sa thèse de lettres – avec une splendide illustration de Matthias évoquant autant l’idylle forestière de l’ermite sylvestre que l’immersion quasi cosmique d’Annie Dillard dans la nature. 

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    Né sous le signe des Gémeaux (comme Johnny, Sartre et Che Guevara), JLK est à la fois la dualité incarnée, pour ne pas dire l’ambivalence à tous égards, mais les voies du cœur et de l’esprit – et pas mal d’expériences personnelles ou collectives cuisantes – lui ont donné la conscience aiguë des limites du système binaire dont se nourrissent les écervelés simplistes à la Donald Trump et que dépasse le génie poétique d’une Annie Dillard ou le sens commun de milliards de gens de bonne volonté et de toutes confessions, tel le chroniqueur algérien Kamel Daoud qui a également marqué ce début d’année avec le recueil intitulé Mes indépendances, en février 2017.

    Reconnaissance à Kamel Daoud

    Unknown-1.jpegDans son introduction au choix de chroniques (un peu moins de 200 sur les 2000 qu'il a rédigées dans l'urgence en vingt ans) de Mes indépendances, Kamel Daoud évoque la pratique de ce genre devenu très populaire en Algérie, dans les sanglantes années 90, insistant sur l'aspect vital de cette frénétique quête de sens quotidienne (il lui arrivait de composer jusqu’à cinq chroniques par jour sous divers pseudos) et d'échapper au discours formaté par un style personnel rompant avec la pensée unique.

    Or Kamel Daoud n'est pas que le contempteur révolté de celle-ci: diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, il incarne aussi le quêteur actif et réactif d'une société affranchie de toutes les «valeurs-boulets qui peuvent empêcher de penser librement», et c’est évidemment lourd de conséquences dans un pays « engoncé dans la mythologie du passé» où le ressentiment anticolonialiste incessamment recyclé n'est guère plus libérateur que la soumission islamiste dont l'asservissement de la femme reste l'un des symboles et la pierre d'achoppement.

    Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors-sol, les athées dogmatiques ou les néoconservateurs de tous bords. Dans la chronique qu’il lui a consacrée en août 2017, JLK relevait, chez Kamel Daoud, une clairvoyance rare et un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, surtout: un observateur sérieux, honnête, cultivé, personnel, qui s’oppose tant aux pouvoirs mortifères qu’aux nouveaux pillards.

    Que dire non ne suffit plus…

    1540-1.jpgDans la foulée des résistants à la Kamel Daoud, trois autres auteurs non alignés auront marqué, eux aussi, l’année 2017, s’opposant explicitement à la politique catastrophique du nouveau Maître du monde et de sa clique de ploutocrates, dont l’avènement inattendu a provoqué une véritable sidération.

    Dans un des fragments de son dernier livre, intitulé Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, l’écrivain luxembourgeois Lambert Schlechter note ceci sans préciser de qui ou de quoi il parle: «J’étais sûr que cela n’arriverait pas. J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’était pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant ? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté».

    Or, lui faisant écho, l’essayiste-activiste altermondialiste Naomi Klein raconte, au début de son nouvel brûlot de circonstance lancé «contre la stratégie du choc de Trump» avec le titre Dire non ne suffit plus, comment, à l’autre bout du monde, à Sydney, lors d’une réunion de responsables d’organisations australiennes dans les secteurs de l’environnement, du travail et de la justice sociale, la nouvelle du résultat des élections de 2016 tétanisa ces gens de bonne volonté avant de les confronter à l’évidence d’un coup d’Etat des multinationales et, bien plus qu’à la victoire d’un démagogue vulgaire: à la suite logique de la politique impériale détaillée par Noam Chomsky dans son essai de 2002, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, ou par Jean Ziegler dans le chapitre de son dernier livre, Chemins d’espérance, intitulé La stratégie de l’empire.

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    Naomi Klein, avec un véritable programme de résistance positive visant à fédérer ceux qui refusent le pillage de la planète, et après elle Noam Chomsky prônant L’optimisme contre le désespoir, et après lui Bruno Latour posant lui aussi la question des questions, dans Où atterrir, relative à la sauvegarde de notre espèce et de son espace terrestre menacé par les pillards aveugles : autant de manifestes bons pour la tête que la dernière chronique de l’année de JLK, foncièrement optimiste de nature, se devait de relever.                

    1464323869873.jpgAnnie Dillard illumine les voies du cœur et de l’esprit

    Cependant je reste consciente, en ma qualité de première chronique de JLK publiée en 2018, que c’est d’un brassage plus profond de la réalité que l’auteur de ces lignes attend les meilleures raisons d’espérer, du côté de la vie, où les discours de bonne volonté cèdent le pas aux lumières d’une parole personnelle sans pareille, valable pour tous hors partis et partis pris - et nous voici revenir aux Vivants d’Annie Dillard.

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    Les Vivants relate l’épopée des émigrants pionniers de la fin du XIXe siècle, qui défrichaient les côtes boisées du nord de Seattle. C’est le roman des grandes espérances d’un jeune couple et de sa communauté solidaire sur fond de ruée vers l’or et de naissante course au profit. C’est l’opposition déjà perceptible entre bâtisseurs de bonne volonté, alliés au Indiens locaux, et profiteurs de toute nature, entre fraternité humaine et conflits racistes exacerbés par la présence des travailleurs chinois et la sauvagerie des tribus du nord. C’est l’admirable fresque d’une Amérique en quête de liberté dont l’affirmation débridée aboutit à la spoliation des uns et au règne sans partage des autres. Ce sont d’inoubliables personnages aux dimensions de figures bibliques, et c’est enfin un hymne à la nature d’une incomparable beauté.

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    Annie Dillard, née en 1945 quelques mois avant les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, n’a rien d’une rêveuse new age enjolivant la nature et positivant les yeux dans les nuées. Dans le plus saisissant de ses livres, intitulé Au présent, elle revient ainsi à plusieurs reprises sur les enfants malformés de naissance, tels les nains à tête d’oiseau et les enfants sirénomèles, qui lui font dire, dans la foulée d’un digne spécialiste en pédiatrie de San Diego, que l’homme deviendrait fou s’il devait appréhender vraiment la condition humaine. Et d’ajouter : «Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles».71Eq3Rz7tiL._AC_UL320_SR192,320_.jpg

     

    La parole des « pierres à souhaits »

    Une chronique publiée à l’aube d’une nouvelle année se doit pourtant d’annoncer de bonnes nouvelles, et le sieur JLK se fait fort d’en proposer au moins une : c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler…

    Ainsi conseille-t-il de lire illico Apprendre à parler à une pierre, de la même Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.  

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    Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences : « J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne : ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue ».

    Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins».

    Et d’ajouter: « Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète - construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup ; nous n’en faisons pas nos amis ; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades».  

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    Travaillons du chapeau ! Bon pour la tête !

    Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée.

    Bons pour la tête ? Annie Dillard complète en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau : «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…

    Kamel Daoud, Mes indépendances. Actes Sud, 2017.

    Naomi Klein. Dire non ne suffit plus. Actes Sud, 2017.

    Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Lux éditeur, 2017.

    Buno Latour. Où atterrir ? La Découverte, 2017.

    Annie Dillard. Les Vivants, Au présent et Apprendre à parler à une pierre, aux éditions Christian Bourgois où toute l’œuvre vient d’être rééditée en collection de poche.   

      

  • Ceux qui s'attendent à tout

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    Celui qui n’y est pour personne / Celle qu’on a oubliée dans l’antichambre des viennent ensuite / Ceux qui vivent en autarcie dans le container bio / Celui qui avait de la bouteille et s’est cassé en conséquence / Celle qui n’a plus été utile aux cadres moyens / Ceux qui avaient pourtant lu L’Ecclesiaste / Celui qui a été lâché par ses chiens / Celle qui n’est plus sur l’organigramme pour cause de surpoids / Ceux qu’on a enterrés vivants par souci d’économie / Celui qui est ressuscité à Noël par erreur de timing / Celle qui va foncer dans la nouvelle année équipée de pneus à clous à l’instar des épouses de cadres de la multinationale Nestlé / Ceux qui n’oublieront jamais ce qui a été il y a un siècle à l’époque de Staline le bourreau d’Auschmitz / Celui qu’on a zappé dans le programme spatial / Celle qui a été rejetée de l’hoirie quand son fils est sorti du placard / Ceux qui ne répondent pas à celles qui ne leur demandent rien / Celui qui se sent seul dans l’univers immense aux galaxies pleines de trous noirs / Celle qui a épousé un télescope pour voir plus loin / Ceux qui se ramassent et vont voir dans la quatrième dimension ce qu’il en est du cinquième élément / Celui qui prend toujours de bonnes résolutions à l’approche du 30 décembre alors que le 29 lui reste en travers de la gorge / Celle qui relit toujours un peu de Mauriac en fin d’année / Ceux qui font le plein de leur demi verre vide, etc.
     
    Image JLK: le Bouddha Gupta de la Désirade.

  • Le blues des heures nues


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    En mémoire d'Asa Lanova, décédée le 26 décembre 2017 à Lausanne.

    Les heures nues, que désigne le titre du dernier récit autobiographique d’Asa Lanova - peut-être l’un de ses plus beaux livres du point de vue de la musique des phrases -, sont celles de la lucidité de plus en plus aiguë qui nous vient, avant l’aube, au fur et à mesure que nous prenons de l’âge. La sourde angoisse, liée au vieillissement, de celle qui a connu la « grande obsession » de l’érotisme, ne trouvera d’exorcisme que par les mots, réunis ici en longs colliers de phrases splendides, dont le déploiement proustien contraste cependant avec l’étroitesse du « théâtre » investi en l’occurrence, entre le lit couvert de chats de la narratrice, le jardin où la porte sa première rêverie matinale, la « chambre aux mots » où la ramène la discipline « quasi militaire » de l’écriture, les allées enfin de ses souvenirs.
    À ceux-ci est associé un amour-passion passager vécu dans la prime jeunesse avec Maurice Béjart, visiblement exalté à proportion de l’aura de celui-ci, entre fantasme de l’âge et retour à la cruelle réalité, puisque « Satan » ne répond pas vraiment. La remémoration d’un autre lien, à la fois littéraire et affectif, avec l’éditeur et écrivain Georges Belmont, dégage une bien plus réelle émotion alors que « Maestro », comme la disciple le surnomme, s’approche de sa propre fin.
    Une dernière étreinte avec un certain Stanislas de passage, aussi intense que brève, et sans lendemain, marquera-t-elle le terme d’une vie marquée par la hantise du sexe? Ce qui est sûr est que les plus belles pages de ce livre ne sont pas celles que tisse ce remugle d’érotisme solitaire, mais celles qui se vouent à la célébration de la simple vie, des animaux entourant leur sorcière bien-aimée, des oiseaux, des aubes pures et des nuits de solitude de la narratrice tissant sa toile, à l’encre violette, avec une grâce arachnéenne.

    Asa Lanova, Les heures nues. Campiche, 159p.

  • En quête de l’Or du Temps


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    Sur La Nuit du Destin d’Asa Lanova, ou le mimétisme incarné.

    C’est un livre assez fascinant que le nouveau roman de la romancière lausannoise Asa Lanova, peut-être son livre le plus abouti à ce jour, après La Gazelle tartare, plus autobiographique mais déjà si remarquable, sans compter les sept romans précédents. Une fois de plus, la romancière revient en la ville d’Alexandrie, « cette cité où le bonheur est si proche du malheur », y déléguant cependant un double romanesque en la personne de la jeune Anne, arabisante fort attirée par l’islam et le mélange de sensualité entêtante et de mysticisme du lieu.

    Lorsqu’elle y revient, le souvenir d’un certain Ismaël se mêle aussitôt à ses errances et à sa rêverie, qu’elle a rencontré en leur prime jeunesse aux abords de l’université où elle prenait des cours d’arabe, et dont elle a vite pressenti que rien ne se passerait entre aux que d’affectif et de spirituel. Ce garçon lettré et de bonne famille mais rejeté par son père viveur, très attiré par la culture française, ne tarde à lui confier son secret : une passion intense pour une Laylah plus âgée que lui et qui interrompt brusquement leur liaison au moment où elle culmine, le poussant à adhérer bientôt, pour sublimer frustration et désespoir, à la société secrète des Aigles d’Osiris dont la quête d’absolu passe par la domination de soi et le dépassement de tout désir. Par la suite, la rencontre d’une Violanta non moins vertigineusement attirante, à la fois artiste et portée vers une sorte d’érotisme sacré, l’incite à rompre son serment, alors que Laylah elle-même a été assassinée en Inde où elle avait fui. Au cours de ce roman romanesque qui fleure bon les lectures de nos jeunes années par son goût du secret et ses saveurs fraîches, entre Secret de la porte de fer et Mille et une nuits, apparaissent trois autres femmes plus ou moins sacrifiées et également attachantes : Magda la mère d’Ismaël, rejetée par son macho lubrique après la naissance de leur fils ; la jeune Negma, cousine d’Ismaël à qui le père de celui-ci l’a mariée et qui n’a pu distraire son jeune époux de son idéal spirituel, enfin la vieille Rhoda, elle aussi soumise à Soleïman avant de devenir le chaperon de son fils et son initiatrice spirituelle.    

    On se rappelle à tout moment, en lisant La Nuit du Destin,  le mémorable Mensonge romantique et vérité romanesque qui a inauguré la réflexion magistrale de René Girard sur le mimétisme en littérature, avant son extension à l’anthropologie dont Achever Clausewitz, tout récemment paru, module les observations sur la guerre totale et ses improbables issues. Les « triangles » du mimétisme amoureux ou religieux sont en effet omniprésents dans ce roman de l’amour-passion dont tous les protagonistes, à commencer par la narratrice, sont liés entre eux par des relations de « jalousie », au sens profond, de frutration et de sublimation ou de sacrifice expiatoire. Entre Anne qui brûle d’être aimée d’Ismaël et s’efforce de sublimer son attirance secrète en menant l’enquête et ses révélations, Ismaël qui étudie la passion fatale en littérature et s’efforce lui aussi de dépasser sa dualité mystico-charnelle dans le sacrifice ascétique, Negma l’épouse délaissée et fidèle par delà la mort, Rhoda la servante humiliée et requalifiée par ses pouvoirs secrets, enfin Violanta qui incarne une sorte d’éternel féminin renaissant du sacrifice de sa propre mère, c’est un véritable tourbillon de liaisons mimétiques, doublées par force signes et symboles initiatiques, qui traverse ce roman à la poésie lancinante, où les récurrences citées en exergue du Diwan du Fou de Layla alternent avec les réminiscences mélancoliques de Constantin Cavafy.

    Les évocations magnifiques d’Alexandrie ou des journées de Ramadan (dont la 27e est cette Nuit du Destin propice aux révélations), le romantisme arabisant qui en enveloppe les pages de ses charmes captieux, parfois à la limite du kitsch mais échappant à celui-ci par l’innocence presque « enfantine » de la conteuse (petite fille et sorcière comme tous ses personnages féminins), la beauté et la musicalité proustienne de la phrase d’Asa Lanova font de cette Nuit du Destin un livre finalement à la hauteur de l’épitaphe gravée sur la tombe d’Ismaël : « J’ai cherché l’Or du Temps ».

    LANOVA Asa. La Nuit du Destin. Campiche, 208p.

  • La Fileuse


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    En mémoire de notre petite mère, née le 27 décembre 1917.

    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie.

    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tous coups les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.

    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’enfant, sans prêter trop d’attention à mes récits de père niaiseux : l’enfant parlait-il déjà ? L’enfant s’était-il mis à lire ? L’enfant écrirait-il bientôt ?

    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.

    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en éclatera.

    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.

    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès l’aurore n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.

     °°°

    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.

    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dès le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur – Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas où des enfants s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas, les merveilleux nuages…

     

    EnfantJLK.JPG (Extrait de L'Enfant prodigue).

     Dessin de Richard Aeschlimann