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  • Douce dinguerie de Robert Walser

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    Retour amont sur  Le brigand, roman inédit du vivant du grand écrivain alémanique (1878-1956). Une pure musique au bord des gouffres de l'aliénation.

    On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d'abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d'irrépressible angoisse. C'est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale.On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C'est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce. Il est possible au tea- room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu'on a dit: «Merci bien» à la serveuse, elle répond: «Service». On lui donnerait un bec ou on l'étranglerait: c'est la Suisse. 

    Le poète, en lisant le journal (tuerie en Angola et en Bosnie, légère embellie à Moribundia), songe au réconfort de la nature innocente. «Comme l'ombre des arbres nous fait du bien», remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage «hölderlinement clair et beau». S'il était normal il se dirait: «Cette sommiche me zyeute, je me la fais.» Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo. «L'amour est quelque chose d'absolument indépendant», griffonne-t-il. Et à un docteur il s'exclamera: «Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d'amour.» 

    Walser6.JPGPourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le «faire» que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu'il publie enfin un livre positif. Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis») à cette «foule de manteaux de dame». Hélas il ne peut qu'ironiser: «Le mieux c'est que j'aie un enfant et que je le présente à une maison d'édition, qui ne pourra guère le refuser.» 

     

    Or cette indéniable dinguerie n'empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l'enseigne d'une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d'ailleurs, comme l'attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades. 

    Publier un enfant, choyer un livre d'un tendre bout decrayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut :c'est à cela que s'emploie Robert Walser à l'été 1925, quand il écrit Le brigand

    Ultime fécondité 

    Walser5.JPGSi les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme: son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes. 

    En outre il aligne, en ces années, un nombre extravagant de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu'on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne. En 1925, il écrit: «Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades: «Il faut le mettre à l'asile», comme si le mal était conjuré. Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter. La suite est biographique: de nouvelles crises, l'internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d'un sien roman de jeunesse... 

    Plus que de l'art brut, dont on croit savoir ce qu'il est,  Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d'enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micrographiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant de l'art brut, se distinguent cependant absolument de celui-ci: il n'est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d'esprit au délire autiste d'un Adolf Wöffli, par exemple.

    WalserTod.jpgSans outrance, l'on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l'auteur puisqu'il ne fut déchiffré qu'en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L'on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique. 

     

    Robert Walser. Le brigand, traduit (excellemment) par Jean Launay, Ed. Gallimard, 158 pages. 

    Carl Seelig: Promenades avec Robert Walser, Ed. Rivages, 178 pages.

     

  • Ceux qui entendent des voix

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    Celui qui dirige la manécanterie sans descendre de selle / Celle dont la voix donne l’idée d’un ciel japonais au-dessus de la neige / Ceux qui luttent contre la saleté de leurs venelles mentales / Celui qui a deux voix mais une seule paire de ciseaux dans son nécessaire de voyage/ Celle qui chante comme la Castafiore en plus andalou / Ceux qui ont entendu grincer Caruso sur les 78 tours de la cousine de Marcel Proust / Celui qui a une voix de tête sous son bonnet d’âne / Celle qu’on dit la Schwarzkopf des têtes blanches / Ceux qui chantent dans la forêt de cèdres du couvent chinois / Celui qui a appris à solfier sous la direction du gros lard à l’âme pure / Celle qui déchiffre la partition de Palestrina les yeux fermés / Ceux qui formatent le goût des petits soldats à la Croix de fer / Celui qui s’est pacsé avec le soprano colorature qui partageait à dix ans son goût pour le baroque italien et les aventures de Pif le chien / Celle qui n’a jamais confondu les styles de Jessye Norman et de Janet Baker au risque de se faire traiter de bêcheuse par les dactylographes de la firme Anyway / Ceux qui se retrouvent en pleine forme après avoir entendu les Kindertitenlieder de Gustave Mahler dont un des enfants aussi n’a pas eu de chance comme tant d’autres à cette époque hygiéniquement peu sûre / Celui qui a baptisé ses braques allemands Ali et Shmuel par manière de geste pacificateur / Celle qui nourrit ses rossignols au ris de veau citronné / Ceux qui chantent sur la même branche de poirier virtuel / Celui qui affirme que sa voix lui permet de mieux entendre ce qu’il ressent / Celle qui en a tant vu qu’elle ne fait plus que boire / Ceux qui vont en colonies surveillées pour chanter la liberté / Celui qui regarde le livre d’art en se demandant ce que valent ces vierges sur le marché / Celle qui a entendu la Bartoli chanter au Qatar / Ceux qui préfèrent le karaoké à Benidorm , etc.

    Peinture: Michael Sowa.

  • Ceux qui ont une mémoire vive

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    Celui qui se rappelle le bleu délavé des cornets dans lesquels était ensaché le sucre d'orge que le père Buttet de l'épicerie du quartier tenait dans son arrière-boutique / Celle qui a commis son premier larcin (un miroir de poche et un tube de rouge) au nouvel Uniprix / Ceux qui louaient des jardins ouvriers sous-gare / Celui qui se retrouve au Café Le Bout du monde pour écrire dans la même ambiance à peu près (à parois de vieux bois et à sièges de cuir grenat) que celle du Barbare à l'époque des premiers Stones et d'Amsterdam de Brel et de la Black and Tan Fantasy par Earl Hines dans le juke-box / Celle qui t'a snobé quand tu lui as proposé le porte-bagages de ton premier Vélosolex / Ceux qui écoutaient la nuit les dernières nouvelles de Hongrie sur le poste à galène du frère aîné / Celui qui en veut (un peu) à sa mère d'avoir bazardé ses collections d'Artima (Tex Bill, Red Canyon, et,) et de Bob Morane durant un de ses à-fonds de printemps / Celle dont les ongles sentaient le Cutex / Ceux qui se rappellent le premier microsillon écouté en famille sur le nouvel électrophone, d'Harry Belafonte chantant Day O / Celui qui se rappelle son premier documentaire au Cinéac avec son grand-père Emile sur les oiseaux des marais précédé d'un Charlot / Celle qui est restée songeuse en découvrant la publicité de la gaine Scandale / Ceux qui ont commandé les fascicules de culture physique dite "sculpture humaine" de Robert Duranton le plus bel athlète de France posant en slip minumum sur la réclame / Celui qui ferme les yeux pour retrouver l'odeur de son premier labo photo dans le cellier familial/ Ceux qui te faisaient marrer comme placeur au cinéma de quartier Le Colisée quand ils revenaient voir dix fois le mêm efilm et partaient après la scène osée / Celui qui revoit le paravent derrière lequel se changer dans la chambre qu'il partagea avec ses parents dans un hôtel miteux de Suresnes lors de leur première escapade parisienne / Celle qui disait: c'est spécial devant toute repro de tableau abstrait ou encore: bah, c'est du Picasso ! / Ceux qui ont chopé la passion des modèles réduits vers 1960 donc avant Kennedy et la conquête de la lune / Celui qui se souvient de la toile genre fleurier qu'on étalait sous le grand pommier pour goûter en été / Celui qui était assez à cheval sur la déco de sa deux-chevaux / Celle qui a demandé à Paulo le mécano de remonter le moteur de son Florett qu'elle avait imprudemment entrepris de nettoyer avec de l'huile de colza / Ceux qui ont dansé le twist à leur première surpatte où certaisn garçons hardis se sont risqués à la langue fourrée / Celui qui a opté pour la mécanique à seize ans déjà et a a engrossé Josyane peu après ce qui a fait dire au pasteur qu'il avait de l'avance à l'allumage ah ah ces pasteurs quel humour n'est-ce pas ? / Celui qui parle d'"évacuation propre et radicale" à propos de la gestion de ses cendres / Celle qui est redevenue aussi seule qu'en son enfance après un veuvage serein et le constat ma foi que les bons maris sont rares / Ceux qui ont eu vent de la femme-canon mais ne l'ont jamais vue de leur vivant pas plus que Grock le clown suisse allemand / Celui qui a meulé pour recevoir le porte-avions Forrestal à Noël mais n'a jamais fini de le monter / Celle qui aimait passer près des vanniers du quartier de Gitania que sa mère lui recommandait d'éviter à cause qu'on sait jamais avec ces gens-là / Ceux qui jouaient le dimanche à la voiture dans la pièce avec deux fauteuils renversés pendant que les parents étaient au culte / Celui qui a retrouvé Dieu sait où cette image de l'école du dimanche protestante représentant un Jésus style beatnik avant la lettre / Celle qui a été la première à s'afficher avec un Italien et ensuite elle est devenue danseuse de cabaret alors tu vois Marlyse où ça mène / Ceux qui ont investi l'épave de la Chrysler au fond du ravin de la route d'en haut et là c'est des sacrées virées qu'ils ont fait en imagination / Celui qui tenait pour les voyous de la maison de redressement quand les costauds du quartier juraient de leur faire la peau et revenaient tout lacérés / Celle qui se rappelle l'arrivée au collège de Johnny Simenon que le chauffeur de la Rolls laissait un peu en contrehaut comme pour ne pas susciter des envies / Ceux qui de toute façon n'iront pas en section latine vu leur origine sociale mal barrée / Celui qui n'en a ajmais voulu à ses parents de n'avoir pas les moyens comme ils disaient / Celle qui a toujours trouvé le moyen de moyenner comme elle disait /Ceux qui ont eu le souci de transmettre sans prescriptions particulières pour autant /Celui qui a de probables souvenirs de sa troisième années mais avant c'est moins sûr / Celle qui a gardé son Hermès Baby dont le ruban est un peu mité à l'heure qu'il est / Ceux qui ont passé à l'ordi vers le mitan des années 80 et certains sur Atari comme bibi et François Bon / Ceux qui ont passé de l'Underwod d'occase genre Hemingway à l'Olivetti portable genre Buzzati puis à la Remington et à la première Adler électrique suivie de la petite Canon et du premier Atari payé trop cher et remplacé finalement par la gamme des Mac's et des PC dont ce dernier ACER professionnaly Tuned sur lequel je recopie cette liste notée dans les marges de l'Autobiographie des objets de François Bon paru en août 2012 aux éditions du Seuil aux bons soins d'un imprimeur labellisé vert supprimant l'utilisation des produits toxiques,etc.

    Images: François Bon et la machine à écrire de Patricia Highsmith

  • Les ombres lumineuses

     

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    Constellations poétiques de W.G. Sebald.


    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Friedrich Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, qu’on retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du dernier recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de l’allumé Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer : un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en célesta clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
    littérature,poésieCette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie me fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de cristal et rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables.
    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald. Celui-ci prolonge la tradition des grands promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…
    Une magnifique évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténères pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille.

    Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine à la manière d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre sur laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure de petits anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…
    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 200p.


  • Longue vie aux rêveurs doux !

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    À la démence collective et chaotique des temps qui courent, le sens commun et l’humanisme sensible opposent le contrepoison du comique grinçant  ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en est la troublante illustration. Après Orwell et Buzzati, la fiction fantastique éclaire la réalité.   Le réalisme panique exorcise la violence par la douceur... 

    Chronique de JLK

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    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?

    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention.

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    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.

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    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre. 

    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…

    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.

    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.

    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.

    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.

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    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !

    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?

    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…

    Redites-moi des choses tendres…

    LobsterWhishawReillyFarrellHunt.0.png.jpegCe qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.

    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.

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    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.

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    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…

    Parmi les animaux dénaturés

    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.

    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.

    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !

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    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».

    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.  

    Et les animaux là-dedans ?  

    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.

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    Highsmith17.jpgÀ l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.

    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…

     

    Yorgos Lanthimos. The Lobster. Visible en streaming sur le site http://hds.to.

    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

     

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     (Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique parue dans le média indocile Bon Pour La Tête)

     

  • Ceux qui clivent le débat

     

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    Celui qui pratique les mariages-éclair à la Schlegel par ses traits d’esprit combinatoires / Celle qui reste binaire en matière de jugements à deux balles / Ceux qui te somment de choisir ton camp de vacances / Celui qui n’est ni à voile ni à vapeur dans son kayak non freudien / Celle qui a mauvais transgenre / Ceux qu’on peut dire métrosexuels aériens mais ce n’est même pas opératoire du point de vue des données phénoménologiques urbaines scientifiquement vérifiables / Celui qui est clivant au niveau de l’odeur corporelle / Celle qui a un regard d’oxymore fuyant / Ceux qui assument leurs contradictions de millionnaires de gauche lisant Les damnés de la terre dans leur jet privé / Celui qui se la joue nouvelle guerre des deux roses dans le conflit des épines noires / Celle qui épouse les idées du tiers exclu par solidarité de classe moyenne / Ceux qui hésitent entre la France binaire et l’Europe poitrinaire / Celui qui gère les affects disruptifs de ses jumelles à problèmes / Celle que la multinationale a engagée pour son art de noyer le poisson du double langage / Ceux qui tendent à l’unité dans la différence symbolisée par la fidélité de Jean d’0 et de Johnny à tous les présidents amateurs de rock littéraire ni de droite ni de gauche / Celui qui se fait assassiner sur les réseaux sociaux au motif qu’il a osé prétendre que Johnny serait incapable de concevoir les derniers quatuors de Beethoven / Celle qui préfère s’adresser au dieu du rock qu’à ses seins d’ailleurs refaits / Ceux qui se tirent une balle avec leur fusil à deux coups, etc.

    Peinture: Pierre Omcikous.