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  • Aux bonheurs de Thélème

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    Chemin faisant (165)
     
    Têtes blanches et cœurs verts. - De ricanants raseurs n'en finissent pas de conclure à la fin de tout: que ces festivals estivaux ne sont que de l'écume touristique pour babas & bobos, que la littérature et les arts ne sont plus ce qu'ils étaient, que l'hyperfestif à tout nivelé et qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.
     
    Or dès notre arrivée dans la grande arche aux murs safran couverts de lierre des Deux-Terres, dès la première vision des chats somnolents et de la chambre d'écriture dans la lumière ocellée du sous-bois, dès l'accueil ensuite tout cordial et débonnaire de l'hôte André et de tout un joyeux essaim d'amies; dès notre montée ensuite par les escaliers et les ruelles aux éventaires couverts de livres, jusqu'à la petite esplanade couverte de toiles blanches sous lesquelles j'étais censé participer au café littéraire de midi, toute ma prévention s'est dissipée et la suite n'a été que de bons échanges jusqu'à la lecture et au souper du soir à la longue table amicale.
     
     
    Il est vrai que les moins de 33 ans se comptaient sur les doigts d'une main, voire moins, dans le parterre de têtes blanches venues écouter l'Helvète de passage, mais la jeune animatrice, Catherine Pont-Humbert ne m'a pas moins gratifié d'un accueil chaleureux et compétent, fondé sur une lecture attentive de mon Enfant prodigue et me laissant improviser très librement sur ses thèmes proposés. Et ensuite, que d'aimables demandes de dédicaces flattant ma vanité naturelle et ma joie surnaturelle !
    Bouquins à l'emporter - "J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie". Signé Henri Michaux dans Passages, dont l'édition m'attendait à l'étal du libraire Perdriel, lequel s’était fait remplacer momentanément par une Dame Simone, sans doute pour motif d’excès de chaleur. D'ailleurs la première Idée de traverse du livre de Michaux annonce le thème:"À l'Équateur, je ne me suis jamais senti moi-même. Une ivresse endormie me tenait, pas toujours causée par la chaleur que l'altitude ou les vents rendaient parfois médiocre". Et j'emportai aussi, dans ma sabretache, La mère du sage hindou Aurobindo, peut-être utile à mon élévation spirituelle de fils prodigue, la monographie consacrée à Proust par Georges Cattaui, et la Grille de Parole de Paul Celan avec sa couverture de Kandinsky et ses poèmes en version bilingue aux abrupts marqué s par autant de clous de douleur.
     
    Conviviales agapes.- J'avais encore une heure de lecture à assurer en compagnie restreinte, le soir aux Deux Terres, ou nous nous sommes retrouvés entourés d'amis et autres invités de nos hôtes de l'association Et si on s'écrivait ?, avant le dîner sur une longue table ou têtes romandes connues (notamment tel illustre fantaisiste de radio et tel vaillant randonneur de télé à fameuses jumelles ) voisinaient avec tel Corse Suisse de cœur aussi féru de musique que notre hôte, ou telles sémillantes jeunes filles en fleurs, la cinquantaine bien passée pour la plupart mais d'esprit vif et riant comme il faut aux pointes d’humour de ma lecture, ah, ah.
     
    C'était une joyeuse tablée de babas et de bobos et je me demandais qui en serait encore dans sept ou dix-sept ans, nous étions bel et bien des vieux de la vieille et pourtant, gracias a la vida , que de belles et bonnes gens nous étions ce soir de pleine lune au pied de la colline rassemblant les épistoles de la marquise et les murmures du poète, juste ce soir-la, ne fut-ce qu'en passant.
    En attendant, dites donc, cher Annemarie Amu, Odette, Yves, et André, on se rappelle ?

  • On the Route again

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    Chemin faisant (164)
     
    Libres propos d'un agoraphobe empêché de fuir et content de l'être. Lectures autoroutières, avec Nicolas Cage, le rêveur Duval et Adrien Gygax, avant une révérence aux canards de Valence et une pique aux pastiches hôteliers de Mark Rothko...
     
    Départ à reculons. - C'était donc reparti pour un tour de manège et pas moyen d'y échapper: il fallait y aller, l'invitation avait été acceptée et c'eut été malpoli et inamical de se défiler, une amie perdue de vue depuis des siècles et retrouvée m'avait proposé de participer à ce Festival de littérature alors que je m'étais promis de fuir désormais les salons et signatures et lectures et débats à tourner en rond - bravo mais sans moi, toute forme d'attroupement me terrifie et m'assomme, vive l'agora mais pas à plus de trois ou de sept ou de douze a la rigueur extrême, et la probabilité de cuire dans ce four achevait de m'accabler, mais je souriais en même temps, ma bonne nature me rappelait tant de belles surprises en pochettes, et Lady L. s'encourageait elle aussi malgré son peu de goût partagé pour les conglomérations culturelles en touffeur caniculaire, donc c'était parti mais pian piano, tout en détours et dérogations, par l'ubac du lac, escale café glacé à Thonon-les-Bains, routes secondaires à n'en plus finir avant de rallier l'autopiste a poids lourds intempestifs où la lecture pallierait l'insupportable...
     
    Lectures autoroutières. - De Rotterdam à Carvoeiro, ou de Vienne à Séville en passant par Sienne, nos déambulations routières et autoroutières, avec Lady L. au volant de la Japonaise Honda Jazz blanche à profil de souris d'ordinateur, et moi au lutrin de lecture, ne cessent d'être enluminées de mots et d'histoires, ou d'idées et d'images, qui forment comme un voyage dans le voyage en compagnie de moult passagers, et cette fois nous aurons d'abord passé en revue les tribulations du monde comme il va et ne va pas: une injonction humanitaire collective au nouveau président français afin qu'il corrige la scandaleuse incurie des gouvernements successifs en matière de migrations et d’intégration, une traversée des délires babyloniens de l'acteur Nicolas Cage gaspillant des millions de dollars avant de se retrouver presque à la rue, ou les derniers coins-coins d'un canard peu déchaîné en début de Macronie - cela par manière de mise en bouche.
     
     
    Car le meilleur aura été, du vallon de Villard à Valence, la lecture de l'épatante évocation de la rencontre de la Marylou de Kerouac, par Jean-Francois Duval, dans la dernière longue et belle chronique de son recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, où il retrouve in vivo la blonde protagoniste du roman-culte Sur la route, et, en alternance, la suite du premier roman du jeune Romand Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, très étonnant et détonant récit des frasques festives d'une poignée d'adorables personnages se démantibulant à cœurs et corps déliés entre un trou de Macédoine et la sublime porte d'Istanbul...
     
    Vrais canards et faux Rothko. - Le rêveur Duval distingue excellemment la double nature du pigeon, selon qu'il conchie votre balcon ou qu'il illustre l'indépendance libertaire d'un être picorant et indifférent aux fluctuations du cours du baril, stoïque comme Sénèque et n'en faisant qu'à son caprice sauvage. L'observation des canards incline aux mêmes conclusions philosophiques en plus fluidement gracieux, vu que le canard flotte.
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    Or cette grâce aura agrémenté notre fin de soirée à l'étape de Valence, au fin bord de la terrasse suspendue du Novotel où nous savourions nos salades estivales à l'aplomb d'un ravissant ruisseau à cascades et plans d'eau claire où tourniquaient ces divins canards aux plumes imitant l'email brun rouille, avec quelques touches de blanc ou de rouge pour achever la perfection picturale du tableau.
    Contraste réjouissant de la vie incessamment inventive, à l'état naturel, et du manque total d'imagination et de style manifesté par les décorateurs de certaines chaînes d'hôtels à l’américaine multipliant à l'exponentiel les plus plates imitations des épures colorées de Rothko, imprimées en quantités industrielles pour faire abstraction chic dans les chambres sans le moindre choc.
    Mark Rothko s'est tué dans l'effort d'atteindre la Beauté pure, comme il en advint de la fin tragique de Nicolas de Staël , et nous en sommes, mortels, à supporter la vile parodie de ces quêteurs d'absolu ! Vergogne à celles et ceux qui mastiquent sans se cacher le magret de canard et se croient supérieurs au motif qu'ils peuvent se payer une carrée trois étoiles ornées du rectangle noir d'un écran plasma et du carré rose d'un faux Rothko...
     

  • Ceux qui se retrouvent à Thélème

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    Celui qui noue sa lavallière tandis que le bâtiment se lézarde / Celle qui prie le poète d’avertir le Grand Echevin de l’effondrement prochain de la tour-labyrinthe / Ceux qui ne voient rien même en rêve / Celui qui a toujours fui les palaces / Celle qui photographie les fenêtres de partout / Ceux qui éteignent la lumière de la Room 4701 pour mater les parois de verre de l’autre face du Sheraton / Celui qui se rappelle la première nuit de son premier reportage à Kairouan à l’hôtel des Aghlabides qu’on disait le Hilton du bled / Celle qui se cherche du Chanel 5 à la boutique du Hilton de Montréal et forcément le trouve et l’offre à son amie Monique Proulx dont elle vient de lire Homme invisible à la fenêtre / Ceux qui classent leurs souvenirs d’incendie par degré d’intensité émotionnelle / Celui qui a pleuré toute la nuit lorsque son cheval Pompon est resté coincé dans le paddock en feu / Celle qui a eu sa première intuition de la ville-monde en regardant Brazil puis en lisant La ville concentrationnaire de J.G. Ballard / Ceux qui savent exactement dans quelle boutique du Mont-Royal on peut encore trouver des plumes Shaeffer à large bec et de l’encre verte / Celui qui a rencontré le linguiste Eugène Nicole en 1981 au 75e étage du Hyatt’s de Houston où ils ont abordé l’œuvre délicate de Charles-Albert Cingria sous des angles diamétralement opposés avant de fraterniser au niveau du vécu / Celle qui se demande si le nom de Malcolm de Chazal dit quelque chose au concierge malgache et découvre en lui un fin connaisseur de l’œuvre de J.M.G Le Clézio / Ceux qui reconnaissent le Goncourt afghan au Salon du livre du centre des congrès Bonaventure où les rencontres de foot amènent plus de monde à l’ordinaire que les plumitifs même un peu connus  / Celui qui cherche « tout un livre dans un seul hôtel» dont les coursives évoqueraient un paquebot à quai le long de la rue Sainte-Catherine / Celui qui a la sensation qu’une seule moquette court de son loft du Ve aux couloirs de Roissy et de là au lobby du Sheraton de Toronto où il est appelé à participer à un round up informel sur les produits structurés pris en charge par la filiale canadienne de sa boîte qui lui demandera des comptes sur un tout autre sujet Top Secret / Celle qui bossait son violoncelle dans sa chambre toute blanche du Takanawa Prince Hotel de Tôkyo lorsque l’inquiéta le premier signe de la Crise qui la foudroya au concert de Sapporo /  Ceux qui dans une grande ville genre New York cherchent toujours le village et dans le village la bouquinerie où trouver du Carver ou du Flannery en V.O. / Celui qui a retrouvé l’ambiance de l’enfer de Dante dans les couloirs de la gare routière de Times Square dont les ombres se font chasser toute la nuit d’un étage souterrain à l’autre / Celle qui regrette de ne pouvoir offrir un vrai cappucino à l’écrivain français malgré son efficience reconnue de relationniste du groupe / Ceux qui se sont rencontrés au Salon du Premier roman et se sont perdus de vue après leur querelle violente au Salon de Toulouse / Celui qui ne sait plus très bien si Réjean Ducharme est toujours vivant ou toujours caché / Celle qui se fait courtiser par un attaché de presse censé s’occuper plutôt du dernier Interallié dont elle sait qu’il ne peut le kiffer / Celui qui imagine qu’il y a autant d’étages sous terre que dans le ciel et que c’est là-dessous que s’écrit la vraie littérature et que se terrent les vrais lecteurs dans une sorte d’Abbaye de Thélème fréquentée par des gens normaux / Celle qui arrive enfin à serrer Philippe Djian à la cafète où malgré le tintamarre ambiant elle lui fait dire des choses limites (pour sa revue féministe) sur la demande sexuelle effective de ses lectrices / Ceux qui parlent des non-dit de Paul Celan en surveillant les allées et venues de l’envoyé du Monde / Celui qui s’est réjoui à la première alerte en se disant « enfin » sans savoir pourquoi mais avec la sourde conviction qu’un ancien Prix Médicis ne pouvait cramer dans un incendie même pas criminel / Celle qui te regardait lire des mangas sadiques dans le métro de Tokyo avec l’air de se demander si tu étais un acheteur possible de la nouvelle Encyclopédie du bricolage qu’elle représentait pour un salaire de nettoyeuse coréenne / Ceux qui prétendent que la Ville cesse en ses zones défoncées genre Bronx alors que le roman ou le cinéma y survivent prétendent les mêmes / Celui qui rêve d’un livre sur RIEN où TOUT y serait / Celle qui ose dire tout haut que l’album de photos de ses dernières vacances avec Renaud aux Maldives vaut largement le dernier Marc Levy qu’elle a lu làbas et dont elle ne se rappelle rien / Ceux qui communiquent via leurs blogs et ne savent plus trop quoi se dire quand ils se retrouvent au Congrès des blogueurs de Palaiseau / Celui qui a pressenti l’extension de la ville-monde en se perdant dans les rues-librairies de Tôkyo / Celle qui met en garde celui qui réduit son projet de roman à l’énonciation de la ville en invoquant son seul désir de lectrice de ne pas se faire chier en lisant un non-roman sur une non-ville / Ceux qui ne s’intéressent plus qu’aux romans dont ils se souviennent du nom des personnages genre Charlus au Sheraton de San Francisco draguant les petites putes du quartier glauque d’à côté, Elizabeth Costello sous la pluie de Melbourne où elle retrouva sa sœur Blanche dans l’hôtel qu’on leur avait réservé, ou Moravagine à l’Hôtel Helvetia de Salonique où je retrouvai sa chambre puant le fauve à près d’un siècle de distance / Celui qui n’aurait pas vraiment compris la démarche de François Bon, dans L’incendie du Hilton, s’il n’avait pas croisé la même année le fantôme de Walter Benjamin, avec son compère Philip Seelen, du côté de Collioure où ils lancèrent leur projet de Panopticon dont la première étape serait Sao Paulo en 2010, Ceux qui vivent dans les hôtels et meurent seuls, etc.

     

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  • Grignan en toutes lettres

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    Chroniques de La Désirade (30)
     
    À propos du Festival de la correspondance, de la tradition épistolaire et de sa vaporisation de courriels en tweets. De la découverte d’un jeune écrivain non formaté et de la lecture autoroutière de son premier livre.
     
    Nous serons demain à Grignan, ou une amie et ses amis m'ont convié à parler de L'Enfant prodigue à l'occasion du Festival de la correspondance dont l'édition de cette année est consacrée aux Chères familles.
    L'invitation m'est arrivée alors que je lisais les lettres de mon cher Tchekhov réunies dans la collection Bouquins, et peu après je commençai de classer les centaines de missives échangées avec divers écrivains, entre autres parents et amis, que j'ai accumulées depuis le début des années 70 et que j'ai déposées au début de 2017 aux Archives littéraires suisses, avec tous mes carnets plus ou moins enluminés d'aquarelles, mes manuscrits et tapuscrits, documents de toute sorte et autres commandements de payer où avis de saisie. La première en date de ma collection de lettres d’écrivains plus ou moins illustres était datée du 1er janvier 1970 et commençait par “Mon enfant”, signée Marcel Jouhandeau...
     
    Je dois être, en Suisse romande, l'un des derniers Mohicans à avoir tenu une correspondance suivie jusqu'à la sécularisation du courriel et du texto, pour ne pas parler du tweet cher aux gens capable de tout dire en 144 caractères, style Décrets & Injures à la Donald Trump.
    Or mes courriels restent souvent des lettres-fleuves, sans le charme évidemment de ma graphie aussi verte que souvent indéchiffrable - charme de la main-mystère - et l'un de mes tapuscrits toujours en quête d'éditeur rassemble quelque 300 lettres échangées "par dessus les murs" entre La Désirade et Ramallah avec mon ami Pascal Janovjak, initialement publiées sur mon blog.
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    Imagine-ton Madame de Sevigné blogueuse ou fan de Facebook ? Pourquoi pas ? Et les chères familles communiquent-elles mieux que jadis et naguère à l'heure de Messenger et d'Instagram ? Cela se discute. Philippe Jaccottet sur Youtube ?
    On imagine le buzz des followers !
    Tout à l'heure, Lady L. me racontait le dernier roman d’Eugene Greene qu'elle a téléchargé sur Kindle via Amazon, intitulé Les voix de la nuit. Or le même Eugene Green se trouvera demain sur la cour des Adhemar, deux heures après moi-même en personne. Tels sont les progrès de l'internautique, et là, tout de suite, je lis le premier roman d'un jeune auteur lausannois à paraître en août au Cherche-Midi, intitulé Aux noces de nos petites vertus et révélant un nouvel auteur d'une étonnante originalité de perception et de style. Le nom de cet énergumène est Adrien Gygax, notez ça sur la pierre de votre briquet car il va flamber la mèche; et c'est par mon blog, yes sir, que cet Adrien-là a trouvé l'adresse de La Désirade où il m'a envoyé son opus que j'emporte à Grignan fissa.
     
    Qu'est-ce qu'un écrivain ? Madame de Sevigné et Philippe Jaccottet sont des écrivains à ce qu'on dit et reconnaît, d'ailleurs La Pleiade le prouve . Mais hic et nunc ?
     
    Qui parle de la Grèce, du soleil et des oliviers comme ca ?
    Je cite Adrien Gygax, page 16: “La Grèce est un beau pays. Il me semblait que c’était là que le soleil savait briller le mieux. Ce n’est pas qu’il était très fort, non, plutôt qu’il était très présent, carrément obsédé. Il y a des endroits comme celui-là où on ne trouve que rayons blancs et ombres noires. Quand tout est polarisé à ce point, on finit par devoir aimer ou détester, il n’y a plus vraiment de demi-mesure. Moi, j’aimais, complètement. Je comprenais que les premiers génies soient nés ici, entre l’ombre des cavernes et l’éblouissement d’un ciel toujours bleu. C’est vrai que, à choisir, pour dire le monde, je préférerais l’ombre d’un olivier à celle d’un sapin. Rien qu’à son tronc, on comprend qu’il est le roi des arbres tellement il est torturé, emmêlé, questionné. Il n’y a pas qu’une seule envie d’arbre dans olivier, il y en a des milliers qui se grimpent dessus, se coupent la route, s’empilent et se contredisent”, etc.
    Et je pourrais vendre plus de mèche : sur un premier souper de cochons mâles en Macédoine, suivi d’un début de mariage en fanfare; sur l'apparition d'une jeune Gaïa qui coupe la chique du narrateur, et ensuite en flash-back sur la première galère d'amour de celui-ci - mais là je n'en suis qu'à la page 40 et déjà j'ai balancé un courriel au lascar pour le mettre en garde: gare à vous si vous me décevez ! Tout le temps qu'on descendra l'autoroute du soleil je lirai votre livre à Lady L. et gaffez le tribunal ! Mais je sens déjà (l’instinct et le nez du vieux Mohican !) que de Grignan je vais fait une lettre à l'encre verte à cet Adrien dont l'envoi me vient de Crissier ou créchait notre arrière- grand-mère aussi vieille que Jaccottet ce matin et dite, précisément, la mémé-de-Crissier.
     
    Pour ne pas quitter nos chères famille , je cite encore notre amateur de petites vertus et j'attaque ensuite le plan valises; et ce soir, à l’étape de Valence, faudra que je jette un oeil dans L’Enfant prodigue, vu que j’ai presque tout oublié de ce qu’il contient:
    “Je n’avais pas manqué d’amour, enfant, ma place à l’église avait toujours été réservée, à coté de l’orgue, aux pieds de ma grand-mère. J’avais même eu le droit de tourner les pages de la partition quelques fois. Coup de chance, j’avais eu de ces parents qu’oncroit aimer mais dont on ne tombe réellement amoureux qu’une fois adulte. De belles personnes ! Il y en avait tout autour de moi, il y en a toujours eu. Ce n’était ni la chance ni l’entourage qui me manquaient, c’était autre chose”...
     
    Adrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Editions Cherche-Midi,147p. En librairie en août 2017.
    Aquarelle du bandeau: JLK, La Lettre, d’après Czapski.
     

  • Jet lag

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    Chemin faisant (162)
     
    Trou noir. - S'il n'était que physique, l'épiphénomène lié aux vols excessivement longs en temps excessivement court ne serait qu'un mal de cheveux alors qu'il est, aux âmes sensibles (nous en sommes, ainsi que le précise notre passeport virtuel de citoyens du monde), comparable à la chute dans un trou noir qui relève, comme l'extase sensuelle ou mystique, de la petite mort.
    Je n'exagère pas: je décris ce que j'aurai vécu à mon septième (chiffre symbolique) retour d'Amérique, 30 jours avant le passage du cap de bonne espérance de mes 70 ans, grinçant de toutes mes entournures mortelles mais l'esprit aussi vif qu'à vif quoique perdu, lost au propre et au figuré...
     
     
    18402990_10212984588356279_4844180589336064861_n.jpgDislocation. - En préface à un recueil d'une trentaine de témoignages de très jeunes gens immigrés aux States pour des raisons le plus souvent économiques, l'écrivain libano- américain Rabih Alameddine, qui l'a vécu lui-même et en a fait le thème de ses propres ouvrages (dont Les vies de papier, prix Femina 2016) parle de dislocation , ce qui se traduirait plutôt par délocalisation en notre langue, ou mieux encore par déplacement s'agissant aussi bien de personnes déplacées de gré ou par force.
    Or jamais je n'aurai ressenti, pour ma part, en dépit de notre condition de nantis occidentaux peu exposés aux tribulations, un tel sentiment-sensation de dislocation à la fois extime et intime qu’au retour de ce périple américain vécu et partagé, au demeurant, avec un bonheur personnel sans mélange.
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    Et pourquoi cela ? Peut-être du fait de l'exacerbation de ma conscience restée très jeune, donc très poreuse et sensible, dans une carcasse cabossée et affaiblie par l'âge, pestant de ne plus pouvoir surfer avec les surfeurs ? De surcroît, confronté à la monstruosité récurrente de l'imbécilité humaine, incarnée ces jours par le plus emblématique crétin en son salon ovale, l'on aimerait être un rebelle de vingt ans avec la jeunesse du monde alors que celle-ci se fout bien de votre état d'âme, vivant sa propre dislocation...
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    Refondation. - Un voyage ne serait rien, à mes yeux en tout cas, sans valeur ajoutée pendant et surtout après , non tant pour prolonger le plaisir que pour en filtrer et en distiller l'expérience.
    Nous nous trouvions ainsi, l'autre jour, dans l'accueillante et claire maison de nos jeunes gens, dans le quartier bien nommé de Tierrasanta, sur les hauts de San Diego, à parler avec un jeune vététiste vaudois de passage qui, le lendemain, se lancerait dans la remontée en traverse de l'immense pays, de Californie au Canada, seul sur son cycle réalisant la fine pointe de la technologie roulante.
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    Or ce Florian de saine intelligence , qui avait vu de près les effets de la mondialisation durant sa traversée en cargo et m'avait dit la veille au soir son adhésion à la mouvance altermondialiste (nous nous étions illico entendus sur le seul nom de mon ami Jean le fou, notre cher Jean Ziegler dont il partageait l'admiration reconnaissante), repartirait à l'aventure avec quelques livres pour compagnons, dont le commentaire du sage chinois d'entre les sages, le lumineux Tchouang-tseu, par le bien éclairant Jean-François Billeter !
    Et vous dites que tout est foutu ? Moi pas ! Et je dis merci Florian et bon vent, merci Florent et Sophie, merci Julie et Gary, merci les amis de Californie, merci à ma bonne amie et merci la vie !
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  • Passagère

    Freud12.jpgElle porte son duffle-coat bleu ciel comme un nain jaune.

    Lorsque je me pointe dans le compartiment d’à coté, elle se déplace et vient s’asseoir en face de moi. Je n’ai pas envie de faire attention à elle, mais elle m’y oblige : elle n’a personne ni nulle part où aller.

    Elle est adorable sans être jolie ni belle. En principe, elle allait à Vienne dans l'Isère, mais à la gare où je descends elle descend aussi. Je remarque qu’elle n’a aucun bagage. Ensuite elle me suit partout, jusque chez moi où je lui dis que je n’ai qu’un lit, mais ça lui va.

    Alors vient la partie intéressante de la joint venture onirique , découlant des occurrences précises de la métempsycose.

    Ainsi, lorsqu’elle aborde la question de nos avatars connus, lui dis-je qu’avant d’avoir été plongeur nu à Delos je fus un dauphin remontant les rivières du Dauphiné.

    Pour sa part, elle se rappelle avoir été luciole dans un champ nocturne de Toscane, du côté d’Asciano, après avoir été djinn dans l’Atlas, pour l’enchantement des uns et le tourment des autres – d’où sa gravité d’adolescente ostensiblement mature.

    Nous dormons sans nous dévêtir, sans nous caresser, sans rêver peut-être mais dans les bras l’un de l’autre.

    Le matin je lui dis que j’ai du boulot à mon atelier de doreur à la feuille.

    Le soir, quand je reviens, l’oiseau s’est envolé.

    Dessin : Lucian Freud.