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  • Des plans sur la Planète

     

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    Lettres par-dessus les murs (15)

    Ramallah, le 5 avril, après-midi,

    Cher JL,
    Nous rentrons d'une belle ballade dans le Wadi Qelt, aux portes de Jericho, trois heures à gravir des collines, à suivre la vallée asséchée qui mène au monastère St Georges. Pas de dragon sur le chemin, quelques bédouins accueillants, des libellules au ras des pierres, des mouches amoureuses de nos paupières, d'étranges oursons-castors qui détalent au bruit de nos pas, et des aigles, qui traversent la bande de ciel qui surplombe le défilé.

    1474325075.jpgNous en revenons affamés, heureux et complètement cuits… mais je tiens à vous remercier sans plus tarder pour les plans de l'oniroscope et du mnémoscaphe, que vous me promettez. J'espère pouvoir également jeter un oeil sur ceux de la Grosschen, dont vous parlez dans une de vos dernières nouvelles. Elle m'a l'air tout particulièrement efficace. En échange je vous montrerai les plans de l'armure passe-muraille, de la taupe mécanique à deux places et du pont individuel portatif et autopropulsé. Ce ne sont hélas que des prototypes, qui présentent encore quelques défauts mineurs, j'ai besoin de votre expertise pour comprendre où ça coince. Nous déroulerons tout cela sur la grande table, nous étudierons les mouvements des forces, les mains à plat sur le papier, un cigare au bec, en très sérieux chefs d'état-major préparant de nouvelles offensives.
    J'ai un faible pour les plans, les cartes et les schémas, qu'ils soient d'architecture, anatomiques, mécaniques ou géographiques. J'ignore pourquoi ces froides représentations de la réalité me fascinent. Peut-être à cause de leur vaine méticulosité, de ce dessin rigoureux qui cherche à décrire les choses au plus près, et qui pourtant ne pourrait être plus éloigné de la matière.
    Dans la plupart des pays arabes que j'ai visités, les gens auxquels j'ai demandé mon chemin n'ont jeté qu'un oeil distrait sur la carte que je leur montrais. On n'est pas en très bons termes avec la projection spatiale ici, on utilise plutôt le souvenir en guise de repère. Vous tournerez à droite après le rond-point, à gauche après le supermarché, c'est là, derrière l'hôpital, vous voyez l'hôpital ? Mais où tout cela se trouve, sur une carte, on ne sait pas trop. Quoi de plus artificiel, de plus étrange, vraiment, que de réduire le réel à deux dimensions ? Nous ne sommes pas des oiseaux, comment avons-nous eu l'idée de représenter le monde vu d'en haut, bien avant les satellites ? Sans doute est-ce pour cela que j'aime les plans et les cartes : ce sont des projections mentales, qui nous obligent à changer d'angle, de point de vue, à perdre un peu l'équilibre, décoller du réel pour se l'approprier autrement. Planer au-dessus d'une ville, plonger à l'intérieur d'une machine. Les cartes sont des supports à rêves, elles laissent le champ libre au spectateur, invité à ajouter la vie, le mouvement et la matière entre les lignes et les pointillés. Ouvrir "L'indispensable Paris par Arrondissement" au papier jauni, arpenter des quartiers inconnus, ou "The new Oxford Atlas", qui n'est plus très new du tout, qui m'emmène en URSS ou au Pakistan Oriental. Un simple tracé fait rêver à de sombres impasses, à de larges avenues klaxonnantes, quelques lignes de dénivelé et voilà les arbres qui penchent, sur la colline fouettée par le vent, et la marée ronge les côtes de cette petite île, là, au large de la péninsule antarctique. Qu'importe l'échelle ou le sujet, les schémas et les plans sont toujours une représentation de l'imagination elle-même.
    757086515.jpgJe vous joins donc une carte, géographique ou anatomique, vous choisirez – j'en ai effacé la légende et tout ce qui pourrait faire obstruction à votre fantaisie. Vous me raconterez votre interprétation demain, autour du barbecue... Ce matin j'ai balayé les sarments secs, sous la vigne, et Thomas me dit qu'il n'y a rien de meilleur que les barbecues aux sarments, vous êtes donc cordialement invité, avec toute votre tribu. Gareth malheureusement ne sera pas des nôtres, il a reçu il y a trois jours son avis d'expulsion définitif. C'est dommage, vous vous seriez bien entendus, j'en suis sûr, lui non plus n'était pas un enragé.

     

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    773210363.jpgA La Désirade, le 5 avril, soir

    Cher Pascal,
    Je me demandais où vous aviez disparu. Comme je venais de vous inviter à La Désirade et que je sais votre très extrême curiosité, je me suis inquiété à l’idée que, peut-être impatient de découvrir mes plans de l’oniroscope et du mnémoscaphe, vous auriez fait quelque folie. Or il se trouve que rallier la Suisse depuis la Palestine est bien moins compliqué que d’arriver à La Désirade pour qui n’a pas reçu le Plan. Certains ont cru qu’ils pourraient nous rendre visite sans le Plan. Leurs os blanchissent dans les ravins proches et les pierriers de l’autre versant des monts. Que cela serve de leçon aux autres...

    Mais vous voici justement faire l’éloge du Plan, qui m’a rappelé la première fois où je me suis perdu dans Tôkyo.

    J’y accompagnais alors l’Orchestre de la Suisse Romande, au titre de tourne-pages attiré de Martha Argerich, étoile de la tournée avec le violoniste Gidon Kremer. Tourner les pages d’une partition suppose qu’on sache déchiffrer celle-ci, chose déjà soumise à une certaine connaissance du plus fin solfège. Mais déchiffrer un plan de Tôkyo est encore une autre affaire, surtout quand on n’en a point sous la main, comme c’était mon cas en cette première aube, lorsque je sortis de l’immense pseudo-palace imitation Renaissance italienne que figure le Takanawa Prince Hotel. C’était à peine sept heures du matin, et la première station d’autorail se trouvait à moins de cent mètres. Mon intention était de me rendre au cœur de la ville, conformément à mon penchant d’aller subito au cœur des choses. Mais le cœur de Tôkyo était-il à gauche ou à droite ? Telle était la question. Et nulle pancarte lisible pour me renseigner : pas une inscription en un autre alphabet que nippon, et nul plan non plus que je pusse lire. Je m’informai donc auprès d’un jeune homme me semblant un étudiant, qui se détourna sans me répondre mais en ne cessant de sourire dans le vide. J’ignorais alors que tous les Japonais ne sont pas impatients de vous aider. Ensuite, quand je fus monté au hasard dans le premier train se pointant, bondé de Japonais semblant tous décidés à m’ignorer (tous dormaient debout, ou plus précisément suspendus aux poignées prévues à cet effet), j’eus bientôt des doutes, puis la certitude que ce train allait tout ailleurs qu’au cœur de Tôkyo – je comptais débarquer à Kanda où se concentre la plus grande quantité de librairies au monde -, sans s’arrêter pour autant alors qu’après vingt ou trente kilomètres de course forcenée la ville se clairsemait avant d’en devenir un autre, dont j’apprendrais peu après qu’il s’agissait de Yokohama. Je me jurai alors, avant de rebrousser chemin, en tâchant de résister à l’irrépressible flot d’employés se rendant à leur bureau, que jamais plus je ne me déplacerais dans Tôkyo sans un plan.

    Quelques jours plus tard, décidé de rencontrer le grand écrivain Kenzaburo Oé, dont j’avais l’adresse en poche, je découvris cependant que se diriger dans Tôkyo avec un plan est aussi délicat que de le faire en s’aidant d’une partition musicale, mettons : le Concerto pour la main gauche de Ravel dont je tournais les pages chaque soir. Se déplacer à Tôkyo ne peut se faire qu’en taxi, mais ce qu’on ne sait pas est que chaque taximan ne connaît qu’une section du plan et pas celle d’à côté, de sorte qu’il faut sauter d’un taxi à l’autre, de la limite d’une section à la frange de l’autre et d’un taximan mal luné à un autre, avant de s’apercevoir qu’on tient le plan à l’envers et que le dernier taximan porte le tatouage typique du yakusa…

    1786790883.jpgCela pour les premiers jours, le temps de se rendre compte que tous les Japonais n’ont pas la même tête ni ne pensent qu’à vous empêcher de rencontrer Kenzaburo Oé qui, soit dit en passant, doit se demander aujourd’hui où blanchissent mes os… Ensuite, comme on se fait à tout, je me suis fait à Tôkyo, sans plan mais avec l’aide de l’admirable Georges Baumgartner, véritable Plan vivant qui m’a raconté la ville du haut d’un des buildings de Ginza où la ville se lisait comme sur une maquette en 3D vue du ciel – comme vous-même pourriez, via Google Earth, découvrir le val suspendu où s’accroche notre nid d’aigle de La Désirade. A ce propos je me promets, demain, par le même truchement, de vous rendre une visite virtuelle. Si Gareth n’y est plus, ce sera donc avec Thomas et Serena que nous trinquerons…

    Deux mots encore, cependant, à propos de Georges Baumgartner. Pour nous autres Romands, Georges incarne le Japon. C’est sans doute LE correspondant de nos journaux et de nos médias audiovisuels le plus fameux, à juste titre. Débarqué dans les années 70 par auto-stop, ce petit Jurassien têtu, combatif et droit, est devenu le « lecteur » patenté de la réalité japonais. Dès notre première rencontre, il m’expliqua que la règle du journaliste japonais consiste à n’écrire ou ne dire que le 20% de ce qu’il sait ; mais lui s’efforçait d’enfreindre cette règle tacite. Plus tard, j’ai d’ailleurs appris que la chose avait failli lui valoir son poste.

    Il y a une vingtaine d’années de ça, contrariés par les articles de Georges Baumgartner visant les pratiques d’une certaine Firme, les directeurs de celle-ci invitèrent le rédacteur en chef de notre journal, 24 Heures, à découvrir le Japon, ses cerisiers, ses geishas et son admirable industrie. Au terme d’un voyage agréable, notre rédacteur en chef eut à comprendre, à demi-mot, qu’on eût été fort aise de le voir envisager l’éventualité de ne plus trop laisser la bride sur le cou de ce Monsieur Baumgartner, certes éminent par ses écrits mais dont on se demandait s’il avait bien assimilé les us et coutumes du Japon. Hélas les rédacteurs en chef occidentaux sont parfois difficiles à manœuvrer, ou peut-être celui-là était-il simplement mal élevé ? Du moins Georges Baumgartner, honneur à notre patron de l'époque, conserva-t-il son poste qu’il tient aujourd’hui encore avec la même rigueur inflexible.

    Cela dit vous avez raison : les plans sont surtout faits pour rêver. Les vieux portulans sont les plus poétiques à cet égard, mais j’ai un petit plan de Manhattan, qui s’ouvre et se referme comme une cocotte en papier, que j’ai réellement utilisé et qui me ramène, une autre année, du côté de Brooklyn Heights où, plutôt fauché et frigorifié, je trouvai sans plan, pur miracle, cette boutique d’un vieux Juif qui me vendit une pauvre  pelisse à col d’astrakan, genre manteau de Gogol en plus laminé, pour 5 dollars seulement...

    Mais allez, Pascal: minuit approche et je m’en vais faire un tour en oniroscaphe, histoire de compléter la cartographie des grands fonds de la planète Morphée…        

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  • Nos drôles de machines

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    Lettres par-dessus les murs (14)

    Ramallah le 2 avril 2008, nuit.

    Salam aleikum,

    Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.
    1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.
    La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...
    http://www.firstsounds.org/sounds/1860-Scott-Au-Clair-de-la-Lune.mp3

    Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.

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    A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.

    Cher Pascal,
    Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.
    L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.
    L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.
    1570714477.jpgJe ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…

    Documents : gravure anonyme parue dans Camille Flammarion, L'Atmosphère: Météorologie Populaire, Paris, 1888. Protototypes du phonautographe et du mnémoscaphe.

  • Ressources de l'imagination

     

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    Lettres par-dessus les murs (13)

    Ramallah, ce mardi 1er avril, matin.

    Cher JLK,

    « Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu'il ne suffit pas, pour un écrivain, d'avoir des choses à dire : encore faut-il qu'il en ait à raconter. ».

    Merci à vous et à Gripari pour cette phrase… On pourrait ajouter que pour avoir des choses à raconter, il faut parfois en vivre, je n'ai compris cette évidence que très tard, j'ai longtemps cru, aveuglément, à la toute-puissance de l'imagination – que les obscurs recoins de nos cervelles contenaient des mondes, à la manière des vieux greniers.

    littérature,voyageC'est peut-être vrai pour les écrivains qui ont roulé leur bosse, ça l'est moins pour les jeunes scribouillards, qui feraient mieux d'aller voir la lumière du jour plus souvent. Ils ont parfois de la chance, le hasard fait parfois irruption dans leur inquiète retraite, à la manière de ce sac à main que la vie a déposé, une nuit, dans notre jardin, par le truchement de quelque voleur de poule qui cherchait un coin isolé pour explorer son butin. C'est toujours assez glauque, un sac à main éventré dans les herbes hautes. C'est un peu comme découvrir un cadavre (toute proportion gardée bien sûr, je ne tiens pas à vérifier la validité de ma comparaison, je me contente volontiers du sac à main). Il y a là toute une intimité profanée, les reliefs d'une existence, le souvenir d'un instant qu'on imagine violent, d'autant plus violent que la délinquance est rare. La victime n'a pas vingt-cinq ans, son visage sourit encore, sur la carte d'identité abandonnée dans les herbes hautes. C'est important, une carte d'identité, sans elle il est impossible de circuler. Elle est délivrée par Israël, via l'Autorité Palestinienne, et les procédures de renouvellement sont longues et compliquées.

    littérature,voyage
    Je vide le sac à main sur la table de la cuisine. Excepté un ou deux perce-oreilles (forficula auricularia) qui s'échappent en frétillant des pinces, il contient : - un paquet de mouchoir - un foulard - un lourd flacon vaporisateur « Soul », qui contient un fond de parfum trop fort - une serviette hygiénique - deux petites peluches, un chien porte-clés aux oreilles jaunes, et un lapin à ressort - une feuille de papier quadrillé, pliée en quatre, vierge, - un carnet. Je l'ouvre. Ce n'est pas un carnet d'adresse, c'est un journal intime. Ecrit en arabe, heureusement, il gardera ses secrets. Une phrase en anglais, tout de même, maladroitement tracée sous un cœur percé de sa flèche, I love you for ever ever ever. C'est vrai que c'est intime, un sac à main… Je me rappelle le journal que je tenais adolescent, si quelqu'un avait pu jeter les yeux dessus je l'aurais tué. Je refuse donc d'aller porter le sac à la police, comme on me le conseille, ces gens-là sont plus voyeurs que des écrivains. Si tous les adolescents du monde se ressemblent, alors il y a aussi, dans ce journal, le prénom de celui qu'elle aime for ever ever ever, et l'oiselle pourrait passer un sale quart d'heure. Derrière la carte d'identité se trouve une carte de stagiaire du Ministère du Travail, je m'y rends donc ce matin, après un week-end et un jour de grève. On me fait fête, on m'installe dans un bureau vide, on m'apporte du café, un cendrier. La fille ne travaille plus ici, on passe des coups de fil, je contemple le pot de fleurs artificielles posé sur le bureau. Dans le couloir passent et repassent des types, ils semblent n'avoir pas grand-chose à faire, dans ce ministère du Travail… L'anglophone de service vient me causer, il m'explique que la prochaine fois, le plus simple est de se rendre à la station de taxis collectifs qui desservent le village de la demoiselle, on la reconnaîtra à coup sûr, on lui rendra son sac. Pas con (c'est d'ailleurs à une station semblable que ma compagne a récupéré mon téléphone portable égaré dans une voiture, le conducteur l'avait appelée). Pas con mais reste l'intimité du journal intime, que j'ai glissé dans ma poche, et dont je ne parle pas. On parle d'autre chose, du Koweit et de je ne sais quoi, et puis on vient nous dire qu'on a réussi à joindre la fille, elle est en chemin. Un autre café plus tard la voilà qui déboule, tout sourire, avec son père, tout sourire aussi. Tant pis pour l'argent que contenait le sac, volé sur le comptoir d'un magasin – l'important c'est la carte d'identité, satanée hawiyye, la voilà enfin. La fille range la carte dans son sac, mais le journal intime elle le garde à la main, sur son cœur. En rentrant chez moi, en traversant la ville, les gens m'applaudissent et jettent des pétales de roses sur mon chemin. Je vous salue, cher ami.

      

    A La Désirade, ce mardi 1er avril 2008, soir.

    Cher Pascal,

    L’imagination, ce sera de raconter la vie de cette fille et le contenu de son journal intime en vous rappelant le geste qu’elle a eu de le retenir sur son cœur. Mais l’imagination, ce pourrait aussi de lui inventer de toute pièce le destin de la femme-orange, vous savez, la femme qu’on pèle, la femme réellement femme et qu’il faut peler pour l’aimer, et qui pelée, le matin, quand vous la retrouvez dans votre lit, s’est misérablement ratatinée et vous supplie de la boire avant qu’elle ne meure tout à fait…

    littérature,voyageC’est l’une des nouvelles à dormir debout qu’a publiées récemment l’auteur belge Bernard Quiriny, sous le titre de Contes carnivores préfacées par Enrique Vila-Matas qui tient l’auteur en grande estime. Ou vous pourriez prêtez à votre jeune fille la destinée de la servante de Son Excellence, l’évêque d’Argentine à deux corps. Je dis bien : à deux corps, mais gratifié d’une seule âme par le Seigneur. D’où complications pour l’intéressé, comme il aurait pu en aller aussi de votre jeune fille amoureuse for ever ever ever d’on ne sait toujours pas qui. Vous avez préservé son secret, tandis que j’ai violé celui de mes squatters.

    Je m’explique : l’année de votre naissance, en 1975, menant une vie de musard à vadrouilles, j’avais confié, à un compère de passage, la clef de ma trappe d’artiste pleine de bouquins, aux Escaliers du Marché lausannois de bohème mémoire, qui laissa s’y installer quelque temps d’autres migrateurs moins délicats que lui. En peu de temps, ma thurne fut transformée en souk puis en foutoir immonde, que je trouvai toute porte béante lorsque j’eu le mauvais goût de m’y repointer sans crier gare. Du moins, avant de lever le camp, mes bordéliques hôtes inconnus avaient-ils oublié un journal de bord substantiel, dans lequel se déployait, sous diverses plumes, la chronique déambulatoire de couples et autres groupes à transformations, passant d’une communauté d’Ardèche à une ruine du Larzac, via Goa et l’île de Wight, un refuge de Haute Savoie et les quais de la Seine.

    littérature,voyagePassionnant ? Absolument pas : misérable. Sans trace de joie de vivre (sauf au début et ensuite par sursauts) ni de fantaisie imaginative : un tissu de considérations pseudo-philosophiques et de dialogues de sourds (car les rédacteurs de ce journal se parlaient par ce truchement), avec quelque chose de pathétique dans le vide de l’observation et du sentiment. Je me dis alors qu’il y avait là la matière d’un roman d’une forme originale, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me sentirais la capacité, je veux dire : l’imagination, de m’y colleter.

    littérature,voyageL’imagination d’un conteur à la Gripari, comme celle de l’auteur des Contes carnivores, ou celle de Cortazar dont on vient de ressortir les nouvelles en Quarto, semblent ressortir à l’invention pure. On se rappelle aussi Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, cette merveille étrange. Pourtant vous avez raison de penser que ces histoires apparemment extraordinaires procèdent elles aussi d’une expérience et d’un savoir d’acquisition. Gripari a évoqué, dans Pierrot la lune, sa vie personnelle où l’imagination ne semble jouer aucun rôle, au contraire de ses merveilleux contes pour enfants ou de ses nouvelles plus ou moins fantastiques. A y regarder de plus près, on constate qu’il en va tout autrement. A contrario, certains univers qui semblent découler de prodiges d’imagination, notamment dans la science fiction, se réduisent souvent à des clichés répétitifs et autres gadgets mécaniques. Votre sac est une auberge espagnole : vous y trouverez ce que vous y fourrerez.

    littérature,voyagePour ma part, je vous laisse ce pardessus oublié par mes squatters avec leur journal. Jetez-le sur les épaules de votre imagination....

  • Être là, voir et entendre

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    Lettres par-dessus les murs (12)

    Ramallah, le 30 mars 2008. 11h.


    Cher JLK,

    C'est vrai, c'est le détail qui fait l'émotion, qui peut provoquer l'empathie. Le petit fait vrai, insignifiant, dont Barthes montre que c'est lui qui crée « l'effet de réel » (et donc le mensonge littéraire). Les politiques pourtant devraient se tenir au-dessus du détail, dans leurs décisions, leur jugement devrait être guidé par l'objectivité des chiffres, non par l'émotion ou la sympathie intuitive... enfin, je crois… c'est pour ça que j'ai du mal à accepter l'inutilité des rapports qui s'accumulent ici. Mais chacun son boulot, Dieu merci nous ne sommes pas des hommes politiques, et nous pouvons nous laisser émouvoir par le détail de la vie, et essayer de le transmettre.
    Il fait chaud. Une silhouette s'avance, elle vient de franchir une brèche du mur. La femme porte une robe noire, un foulard, et un enfant dans les bras. Elle s'avance vers la jeep. Elle veut aller à l'hôpital, l'enfant est malade. Le soldat refuse. Il lui dit de retourner d'où elle vient.
    littérature,voyage,politiqueCe n'est pas juste une image, c'est une réalité, je l'aie vue de mes yeux. Une association israélienne organisait des visites de Jérusalem et de ses alentours, les maisons détruites et les colonies en construction, tous les méfaits de l'Occupation. Notre bus avait suivi le mur, sur une centaine de mètres, jusqu'à une brèche. Une brèche comme il y en a des dizaines, mais impraticable, ce jour-là, parce qu'une jeep la surveillait. Le bus s'arrête, et c'est là que nous avons vu le petit spectacle, comme mis en scène exprès pour nous, cette femme qui s'avance, sa robe poussiéreuse, elle a dû marcher longtemps, elle a dû escalader les blocs de béton, elle porte son enfant, le soldat refuse de la laisser passer. J'avais l'impression de voir un cliché, une actrice sortie d'un mauvais documentaire de propagande. Je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a rien de plus universel que la souffrance d'une mère luttant pour soigner son enfant… et pourtant ça ne marche pas, l'image ne m'émeut pas, pas immédiatement – malgré ses détails, la poussière, son visage fatigué, l'image se surimpose à d'autres images identiques, elle perd de son sens, de sa réalité. La scène a été vue trop souvent, trop souvent décrite, elle est usée.
    littérature,voyage,politiqueEt alors je comprends ce qui ne marche pas, dans cette image, le détail qui cloche : c'est le foulard. Non pas parce qu'il fait de cette femme une musulmane, ce qui en ces temps d'islamophobie ne constitue pas le meilleur passeport, mais parce qu'il fait d'elle une Palestinienne. Elle n'est plus la femme, la mère : elle est la Palestinienne, et ça ne veut plus rien dire parce qu'on l'a vue trop souvent, ça va, on connaît ça, la pauvre Palestinienne avec son gamin, devant la jeep, sur fond de béton. C'est le syndrome du bambin africain avec son ventre gonflé.
    Pour redire l'humain, il faut parfois gommer des détails, nier l'étrangeté, le particularisme. Il faudrait arrêter le temps, figer les acteurs. S'approcher de la femme, enlever ce foulard, doucement, faire glisser ses longs cheveux noirs sur le visage fiévreux de l'enfant. Tourner la scène une seconde fois. Je ne suis pas journaliste, je peux donc raconter d'autres histoires, autour, avant, après, changer de point de vue, reconstruire le réel. Pourtant c'est ça qui s'est passé, juste ça et pas autre chose : elle, son enfant dans ses bras, le soldat. Ca devrait suffire mais ça ne suffit pas.
    littérature,voyage,politiqueElle réussit à s'approcher de notre bus, elle est prête à tout, elle nous interpelle, elle veut aller à l'hôpital. Vous imaginez combien on peut être à l'aise, assis derrière la vitre d'un bus climatisé, avec une femme en contrebas, qui vous supplie de l'aider. Notre guide sort du bus, il est israélien, il parlemente avec le soldat, il désigne la femme, il désigne le mur, il désigne l'enfant, il s'énerve. Le soldat se retient, gêné sans doute par nos regards, mais il ne cède pas.
    Et le guide baisse les bras, remonte dans le bus, et le bus repart, et derrière nous, dans la poussière, la femme nous regarde, avec son enfant, et le soldat la cache à ma vue. Le guide nous dira qu'il n'a rien pu faire, que lui-même courait trop de risques, à s'opposer au soldat. Il doit protéger sa liberté, sa fonction, le peu de pouvoir qu'il a. Son rôle, malheureusement, doit se limiter à nous faire voir. Le mien se limite ici à décrire, à reconstruire, à essayer de transmettre. Mais il doit bien y avoir des gens, quelque part, dans des ministères, dans des gouvernements, dans des parlements, dont le rôle serait d'agir ?

    littérature,voyage,politique


    A La Désirade, ce 30 mars. 17h.

    Cher Pascal,

    Je vous lis tout en écoutant mon ami Rafik Ben Salah au micro de Charles Sigel, dans l’émission Comme il vous plaira que j’estime l’une des plus intéressantes de la radio romande, à l’enseigne d’Espace 2. Rafik est en train de lire une page de Ramuz, tirée du Passage du poète. Puis la voix de Ramuz lui-même se superpose à la sienne, et je trouve ça très beau. Vous le savez peut-être : Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…

    littérature,voyage,politique
    Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.
    Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier.
    Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter.
    littérature,voyage,politique
    Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable.

    « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre, bientôt dans le cadre de toute une action qui se déroulera sur la chaîne Espace 2, dès le 7 avril prochain, sur le thème de l’intégration. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler, cher Pascal. Ce qu’attendant, prenez bien soin de vous et de votre douce amie, et saluez Youssou le perroquet.


    Illustration : Pablo Picasso, Mère et enfant (1902); Rafik Ben Salah

  • Le détail de nos vies


    Lettres par-dessus les murs (11)

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    Ramallah, le 27 mars 2008

    Cher JLK,
    J'ai ri à la lecture de vos inquiétudes communes sur le destin de l'Italie, avec le Gentiluomo et la Professorella, « en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone ». Nous aussi nous nous sommes inquiétés de tant de choses, hier soir, devant quelques verres d'arak, du hoummos, du mutabal et une belle assiette de tabouleh. Heureusement que nous ne sommes qu'humains, et que notre capacité au souci est limitée… imaginez le monde tel qu'il serait sinon, de longs cortèges de spectres errants, qui ne boivent pas et qui ne mangent pas, graves et muets, qui déambuleraient, tristes et courbés, se grattant le menton, hantés par le sort des fourmis d'Amazonie…
    Mouna, ma voisine de table, me disait hier qu'elle aussi pouvait oublier la situation, depuis qu'elle travaillait à Ramallah. Avant c'était plus dur, elle se rendait tous les matins à Jérusalem, elle ne supportait pas les files d'attente et les humiliations. Jérusalem n'est qu'à 15 km de Ramallah, mais l'espace ici se déploie différemment… On peut mesurer les distances en semaines de bateau, en heures d'avions, en kilomètres au compteur ou en nombre de pleins, ici on compte en nombre de checkpoints. On pourrait compter en cigarettes aussi : un ami palestinien, ancien résident à Jérusalem, me racontait (avec les exagérations qui sont le propre des bonnes histoires) qu'avant il allumait sa clope du matin en montant dans le taxi, et qu'il l'écrasait en arrivant devant son bureau, à Ramallah. Aujourd'hui, dit-il, le paquet tout entier y passe. Il a donc décidé d'arrêter de fumer, l'Occupation a du bon, tu vois. Il a arrêté de fumer, et puis il a déménagé à Ramallah. Et Mouna, pour la même raison, a quitté son travail à Jérusalem, et c'est ainsi que la Palestine se morcelle chaque jour davantage, qu'elle se divise en îlots, en enclaves, en prisons.
    Comme ailleurs dans le pays, l'espace qui sépare Ramallah de Jérusalem est devenu incertain, mouvant. Un cauchemar de géomètre, impossible à appréhender autrement que par l'expérience quotidienne, et celle-ci sera différente chaque jour, et Jérusalem ressemble de plus en plus à la Jérusalem Céleste, si loin si proche, une abstraction flottante. Regardez cette carte des Nations-Unies : la situation est illisible, la cartographie est devenue impuissante à décrire le terrain. Elle arrive tout juste à donner une idée de la confusion.
    C'est en feuilletant un rapport des Nations-Unies, il y a trois ans, que j'ai commencé à comprendre l'ampleur du désastre : tout y figure, tout y est répertorié. Le nombre d'accouchements dans les files d'attente, le nombre de personnes décédées dans des ambulances bloquées, tout, daté, documenté, avec le beau logo des Nations Unies à chaque page, je t'assure que c'est sympa à lire, le soir. Des kilos de rapports, des tonnes de chiffres, estampillés ONU, CICR, sans parler d'autres organisations moins (re)connues, telle B'Tselem, centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés - son dernier rapport donne 885 mineurs palestiniens tués par les forces de sécurité israéliennes depuis 2000. Il y a tout, par zone, par tranches d'âge. L'ampleur du désastre n'est pas la monstruosité de ces chiffres, bien sûr, mais leur inutilité absolue. On pourrait empiler les rapports jusqu'à la Jérusalem Céleste que ça ne changerait rien. 885 enfants tués, 885 familles en deuil. 885 histoires à raconter, 885 tragédies à écrire, à mettre en scène. Une bonne suffirait, peut-être ? On en a écrit des centaines déjà.
    Mouna, ma voisine de table, a vécu en exil jusqu'à il y a dix ans, dans des pays prospères, tranquilles. C'est tout de même ici qu'elle se sent le mieux, c'est le pays de ses parents, de sa famille. Et puis malgré ce qui est arrivé à ses enfants, elle se surprend souvent à oublier la situation. Je ne lui demande pas ce qui leur est arrivé, ils sont bien vivants, eux, ils étudient à Londres, alors nous parlons de Londres, et je me ressers une plâtrée de hoummos. C'est un véritable péché, le hoummos, si vous ne connaissez pas je vous en ramènerai.

    (Entre nous : tu auras compris que je ne suis pas un enragé. Mais parfois c'est plus fort que moi, et la littérature c'est aussi ça : écrire ce qui est plus fort que soi... J'essayerai de me retenir, notre correspondance m'est chère, quand elle parle d'autre chose, mais parfois c'est tellement à gerber, je te jure…)

    Marina di Carrara, le 27 mars, soir.

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    Caro Pascal,
    Pourquoi vous retiendriez-vous ? Ces lettres n’auront de sens que si nous nous parlons en toute sincérité, au fil de ce que nous vivons l’un et l’autre. Je ne raconterai pas ici, discrétion oblige, l’enfance et l’adolescence de la Professorella, qui relève des désastres de la guerre, ni non plus les récits que nous fait le Gentiluomo de quarante ans de fréquentation de la créature humaine, au titre de défenseur des braves et des moins braves gens. Je ne vais pas non plus vous faire l’injure de prétendre que tous les malheurs se valent « l’un dans l’autre ». Certains Suisses, qui ont coupé à la guerre, ont parfois prétendu que ne pas subir la guerre était encore pire qu’en souffrir, sous prétexte qu’imaginer le malheur est aussi difficile que de l’endurer. Je n’invente rien.

    52672160.jpgLe grand Ramuz l’écrit pendant la guerre 14-18. Alors que le pauvre Cendrars, engagé volontaire, saigne sur un brancard avant de se faire amputer et de vivre des jours hallucinants dans la chambre d’un jeune soldat qui crèvera de façon atroce, littéralement achevé par un officier chirurgien (c’est raconté dans J’ai saigné), Ramuz écrit comme ça que certes, c’est bien affreux de penser que des milliers de jeunes Français sont en train de mourir dans les tranchées, mais que de penser cela aussi est une souffrance, au moins aussi douloureux que de le vivre. Eh bien non : ce n’est pas pareil. La pesée des douleurs est une opération tout à fait impossible, mais disons que certaines situations « limites », vécues par nos frères humains, appellent un minimum de réserve de la part des « privilégiés » que nous sommes, étant entendu que cette appellation cache souvent de grandes détresses. Bref, parlons de ce que nous voyons et vivons, de ce qui nous révolte et qui nous enrage ou nous encourage au contraire.
    Ce qui m’intéresse, dans ta dernière lettre, ce sont les détails. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut vraiment en apprendre un peu plus sur une situation, et se sentir un peu plus réellement concerné. Patricia Highsmith, qu’on limite stupidement aux dimensions d’un auteur policier, me disait un jour que seule la réalité l’intéressait. A savoir : les faits réels, souvent insignifiants en apparence, mais qui font que tel va devenir, dans les pires circonstances, un kamikaze, alors que tel autre, son frère, vivra un tout autre destin. Patricia Highsmith pensait que tout crime avait pour origine une humiliation, récusant l’idée que le mal est ancré dans l’homme. Fort de son expérience, notre ami le Gentiluomo pense qu’au contraire certains individus sont criminels par « nature » alors que tel assassin, par exemple par passion, n’a tué que sous l’effet de celle-ci et n’est en rien un vrai criminel. La Professorella en visite d’ailleurs un, à la prison de Pise, qui a tué sa femme adorée et blessé son amant avant de s’égorger lui-meme sans s’achever, et qui poursuit aujourd’hui de sérieuses études en attendant sa libération, vers 2020...
    As-tu jamais eu envie de tuer ? m’a demandé hier soir le Gentiluomo. Je lui ai répondu sans hésiter que oui : qu’il y a quelques années, observant des dealers au parc Mozart de Vienne, j’ai pensé que, sans doute, si l’on m’avait permis de faire un carton sur ces ordures, je l’eusse fait. Ce que je voyais de réel était là : c’étaient ces jeunes filles et ces jeunes garçons réduits à l’état de spectres suppliants par ces salopes. Le détail, c’étaient le tremblement des mains des junkies et l’acier du regard des dealers. J’aurais volontiers tué rien que pour ça.
    A propos de Mai 68 tel que je l’ai réellement vécu, j’ai oublié de vous raconter deux ou trois détails qui enrichissent encore le tableau dans la nuance du ridicule qui m'est cher. Après notre escapade au Quartier latin, inspiré par les provos d’Amsterdam, j’ai en effet fauché une Mobylette que j’ai peinte en noir avec l’intention de la remettre en circulation au titre de l'instauration d'une nouvelle forme de propriété collective. Comme je me suis fait piquer par les flics avant d’accomplir cet acte que je me proposais de répéter ensuite, j’eus à remplacer fissa le véhicule, propriété du fils du rédacteur en chef d’un journal agricole, en m’engageant comme moniteur d’alpinisme rétribué au service de groupes de jeunesse belge qui chantaient le soir, devant les sommets immaculés, un chant nationaliste à la gloire du lion des Flandres…
    A cette époque, cette phrase de Paul Nizan me semblait rendre compte exactement de ce que je ressentais : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel age de la vie ». Aujourd’hui, je dirais les choses autrement.

  • Question de civilisation

     

    littérature,politique,voyage


    Lettres par-dessus les murs (10)

    Ramallah, mardi 25 mars 2008.

    Cher JLK,
    Merci pour la concrète beauté du marbre de Carrare. J'imagine des glaciers, d'immobiles cascades, des parois aveuglantes… Ici aussi on taille la roche, pour l'utiliser ou pour faire place à des immeubles, à des routes. J'ai toujours été impressionné par ce travail pharaonique, presque inhumain, des collines entières qu'on a évidées – quand, comment ? – pour tracer les voies de la civilisation, pour construire la route qui mène, par exemple, de Ramallah à la Mer Morte. Je recopie les mots suivants, griffonnés ce samedi sur mon carnet, quand nous étions coincés sur cette route-là, sous le cagnard, à l'entrée de Jéricho.
    On se rend à un mariage, à l'Intercontinental du coin. Barnabé est français, Maha est palestinienne, il n'y aura là que des gens très bien, de nombreux Occidentaux (qui sont toujours très bien, comme on sait) et des Palestiniens de la haute et un peu moins haute. Mais les soldats du checkpoint n'ont pas l'air de savoir qu'il n'y a ici que des gens bien, coincés dans leurs voitures, sous le cagnard, encravatés et chaussures cirées, ils nous traitent comme des marchands de poules, c'est très vexant. Ce conflit, et c'est sa seule éthique, n'épargne pas les riches...
    littérature,politique,voyageOn arrive au checkpoint, enfin, un beau, bien construit, avec mirador et tout, et qui ne manque pas de personnel, il y a le bidasse du mirador, trois qui discutent en bas, trois autres qui contrôlent les papiers. Ils doivent crever de chaud, sous leurs casques et leurs gilets pare-balles, et le poids du fusil qui leur ronge l'épaule… On nous demande nos papiers, bien sûr, et bien sûr on nous demande notre nationalité, et comme à chaque fois nous répondons en grommelant que cette information figure, elle aussi, sur les passeports qu'ils font semblant de feuilleter, qu'ils tiennent à l'envers. Cela arrive souvent, de se retrouver face à des soldats quasi analphabètes, qui ne parlent qu'hébreu, et parfois russe, ou une quelconque langue éthiopienne, s'ils n'ont pas oublié leur pays d'origine. C'est un droit inaliénable, de ne pas parler anglais, mais ici cette ignorance est un peu dangereuse, quand on tient un fusil. On est plus facilement amené à utiliser d'autres modes de communication, surtout quand on a vingt ans, qu'on est énervé par la chaleur et par la fatigue.
    littérature,politique,voyageOn passe, la route cahote sur trois cents mètres, jusqu'à une pauvre guérite qui tremble dans la chaleur, sur laquelle flotte un drapeau palestinien. Le soldat est armé, lui aussi, mais seul. Il nous demande d'où on vient, garez-vous sur le côté. Je sors de la voiture, empli d'une divine colère, je lui dis que merde, on a attendu une demi-heure chez les autres, là, il va pas nous faire chier lui aussi ! Il me regarde, sérieux comme la mort. Il ignore les passeports que je lui tends. Il me redemande d'où on vient. Je suis suisse, elle italienne. Oh, dit-il en anglais cette fois, pour montrer qu'il en connaît deux mots, des mots prononcés lentement, bien détachés, she is italian… et puis un sourire éclatant s'ouvre dans son visage brun, Welcome to Jericho !

    Je n'ai jamais bien compris la présence de ce checkpoint en carton. Montrer aux touristes, israéliens ou autres, que Jericho est bien en Palestine, peut-être. Ce qui serait idiot, puisqu'on est en Palestine depuis Ramallah, et que ce contrôle-ci ne fait que valider l'autre checkpoint, en donnant l'impression d'une frontière. Réponse symbolique à l'Occupation ? sans doute, mais surtout mimétisme imbécile de l'occupant par l'occupé. Ce qui est sûr c'est qu'il ne fait pas peur, ce checkpoint-là, et que je m'en veux d'avoir manqué de respect à cet homme. Il ne nous demande pas grand-chose, juste d'admettre qu'il est chez lui, et que nous sommes ses invités d'honneur.


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    Marina di Carrara, ce mardi 25 mars. Soir.

    Cher Pascal,
    Inviter semble ici l’honneur de ceux qui nous reçoivent, et c’est en nous laissant faire que nous vivons l’hospitalité radieuse de la Professorella et du Gentiluomo, au milieu de leur sept chats dont l’un a perdu sa queue ainsi qu’un peu d’une patte, sous une voiture, plus la chienne Thea dont la vivacité bondissante avoisine celle de l’otarie, tandis que ses regards redoublent de tendre dévotion.
    littérature,politique,voyageComme le dit et le répète le Gentiluomo, qui incarne à mes yeux l’humaniste sans illusions comme le sont souvent les médecins et les avocats, rien ne va plus en Italie où se répandent outrageusement la corruption et la vulgarité, dans une espèce de mauvais feuilleton dont la télévision relance chaque jour les nouveaux épisodes. Cela étant, rien ne lui fait tant plaisir que je lui dise et lui répète ce que nous aimons des Italiens et de la culture italienne, de la cuisine italienne (dont la Professorella perpétue l’art avec une délicatesse sans faille) et du cinéma italien qui est l’émanation pure et simple de son peuple, ainsi qu’il nous le racontait ce soir en évoquant la façon de sa chère petite mère, au soir de son mariage avec la Professorella, de les accompagner jusqu’à leur maison et jusqu’à leur lit, temporisant à qui mieux mieux avant que sa jeune épouse ne fasse comprendre à sa chère belle-mère que, n’est-ce pas, c’était le moment de céder le pas et la place…
    La vie italienne est une comédie mais au sens profond, me semble-t-il, à savoir toujours un peu combinée à du tragique et du grotesque. L’autre jour, la Professorella nous racontait comment, à un examen universitaire, ses collègues napolitains, impatients de faire réussir leur candidate napolitaine, une vraie cloche mais de brillante et mondaine tournure, la firent passer pour gravement atteinte de cruelle maladie (un cancer et, double infortune, ahimé, au sein gauche tant qu’au sein droit) avant que, devant l’obtuse incorruptibilité de leurs pairs, ils n’eurent recours aux plus hautes autorités académiques et ecclésiastiques pour tenter de faire pression en faveur de la pseudo-moribonde. Ce cinéma n’a son équivalent nulle part, et c’est pourquoi nous aimons l’Italie.
    littérature,politique,voyageLa société italienne est en butte à une évolution de ses pratiques politiques et institutionnelles, au plus haut niveau, qui marque une coupure croissante entre le pays réel et la classe politique, sous l’effet de comportements ressemblant de plus en plus à des modèles de type mafieux – c’est du moins ce qu’un ami de la Professorella, philosophe n’ayant rien d’un prophète de bistrot, nous disait encore hier soir. Or faut-il s’en inquiéter ? Certes, il le faut. Nous nous en en inquiétons donc en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone, tout en nous racontant à n’en plus finir des histoires de nos vies. Nous nous en inquiétons en passant aussi en revue nos dernières lectures ou nos derniers films. Nous n’y pensions plus cet après-midi en nous baladant de ruelles en places, à travers la ville supervivante de Lucca, puis en nous exténuant de bon bruit humain dans une trattoria de là-bas, mais ce soir, à l'instant de m'inquiéter de nouveau de tout ce qui fout le camp, et pas qu'en Italie,  je pense à vous, Pascal, à Ramallah, et à ce simple geste de regretter d’avoir manqué de respect à un homme. C’est comme ça, j’en suis convaincu, que commence la réparation de tout ce foutu pasticcio…

  • Mémoire vive (99)

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    À La Désirade, ce mardi 1er mars. – La possible élection d’un Donald Trump, au poste de président des Etats-Unis, a de quoi faire trembler le monde entier, mais je n’arrive pas à croire que les Ricains en arrivent à ce fond de régression, pire en somme que celui où était descendu un George W. Bush. Pourtant sait-on jamais ? Quant à moi je lis tranquillement les nouvelles d’Un ange sous le pont, de John Cheever, qui incarne à mes yeux le meilleur de la littérature américaine, du côté de Tchékhov.


    °°°
    Que le sexe pour le sexe est en somme une variété de la gymnastique (surtout dans sa variante homosexuelle) avec une composante obsessionnelle inévitable côté psychisme et sensibilité fine - et la boîte de Pandore s'ouvre à cette enseigne par le fait de l'inassouvissement, etc.


    °°°
    Je fais retour à Tchékhov une fois de plus, mais cette fois par Bounine, qui a été son disciple et son grand ami de 1895 (il avait 25 ans) à 1904, date de la mort d'Anton Pavlovitch. Tchékhov est le meilleur antidote aux mensonges de l'idéologie politique et religieuse.


    °°°
    Faire pièce, sur Facebook, à toute forme d'indiscrétion, autant que toute connivence prématurée. Déjouer les questions privées autant que les aveux indésirables.


    °°°


    118433.jpgJ'ai été intéressé par le film Spotlight, qui évoque le scandale des prêtres pédophiles dénoncés à Boston par le journal local, au dam de la hiérarchie ecclésiastique. À un moment donné, l’un des 80 ( !) prélats incriminés, surpris à sa porte avant que sa sœur ne vienne l’arracher aux journalistes indiscrets, ose dire, en sa candeur imbécile, qu’en somme il aidait ces jeunes gens un peu perdus, etc. Cela étant, le film a aussi le mérite de montrer que, des décennies durant, « la société », et le journal lui-même, ont fermé les yeux sur ces faits dénoncés par des personnages jugés « peu fiables », etc.


    °°°
    Plus je vais et plus je me rends compte de l'importance, dans mon fonds personnel, de la littérature et de la pensée russe. Cela a commencé avec Berdiaev et Tchékhov, et cela n'a cessé de se développer de tous côtés, par Dostoïevski et Tolstoï, Biély et Leonov (entre 1967 et 1970, avec Pétersbourg et Le Voleur, tous deux parus à L'Âge d'Homme) et ensuite Rozanov, Chestov et tant d'autres, jusqu'à Zinoviev et Svetlana Alexievitch ces tout derniers temps.


    images-3.jpegCe que Tolstoï pensait des écrivains de son temps, Tchékhov compris: des gamins. Seul Shakespeare trouvait grâce à ses yeux, qui avait cependant le tort de ne pas écrire comme lui.


    °°°
    Anecdote plaisante: lorsque Tchékhov essaie un pantalon avant de se présenter chez Tolstoï: celui-ci est trop serré, il va me prendre pour un gandin, celui-la est trop large, comme la mer Noire - Tolstoï va dire que je suis culotté!
    Ensuite, à la fin de sa visite à Tolstoï celui-ci lui murmure à l'oreille: « Je ne peux pas supporter vos pièces. Shakespeare écrivait comme un cochon. Mais vous, c'est pire. »


    °°°


    Ce qui m'a toujours tenu debout: la nature, la lecture et l’écriture.


    °°°


    Ellis-Bret-Easton-1-821x1024.jpgD’un oeil je lis Glamorama de Bret Easton Ellis, soit six cents pages très rythmées et pimentées sur le milieu branché de la mode et du spectacle à New York, où l’on voit tout le gratin du monde « culturel » défiler, plus ou moins camé, et de l’autre, Les cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch, où se concentrent toutes les détresses, souvent désespérées, des rescapés de la guerre en Afghanistan, veuves et fiancées comprises. Or l’on pourrait croire que cette dernière lecture, lestée de souffrance humaine, éclipse l’aperçu du Satiricon américain, bonnement écoeurant de vanité superficielle et de stupide brillance, mais non, et c’est la vertu de la littérature que de nous le rappeler : que tout fait humain peut revêtir de l’intérêt pour peu qu’un écrivain sérieux le ressaisisse.


    °°°


    Drôle de société que la nôtre, qui a développé des moyens de communication sans précédent, et dont les individus communiquent si peu en réalité


    °°°
    Un reportage très substantiel, paru dans The Guardian, documente la personnalité complexe de John Cheever, à propos d’une biographie récente, par le truchement de rencontres avec sa fille Susan et son fils benjamin, ainsi que de la veuve de l’écrivain. Je lisais, ce matin encore, une nouvelle épatante de Cheever, l’un de mes auteurs américains préférés avec Alice Munro et Annie Dillard – en tout cas dans cette génération d’après celle de Faulkner & Co -, et je souris maintenant que d’aucuns aient été stupéfaits, déçus ou choqués d’apprendre que l’homme ait été un alcoolique invétéré et un bisexuel tourmenté, comme si cela changeait quoi que ce soit à ses écrits.


    °°°
    Il y a tout ce qu’on a noté pour fixer le sentiment ou la sensation d’un instant, et puis il y a tout le reste qui a été involontairement omis (on ne peut pas tout dire, etc.) ou qu’on a sciemment évité. Or c’est ce non-dit, volontaire ou non, qui m’intéresse aujourd’hui.


    °°°


    L’excitation médiatique, ou plus largement commerciale, fait qu’il est aujourd’hui difficile à un écrivain ou un artiste de ne penser qu’à La Chose sans arrière-pensée sociale ou financière ni rêve de succès ou de gloire si possible immédiats. Un jeune écrivain, de nos jours, doit impérativement se soucier de son look, et cela déjà fausse le jeu entre ceux qui ne paient pas de mine ou refusent de souscrire à ces codes, et celles ou ceux qui ont a priori le profil de candidats à la Star Academy littéraire…


    °°°


    J’ai de plus en plus envie, ces derniers temps, de raconter des histoires, et cela me reprend ce matin en lisant une nouvelle comique de Tchékhov (Le jugement) et une autre de John Cheever évoquant la jalousie d’un brave imbécile aux prises avec sa jeune femme qu’il appelle « maman ». En matière de narration, les exemples de Tchékhov, Alice Munro ou John Cheever, auxquels j’ajouterai encore Raymond Carver, sont aujourd’hui mes meilleurs repères en vue d’un nouveau recueil de nouvelles, sans qu’il s’agisse évidemment de les imiter en rien, sinon dans leur effort commun de transposer les faits bruts de la réalité, et autres anecdotes, en motifs littéraires significatifs.


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    En relisant Les Bonnes dames, je me dis que le narrateur est trop proche de l’auteur, et que là se trouve la limite de ce récit-roman, relevant plutôt de la chronique autobiographique frottée d’humour.


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    On adapte Céline au cinéma tout en se dédouanant : ah mais quel salopard, etc.


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    Les gens de l'UDC prétendent incarner le peuple, contre leurs adversaires classés bobos. La distinction est impayable. L’avocat genevois cul pincé Nydegger incarne le peuple. Blocher le milliardaire incarne le peuple. Freysinger le prof démago incarne le peuple. À se tordre…


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    images-4.jpegNotre époque, est notamment via l’Internet et les réseaux sociaux, a largement ouvert les vannes de l’indiscrétion, au point que nous sommes tous devenus, à notre corps plus ou moins défendant, de redoutables paparazzi et des voyeurs plus ou moins forcés. Je m’efforce de ne point trop juger de la chose en moraliste catégorique et courroucé, style Finkielkraut, mais le fait est là, objectivement obscène, et d’autant plus que tout relève désormais de la mise en scène monnayée, invitant tout un chacun(e) à vendre son image et les multiples avatars de son théâtre intime. Nous ne mesurons pas encore les implications et conséquences de cette exhibition forcenée, me semble-t-il, et je ne crois pas que la morale traditionnelle soit la bonne réponse à cette mutation de nos représentations personnelles. Mais qu’en dire de plus aujourd’hui, sinon par le détail et cas par cas ? En commençant, par exemple, par l’intrusion de la webcam dans les maisons…


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    charlesbukowski3_2339985a.jpgUn jour que je me trouvais en plein désarroi, après la publication de mon premier livre, vers les années 75-76, et ne sachant comment avancer dans un « roman en chantier », Dimitri m’avait conseillé de me débrider quitte à écrire, à propos de notre vie de jeunes gens, un roman à caractère pornographique. Or la remarque m’a blessé plus qu’elle ne m’a été d’aucun recours. Venant d’un pornographe avéré à la Bukowski qui m’aurait recommandé d’écrire sans précautions et de « tout déballer », comme il le faisait lui-même, je l’aurais bien pris ; mais venant d’un ami si proche et si moralisant à l’ancienne, en dépit de sa propre vie de cavaleur, cela m’a réellement déçu et choqué.


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    0.jpgPourquoi ai-je toujours été intéressé par les journaux intimes et les correspondances d’écrivains, et cela dès mes dix-neuf, vingt ans ? Parce que la vie littéraire et les secrets d’alcôve des écrivains m’intéressaient ? Pas vraiment. Parce que les anecdotes de la vie m’attiraient plus que les œuvres ? Absolument pas. Disons plutôt que le mélange des vies et des voix, des douleurs personnelles et de leur expression, de l’immédiateté de la perception et de la relation directe m’ont passionné du point de vue (d’abord peu conscient, ensuite plus lucide) d’une phénoménologie existentielle modulant une littérature, non pas brute mais très proche de l’écrivain se livrant en (quasi) toute sincérité, comme Marcel Jouhandeau dans ses Journaliers, Paul Léautaud en son Journal littéraire ou Jules Renard dans le sien.
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    Anton_Chekhov_with_bow-tie_sepia_image.jpgJe lis, sans discontinuer, les écrits « marginaux » de Tchékhov, réunis sous le titre de Carnets et de Conseils à un écrivain, ce dernier recueil étant assorti d’un aperçu biographique intéressant de Natalia Ginzburg. Tchékhov est le plus constant et le plus sûr de mes compères de papier depuis quelque cinquante ans, qui me ramène à tout coup à la réalité loyalement approchée, sans idéologie ni maniérisme littéraire, face au monde tel qu’il est.


    Ce mercredi 23 mars. – Ce soir ont débarqué Florian R***, mon ami savoyard rencontré sur Facebook, et son compère Thomas B***, vulcanologue établi aux Antipodes, qui nous ont fait d’emblée la meilleure impression. À côté de Florian, grand flandrin à dégaine de rugbyman, non moins que sensible et généreux, Thomas, très fin lui aussi, est riche d’une expérience qui m’intéresse d’autant plus qu’elle est d’un scientifique travaillant sur le terrain, dans une île des Antipodes. Après une excellente fondue signée Lady L., nous avons passé une excellente soirée, amicale et intéressante. Etc.


    Ce jeudi 24 mars. – Petit déjeuner avec Lady L. et les lascars. Belle lumière matinale. Bonne discussion. Thomas nous a montré des images des volcans de l’île de Vuanatu, parues dans une revue de voyages allemande où il apparaît en combinaison ignifuge évoquant la tenue d’un scapahandrier ou d’un cosmonaute. Il nous écrit la vie encore archaïque des Canaques de l’île, vivant à peu près en autaracie au pied des volcans, et débarquant parfois tout nus dans les rues et les commerces de la bourgade locale. De son côté, Florian m’a gâté en m’offrant la biographie de Simon Leys.


    Ce dimanche de Pâques, 27 mars. – Après une fin de nuit insomniaque (trop sifflé de rouge hier soir), j’ai repris, vers 5 heures du matin, la lecture de L’Ambassade du papillon, dont Florian, auquel je l’ai offert lors de son passage, m’a parlé sur Messenger, y voyant un modèle du genre dans le registre des carnets. Pour ma part, cette lecture m’a impressionné par la foison de détails (oubliés) que j’y retrouve, et qui me donne envie de reprendre cette pratique avec la même intensité et le même dédain d’une lecture tierce. Autrement dit : revenir à l’injonction du tout dire, quitte à faire une distinction plus sévère que naguère entre ce qui peut être publié et ce qui ne doit pas l’être de mon vivant.


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    1397146214000-tjndc5-5b1suyzb8yc1h0mh8gqo-original.jpgLes éditeurs, les critiques, la famille, ses enfants et sa femme se tortillent passablement en évoquant le contenu des Journals de John Cheever, parus avant une grande biographie récente et dont les pages consacrées aux « vices » de l’écrivain, à savoir son alcoolisme invétéré et sa bisexualité plus ou moins occultée, suscitent autant de gêne qu’ils ont valu de tourments à l’auteur. Or tout cela me paraît un peu lourdement souligné, avec ce mélange de curiosité offus quée et de compréhension forcée qui sied en pays puritain, mais il va de soi que le même genre d’attitude se retrouverait en France, en Allemagne ou en Suisse – ne parlons pas de l’Italie ou de l’Espagne. Et puis quoi ? Et puis rien. Bookchat


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    4099947658.jpgC'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer. Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire: nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien. Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

    Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François vivant la peinture comme je la vis.
    Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel: simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.


    283915_2246586411014_6713812_n.jpgMa bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.
    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite, et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...


    images-5.jpegCe mercredi 30 mars. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l'idée était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter, enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre 2013 , sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo je ne sais plus quoi (!!) et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes (!!!) mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...
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    Cette année-là, déjà, les gens nous avaient recommandé de profiter, et déjà cela m'avait horripilé, comme de nous voir souhaitées de bonnes vacances. De fait et je le dis comme je le ressens: nous ne sommes plus à l'âge des vacances (notion que j'abhorre d'ailleurs) et l'idée de profiter me gâte le plaisir d'être simplement et de vivre le mieux possible malgré la conscience lancinante de l'atrocité de la vie subie par tant de gens et nos corps qui se déglinguent.


    Unknown.jpegCe jeudi 31 mars. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, l’on reste évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en se rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules.


    894681581.jpgComme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft.
    La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale.
    Ensuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les Salaloufs de Daech...


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    Notre Honda Jazz blanche a la dégaine d'une souris d'ordinateur. Lady L. en assure la conduite, pendant que je nous fais diverses lectures, avec l'aide d'une autre copilote électronique parlant comme d'un nuage. Miracle tout humain de la technique, mais c'est Notre Lady seule qui d'un coup de volant évitera le motard kamikaze qui vient de jaillir d'entre deux poids lourds.
    Or je lisais, au même instant et pêle-mêle en alternance, un papier du Monde où il est question du dernier livre de Gérard Chaliand déplorant le nouvel art occidental de perdre la guerre (la faute aux politiques tellement moins conséquents que les militaires de carrière et les poètes), un exposé historique du temps de Grünewald suivant celui de Dante et recoupant celui de Jérôme Bosch sur fond d'empire romain-germanique et de chrétienté soudain secouée par la Réforme, un chapitre revigorant d'un Bob Morane trouvé dans une bouquinerie de Colmar, un reportage sur le recyclage des déchets péchés en Méditerranée aux fins de tissages de haute couture, quelques pages de divers livres supportant plus ou moins la lecture orale et le début très scotchant (sur e-book) du dernier opus d'Emmanuel Carrère évoquant une tentative de matricide assez bouleversante - et la Moselle apparaissait en contrebas des monts boisés, et la Jazz survolait Verviers tandis que la copilote donnait ses ordres de sa voix d'hôtesse de l'air: à 300 mètres vous avez un précipice que vous tournez par la droite et ensuite vous allez dans le mur si vous ne m'obéissez pas...

  • Politiquement suspects ?

     

    429168525.jpg1087918061.jpg Par-dessus les murs (9)

    Ramallah, le 20 mars 2008

    Moj velky brat,
    Ach, la politik, cette superbe saloperie. C'est à croire qu'il ne faudrait jamais chercher à appliquer les idées. Elle semblait bonne au départ, vous la plantez en terrain fertile et puis ça pousse n'importe comment, ça devient carnivore, ça rampe et ça vocifère, ça traverse les murs et ça fait éclater les maisons, et à Bratislava le jeune homme n'a plus le droit d'étudier, il a vingt-cinq ans, il quitte son pays et sa famille et se retrouve en Suisse, dans un centre pour demandeurs d'asile, auprès d'une famille d'accueil ensuite, parce qu'à chaque poing dressé répond une main tendue… pour lui c'était les mains d'Albert et de Berit, que je considère aujourd'hui comme mes autres grands-parents.
    Ici aussi, des hommes et des femmes ont voulu bien faire. Construire une communauté et cultiver des oranges, et puis ils ont créé une machine de guerre, et un pays qui vit dans la peur. Un ami m'a écrit, il me dit qu'il aime bien nos lettres, mais que tout de même, c'est sacrément politiquement correct, notre truc. Je pense d'abord qu'il a tort, ce n'est ni correct ni incorrect, parce que ce n'est pas politique. Et puis à y repenser, c'est forcément politique, et pas seulement parce que j'habite à Ramallah. C'est politique parce que la politique est transversale, ni plus ni moins que la littérature, elle est partout, sous nos mots aussi, bien sûr. C'est pour ça qu'elle est si difficile à tenir à distance, parce qu'elle est humaine également, qu'elle procède des mêmes mécanismes qui nous conduisent à construire une maison, à fonder une famille, et que l'homme, à un moment où un autre, ne peut que refuser de tendre la main, parce que ce serait nier jusqu'à son humanité.
    J'arrête.
    Tout ceci n'est pas de mon ressort, velky brat, je suis piètre philosophe, et vous avez traversé des tempêtes dont je ne connais que les noms. J'espère que vous me raconterez, quand nous nous rencontrerons, comment vous avez serré à nouveau la main de Dimitri. Je ne vous tends pas la mienne, tovarichtch, aujourd'hui je me permets l'accolade,
    Pascal

    PS. Le combat ordinaire, de Manu Larcenet, raconte aussi des histoires de mains tendues, entre autres. Je relis le second tome ce matin, jamais une bande dessinée ne m'a autant ému, et pourtant je suis bédéphile en diable... Elle transcende avec talent la mode de l'autobiographie nombriliste, qui sévit depuis quelques années dans le monde des bulles.

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    La Désirade. le 20 mars, 21h.33

    Pan Towarysz,
    Votre ami nous trouve trop politiquement corrects, mais dans quel sens l’entend-il ? Je me le demande, parce que la notion et ce qu’elle exprime ont pas mal évolué depuis la première fronde opposée, aux Etats-Unis, à la political correctness, par exemple sous la plume libérale d’ un Allan Bloom, en 1987, avec L’Ame désarmée stigmatisant le déclin de la culture générale dans l’enseignement américain et le verrouillage des mots d’ordre progressistes. Je me rappelle, pour ma part, avoir écrit des papiers très favorables à ce livre, alors que nos bien-pensants de gauche le taxaient de fascisme. Je n’exagère pas: c’est le terme utilisé par un professeur de l’Université de Lausanne dans un journal de nos régions. Non seulement « réactionnaire », ce qui pouvait passer, mais fasciste.
    Or qu’est-ce qu’être « politiquement correct » en Europe, quarante ans après Mai 68 ? C’est être de gauche pour les gens de droite, ou rester constructif pour les nihilistes et autres cyniques de tous bords. Si la révolte démocratique, le goût de la justice ou la simple générosité relèvent du « politiquement correct », alors vive ça…
    Je me suis éloigné très vite, pour ma part, de la pensée clanique du groupuscule progressiste auquel j’ai adhéré en 1966, parce que très vite diverses choses m’ont dérangé dans nos soirées enfumées: la hargne autoritaire des tenants du dogme, la surveillance mutuelle au nom de ceux-ci et la langue de bois, que je dirais plutôt langue de fer. Je me rappelle le ricanement de notre idéologue en chef me surprenant à lire Charles-Albert Cingria, illico taxé de « fasciste ». Charles-Albert fasciste ? Disons qu’il avait souscrit, autour de ses vingt ans, aux idées de Maurras, mais c’est à peu près là que s’en tient sa « pensée » politique, oubliée ensuite. Mais hélas je pêchais, moi, par « littérarisme ».
    En mai 68, nous avons débarqué, petite troupe estudiantine en procession de 2CV chargées de précieux stocks de plasma sanguin pour « nos camarades des barricades », en pleine Sorbonne nocturne en proie à toutes les agitations fébriles, entre rumeurs (« Les fumiers de flics ont violé une militante du côté de l’Odéon ! » - « J’crois bien que j’ai vu Sartre passer dans la cour ! » et débats à n’en plus finir dans les auditoires, où j’ai découvert que la parole se transmettait à qui détenait le bâton. Des balais faisaient aussi l’affaire. Avais-tu quelque chose d’important à dire ? Tu t’arrangeais pour choper le bâton ou le balai, et c’était parti pour une nouvelle harangue. La nuit entière y a passé...
    Ce qui m’a frappé, dès le lendemain matin, c’est mon incapacité à gober ce qui se disait et se répétait de trottoirs en terrasses: que ça y était, que la Révolution était faite, que plus jamais ce ne serait comme avant.
    Or notre idéologue en chef nous attendait, au retour, avec un sourire de travers, comme à une fin de récréation. Lui non plus ne croyait pas que la révolution fût déjà faite. Du plus sérieux se préparait d’ailleurs, plus ou moins dans le secret, à quelques mois du virage trotskiste de ce qui deviendrait la Ligue marxiste révolutionnaire.
    Autre flash personnel mais datant de 1967 : cette vision du petit gars invité à la télévision pour y présenter la pensée de Marcuse, et le journaliste me demandant si Marcuse pouvait être compris des ouvriers, alors le petit crevé de parler gravement de « Marcuse et des masses… », et moi l’un de ne pas reconnaître moi l’autre. Mais déjà j’avais flairé, en Pologne, la réalité réelle du socialisme appliqué…
    Saloperie que la politique ? Mon père disait plus placidement que « la politique c’est la politique », mais je serais plutôt du parti de ma mère qui, dans sa vieillesse solitaire, envoya une lettre personnelle au ministre en charge des affaires du troisième âge pour l’enguirlander – je garde d’ailleurs précieusement la réponse toute personnelle du Conseiller fédéral Caspar Villiger, nimbée de fumée de cigare démocratique.
    Un jour, Pascal, nous parlerons démocratie à Bratislava. Je te parlerai alors, toi qui pourrait être mon fils, sauf que je me sens ce soir 7 ans autant que 700 ans, de mon ami G.K. Chesterton qui est à mes yeux la générosité incarnée, ne serait-ce que parce que, avec son gros cul, il libérait trois places d’un coup en se levant dans l’autobus; et je te citerai de mémoire deux de ses propositions touchant au principe de la démocratie. D’abord que « ce qui est commun à tous les hommes est plus important que ce qu’ils ont en particulier ». Aussi dit-il (c’est écrit noir sur blanc dans La morale des elfes) que « les choses ordinaires ont plus de valeur que les choses extraordinaires ; bien plus, ce sont elles qui sont extraordinaires ». Ensuite que la vraie démocratie va de pair avec la tradition plus qu'à l'idéologie du progrès. Et ceci pour l’éloge de la politique qui échapperait à l’obsession du pouvoir, à la vengeance ressentimentale de Caliban ou à la démagogie des élites jouant avec le désespoir de Billancourt: « Tout démocrate récuse l’idée qu’un homme soit discrédité par le hasard de sa naissance », écrit encore Chesterton, et moi j'ajoute que ce hasard englobe la génération 68 dont tu aurais des raisons (avec Houellebecq & Co) de contester le discours « politiquement correct ». Chesterton est du parti des fées et donc de la tradition, du vrai peuple qui a une mémoire et une sensibilité forestière. « J’ai toujours été plus enclin à suivre la foule anonyme des travailleurs que la classe confinée et querelleuse des gens de lettres, à laquelle j’appartiens », persifle-t-il.
    Dans le genre gendelettre, un littérateur suisse incarnant par excellence le « politiquement correct », notre cher Daniel de Roulet, qui se flatte-repent d’avoir été terroriste en 68, disons plus justement incendiaire du dimanche, n’a pas son pareil pour repérer ses pairs « politiquement suspects ». Je me flatte, sans me repentir, d’en être. Et je sens, Pascal, que vous en prenez dangereusement la voie. Continuez. Ahimè, ciao ragazzo, ciao compagno caro. Domani l’altro vi scriverò dalla Toscana cara (carissima)…39236741.jpg