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  • Ceux qui n'oublient rien

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    Celui qui sait que l'inconscient est ce qui reste quand on a tout oublié / Celle qui "pense" que l'inconscient est "structuré" comme une "musique" ou comme un film "muet" sans en avoir aucune "preuve" / Ceux qui croient que l'inconscient nous envoie des messages d'enfance / Celui qui s'insurge contre les tours d'illusion de la prétendue rationalité / Celle qui descend à la station Oniria Downtown / Ceux qui hantent les replis de la mémoire sans s'en douter / Celui qui a partagé quelques rêves avec sa mère / Celle qui traduit ses affects en plans cinématographiques éventuels / Ceux qui vivent à fleur de peau de mémoire / Celui qui se souvient de tout "pour rien" / Celle qui "retourne" le regard de l'autre en rêve /Ceux qui redoutent toute interprétation de leurs rêves / Celui qui a fait carrière d'enfant grondé / Celle qui console son enfant traité de sale bête par leur voisin Brutus Ledog / Ceux qui n'ont rien oublié des premiers affects de l'âge dit tendre / Celui qui a délégué toute corvée de nettoyage aux femmes sauf en matière d'épuration technique / Celle qui torche le vieux despote / Ceux qui ayant déclaré ton livre "sale" t'ont libéré de leur emprise hygiénique / Celui qui pue la propreté / Celle qui renonce à elle-même sous les parfums onéreux / Ceux que trahit leur obsession de l'Ordre / Celui qui sait ce que signifie réellement l'expression: éclater de rire / Celle qui pouffe en voyant l'important Monsieur glisser sur une épluchure alors qu'il allait dire quelque chose de fondamental sur la Théorie du Mauvais Genre qui veut briser les familles unies / Ceux qui se rappellent leurs vies successives avec la plus indulgente attention et sans regretter rien même le pire / Ceux dont l'humour inquiète les pouvoirs sous toutes leurs formes / Celle qui a toujours eu envie de pincer un pape à un moment ou l'autre / Ceux qui revendiquent leur état de déclassés nié par les dominants à langue de coton / Celui qui ne kiffe pas l'appellation de senior alors qu'il se sent moins vioque qu'eux / Celle qui envisage tous les cas d'exclusion y compris le rejet des unijambistes à la porte des clubs de remise en forme sexuelle / Ceux qui font de la mémoire (et de son complément onirique) une arme de guerre contre l'oubli conseillé par l'Administration du parc humain / Celui qui s'abrutit à classer ses souvenirs au lieu de les écouter / Celle qui vous a classé "une fois pour toutes" / Ceux qui font éclater la distinction entre rêve et réalité, etc.

     

    (Cette liste fait écho à la lecture de Lutte des rêves et interprétation des classes de Max Dorra, paru aux éditions de l'Olivier en 2014, essai décisif pour le réarmement pacifique du Front de Libération des Associations Nocturnes)     

     

    Peinture: Leonor Fini       

     

  • Connections et coupures

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    Lettres par-dessus les murs (35)

    Dhaka, ce dimanche 18 mai.

    Cher JLs,

    Je t'écris à toute vitesse, depuis le seul ordinateur qui fonctionne encore à Dhaka - le seul que je connaisse, du moins, celui des quatre ordinateurs de la bibliothèque de l'Alliance Française qui n'est pas squatté par un quelconque malotru désireux lui aussi de consulter ses mails. Bien, je suis installé, j'ai exactement 2 minutes et 30 secondes avant la prochaine coupure de courant, ça devrait être assez pour copier coller la lettre écrite cette nuit. Sauf qu'il n'y a pas de prise USB ici, bon, je demande à ce brave Zia de brancher cette clé sur son ordinateur de médiathécaire-en-chef, et de transférer le bastringue sur celui-ci, avec l'image jointe, Zia rapide comme l'éclair s'exécute sauf que bon, problème de compatibilité, m'explique-t-il, ça ne marche pas. Tant pis pour les mots d'hier, je te parlais des coupures d'électricité justement, vues depuis le petit balcon, la nuit, comment les grands immeubles soudain disparaissent dans le noir, instantanément, comment les générateurs se mettent à ronfler, ensuite, comment quelques fenêtres s'illuminent à nouveau, progressivement, des lueurs vacillantes, tremblantes comme le néon qui hésite à trouer les ténèbres.

    J'ai imaginé une solution, pour cette ville surpeuplée, trop gourmande en énergie. Il faudrait en faire deux villes, une qui vivrait le jour, une qui vivrait la nuit, les travailleurs prendraient la place des dormeurs, les gens de la ville nocturne ne connaîtraient pas ceux de la ville diurne, et vice-versa, ce seraient deux villes de huit millions d'habitants chacune; surperposées l'une sur l'autre, ça me semble être une très bonne idée, la seule possible même, avant que tout ceci ne s'effondre. Arrête tes spéculations idiotes, dit ma douce, il faut aller faire les courses, les bébés n'attendent pas et n'ont que faire de tes révolutions urbanistiques. OK, on file, mais je joins l'image qui elle a pu être copiée. Elle est tirée de la première expo de Bruno, il avait parcouru les rues de Dhaka à la recherche des traces de vie que le temps a laissé sur les murs, où les restes d'affiches bataillent avec les graffitis... Nous en avons fait un projet de livre ensuite, quelques-unes de mes impressions, mises en regard de ses murs, je t'enverrai ça aussi, si l'Electricité le veut. A très vite, ou dans mille ans…

    1327774546.JPG A L’Atelier, ce 18 mai, entre deux averses, soir.

    Cher toi,

    Ton idée de villes superposées me fascine, dont je m’étonne que notre chère Serena ne voie pas quel formidable occasion elle manque là de voir son improductif poète relancer la fortune du couple tout en participant au progrès de l’Humanité. Ah nos réalistes moitiés ! Quand je pense à ce que nous aurions gagné, pour notre part, à la finalisation de mes projets techno-poétiques dont tu connais les prototypes, du mnémoscaphe ou de l’oniroscope amélioré ! « Pauvres poètes travaillons ! » disait Blaise Cendrars lorsque  sa compagne, en pleine composition, l’envoyait chercher un pack de Pampers au Monoprix du coin, mais notre amie la Femme ne mérite-t-elle pas tant de sacrifices ?

    Enfin nous avons le loisir, entre mecs, d’échanger nos grands projets idéalistes. Le tien en tout cas se distingue absolument d’applications sordides issues de la même idée, telle qu’appliquée en Orient extrême où des ouvriers de la nuit sont logés dans les mêmes cages à dormir que de ouvriers du jour, en alternance permettant au proprio de cumuler les loyers. Perversité javanaise ou japonaise ? Nullement, car un négrier de nos contrées avait imaginé le même type d’exploitation, dans les années 60, en logeant le personnel diurne et nocturne d’un hôtel ***** de la Riviera vaudoise, dans les mêmes grabats et les mêmes draps sans que nul hôte (et tu connais la délicatesse des hôtes de nos palaces) ne s’en doutât évidemment. On n’a rien inventé en matière mauvaise, dit la sagesse des peuples, consciente aussi de ce que tout reste à inventer en matière bonne. Et là, vraiment, ta mégapole à étages respire la bonne volonté de l’urbaniste soucieux des aises de ses semblables et déjà, par l’imagination, j’entends d’ici le ronflement de bonheur des foules bengladies roupillant.

    Quant au courant alterné sur lequel tu surfes et souffres, je le subis à ma façon. Je t’ai déjà dit que les murs de mon nouvel Atelier ne laissaient point sortir le moindre minibit, aussi suis-je obligé cet après-midi de t’écrire sur un banc du quai tout proche en ne discontinuant de surveiller le ciel orageux. D’ailleurs un vent soudain m’annonce l’arrivée d’une probable nouvelle averse, donc j’abrège. Juste te dire encore que l’image de ton ami Bruno constitue le plus somptueux palimpseste diachronique de notre époque à la fois actuelle et virtuelle. Mais la goutte qui me tombe à l'instant sur le nase n’a rien de virtuel : ce sera mon point final, ciao tous…     

    Images : Bruno Ruhf, les Murs de Dacca. Gustave Courbet, Coup de vent sur le Haut-Lac.