UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Boschmania

    chardefoincentreg.jpg12932919_10209153145052591_8905505858975932566_n.jpg

    12932850_10209153145932613_3489021813679034881_n.jpg

    Chemin faisant (134)

    Folie collective. – La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch (à ne pas confondre avec l’inspecteur Bosch des thrillers californiens de Michael Connelly), déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de

    librairies ou de laiteries, toutes les les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

    12321194_10209153146212620_3296018516390792163_n.jpgDe fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre ( !) n’a rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite « art brut », plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

    1002101-Jérôme_Bosch_la_Tentation_de_saint_Antoine.jpgBosch & Co. – La célébration de l’enfant du pays (mort en août 1516) par ses concitoyens a été l’occasion, avant son transfert prochain au Prado), de réunir le modeste fonds pictural de Jérôme Bosch (moins de 30 peintures authentifiées et une vingtaine de dessins) éparpillé aux quatre coins de notre ronde planète, bénéficiant d’une présentation aussi somptueuse que parfois difficile d’accès (les tableaux les plus célèbres attirent une foule compacte quasi impénétrable), et mis en valeur par une quantité de petit écrans vidéo détaillant chaque œuvre. Par ailleurs, un véritable branlebas de science pure et dure a réuni des spécialistes du monde entier à l’enseigne du BRCP (Bosch Reserch and Conservative Project) qui a fait le point sur moult mystères subsistant autour de pas mal d’œuvre attribuée à tort au Meister (ses plagiaires usaient volontiers de sa signature) entre autres constats inédits facilités par la réflectographie ou la dendrochronologie qui est comme chacun sait la technique permettant de dater le bois des panneaux peints de  Bosch (le nom de Bosch signifiant lui-même le bois) par l’analyse du support ligneux...

    12932850_10209153145932613_3489021813679034881_n.jpg12472610_10209153144052566_7370172820919501391_n.jpgL'habitus batave. – Si vous passez par ‘s-Hertogenbosch, qui se situe comme chacun sait entre le quartier rouge d’Amsterdam et l’Abbaye de Thélème, vous trouverez partout les emblèmes moraux de la Quête très-chrétienne de Bosch (aussi préoccupé que Dante parle salut d’un peu tout le monde, dont il illustre la tortueuse voix d'accès par son espèce de BD magnifique) et l’imagerie profuse et joyeuse qui en découle, mais aussi lecœur d’une ville à l’architecture aussi élégante que ses boutiques de fringues et ses terrasses de restaus et autres cafés bruns plus accueillants les uns queles autres, dans un style et un ton qui respire large comme aux airs des anciens empires, avec quelque chose de romain et de germanique mais aussi d’espagnol et de latino – nous nous sommes ainsi régalés hier soir de tapas arrosés de bière brune.

    Si le Jardin des délices du Prado n’a pu faire le voyage, sauf en vidéo ou par les milliers de repros disponibles partout (mais pas un catalogue en langue française, soit dit en passant, et pan dans la cohésion européenne…), les délices de la bonne vie n’en sont pas moins réunis dans le grand bourg brabançon rendant grâces à son Artiste qui, rappelons-le, n’avait rien d’un malfrat ni d’un mendigot mais se trouvait prophète parmi les siens, bourgeois et chrétien, juste un peu dingo sur les bords comme tout vrai catho protestant du plat pays plus ou moins cousin d’Eulenspiengel le malicieux…

  • Le savoir de Kertesz

    Kertesz9.JPG"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...

    L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »

    En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

    « Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.

    « L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »

    Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
    Etre sans destin. Actes Sud, 1999.

    Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.