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  • Le Grand Voyage

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    Jonas et Clotilde s’embarquèrent sur  le Humpty Bounty

    L’appareillage du voilier Humpty Bounty, qui devait faire route jusqu’aux Antipodes via les îles de Pâques et Pitcairn, les Samoa et tutti quanti, fut essentiellement du ressort du Romancier, qui installa sa commanderie dans le capharnaüm de ses bibliothèques, ou inversement selon les points de vue du Panopticon.

     

    Tel un fulminant Achab en son arche accueillant force gens de toutes espèces et force animaux de poil ou de corne et de plume ou de perle, jusqu’aux poids-plumes, le Romancier attaqua les vingt dernières pages de son roman en chantier où tout ce qui n’avait pas été dit jusque-là ne le serait guère plus, hélas, il le savait - hélas ou tant mieux se disaient, pour leur part, la lectrice et le lecteur.

     

    L'imminent Voyage sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu'elle est belle, murmure le Romancier en se connectant simultanément aux terminaux des Machines et du pont arrière où Clotilde et Jonas saluent les gens venus en nombre saluer leur départ: du tohu-bohu de l’océan,  en sept jours, surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les mots compteront plus que les choses.

     

    Le Premier Chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe scientiste n’avère, se répète un peu sentencieusement le Romancier.

     

    D'ailleurs regardez-moi: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n'est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d'enfance, et nous ne sommes là que pour faire passer le message et ses messagers. D’où la présence à bord du fantôme du Tout Vieux Monod et du très jeune Aymeric Le Féal, promu vigie privilégiée des temps à venir. 

     

    Au demeurant, le poème sera la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction et sa seule envolée voyageuse, au défi des ricanants et des éteignoirs.

     

    Sur la table de la Commanderie du Humpty Bounty se distinguent un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles, entre autres encyclopédies illustrées traitant de Tout l’Univers

     

    Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l'Appel. Ainsi de l’Elohîm clamant crânement: « La terre gazonnera du gazon! ».

     

    Dès lors qu'on multiplie les naissances par le Verbe, autant s'en donner à corps joie, et telle est en effet l'allégresse du Romancier relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

     

    Un désordre absolu prélude à toute composition soumise à la quadruple règle del'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais il n’y a pas le feu disaient les bons maître de Tout Temps, et le Tout Vieux Monod opine derechef, de même que le Marquis et le Monsieur belge, sages d’entre tous les fous.

     

    Nous requérons l'asile des quatre vents et de l'éternelle glossolalie du merle matinal, marmonne encore le Romancier auquel Olga vient de faire servir un nouveau Drink de son invention par son boy Aymeric. Nous revendiquons notre statut d'intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies écologiques outrageusement éradiquées par des bureaucrates infoutus de voir n'était-ce que l’ornithologique commodité du bocage - et ne parlons pas de sa grâce !

     

    Bref, on va sur Midi et la Table est mise dans la commune et conviviale cantine de l’arche à dimensions de ville flottante, et voici voleter les doigts du Creator sur le clavier de Mac le Nomade.

     

    Un voeu venu d'ailleurs a donc fait dévier ses mains de la prière au poème, et voilà lancée la première incantation du Grand Voyage : l’encre est levée !

     

    Contrepoint inquiétant sur l’état de santé du Monsieur belge:Le souci de Jonas était, après le passage de le la Ligne du Humpty Bounty, d’arriver à temps aux Antipodes. Sans doute le Shadow Cabinet pouvait-il maintenant s’entretenir en réseau par vidéo-séances, mais les dernières apparitions de leur vieil ange érudit tout émacié et blanchi  l’avaient ému aux larmes, au point de relancer son impatience de le serrer dans ses bras . L’âge venant, Jonas constatait aussi bien que sa sensibilité tendait à s’exacerber. Or fallait il s’en inquiéter ? Tel n’était certes pas le sentiment de Clotilde, qui ne lui en était que plus attachée. 

  • Chemin faisant (43)

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    Du rire. - Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:

    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".

    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":

    "Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel"./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs".

    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: "Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement".

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, "impersonnage" fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire :un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: " Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif".

     

    Du bon sens. - J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre "impersonnage". La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont la claire fontaine nous désaltère depuis La Fontaine - en fait bien avant, et bien trop rarement après...

     

    De la liberté. - Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...

  • Chemin faisant (42)

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    Neil's nails. - C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.

    Stonehenge04.jpgOr j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.

     Stonehenge02.jpgThe falling Man. - Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.

    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...

    Stonehenge03.jpgHeureux les purs. - L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.

    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois "capable du ciel"...

     

     

  • Aux couleurs du monde

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    Théo revenait à la vie par l’odeur des couleurs.

    Dûment scanné et tatoué pour la préparation diligente de ses quarante séances de tir au rayon vert espérance, sus à l’Adversaire, Théo reprit son side-car direction l’Isba et se remit, dare-dare, au travail joyeux.

    Théo, plus que jamais, se sentait requis d’offrir encore deux ou trois chose à son trio gracieux, mais pas que : le multimonde, aussi,méritait qu’il lui lançât des fleurs. Aussi multiplia-t-il, dès ce temps-là, les motifs de visages et de floralies.

    Depuis le départ de Jonas aux States, Clotilde avait souvent posé pour lui, de face et de profil. Le visage de Clotilde, comme celui de Christopher, était d’une matière à la fois matinale et très ancienne, d’un incarnat bien rare. 

    Comme avec l’adolescent Christopher à Venise, Théo avait dessiné Clotilde sous diverses lumières, de loin et de près, au fil de ses humeurs pensives ou gaies. Le dessin l’obligeait à sculpter et à répartir les silences, avait-il expliqué à Clotilde qui, le plus souvent, se taisait. 

    Ensuite Théo avait travaillé le portrait de Clotilde à l’eau, puis à l’huile dont les couleurs fondirent leurs odeurs et se superposèrent en glacis, les bribes de voix et les pauses de silence se superposant peu à peu et laissant peu à peu remonter la lumière.

     

    Sur quoi Coltilde s’en fut rejoindre Jonas à Brooklyn Heights, où Lady Light avait commencé de décliner, et Théo, laissant un peu reposer le dernier état de son portrait, se mit à peindre quantité de fleurs que Léa, Cécile et Chloé lui ramenaient à tour de rôle.

    Or Chloé, Cécile et Léa souriaient de voir ce que devenaient leurs fleurs sur la toile, bonnement contemplées les yeux fermés avant d’être humées à pleins naseaux et caressées, malaxées, conservées en seaux ou séchées sur du papier buveur de rosée, et ensuite perdues et retrouvées maintes fois, jamais les mêmes qu’elles avaient été, redessinées et finalement réinventées et transfigurées. 

    D’une balade par les hauts gazons de l’horizon crénelé de granit orangé, avec son Florentin mal rasé, Cécile lui avait ramené des ancolies d’un bleu qu’il n’avait jamais vu ni même imaginé jusque-là, mais ce qu’il advint de la couleur de ces étoiles à consistance d’azur velouté nuancé de tendre violet ne se borna pas à l’évocation de ces bouquets cueillis au bord du ciel -  à vrai dire ce bleu qui était, aux yeux de Théo, la couleur par excellence de Cécile, se retrouva, fût-ce par allusion, souvent repiqué ici et là dans les coulées de brun roux ou de vert pailleté d’autres fleurs.

    Le vert a toujours été et sera toujours la couleur de Léa, et la garance voyageuse affiche bel et bien un tendre teint Véronèse tirant sur le jade à transparences, mais c’est le ton de l’autre fleur purpurine, le vieux rose foncé de la fleur à racine apéritive que Théo ce matin isole et recompose en détaillant son dernier bouquet ramené de Provence où elle herborisait avec la Maréchale.

    fleurs-jaunes.jpgThéo n’a pas encore identifié le nom des grandes fleurs oranges à bordures jaunes que Chloé a déposé la veille pour lui à la Datcha, mais aussitôt il a relevé que, distribuée sur des corolles évoquant des pavots de grand format clocheté, cette très douce alliance de jaune qui n’en est plus et de rouge qui n’en est pas encore lui évoquait la partie douce de la plus sentimentale de leurs deux filles, avec laquelle contrastait tant son aplomb de spy doctor à l’efficience sans faille.

    Théo n’aura jamais cherché, plus que des visages, à restituer l’apparence exacte des fleurs qu’il peint en s’enivrant de l’odeur des couleurs, et pourtant il y a, dans tout ce qu’il fait depuis quelque temps, quelque chose qu’on pourrait dire, plus que jamais, à sa seule ressemblance.

    Théo ne se demande pas ce qui le retient aux fleurs, ni ne s’est jamais demandé ce qui le portait au portraits ou aux paysages, non plus qu’aux quelques sujets qu’il n’a jamais cessé de traiter et de reprendre sous forme variée, hors de toute idée ou d’aucune intention.

    Complément nécessaire relatif à la Querelle des images : Théo aurait pu devenir l’un des derniers saints zélateurs de la longue généalogie des iconoclastes, mais Léa l’en protégea sans s’en douter. Théo, pourtant, avait toujours senti le bien fondé de l’iconoclasme, mais de façon beaucoup plus virulente depuis que Cécile et Chloé l’avaient introduit, à son corps résistant, dans le dédale de l’arborescence virtuelle où l’intuition d’une catastrophe à vue lui était venue à l’esprit. Le déferlement des images ne datait certes pas de ce moment-là, ni non plus, pour Théo, le sentiment que l’image copiée/collée de la réalité, sans truchement aucun, portait en elle-même le germe de sa destruction, prélude à une façon de perte de la vue, guère moins dommageable que la cécité réelle. Le récit, par Jonas, des tribulations de Lady Light, depuis qu’elle était devenue moins voyante, et finalement aveugle, l’avait certes ému et même bouleversé (au souvenir des émerveillements vénitiens de leur amie se mêlait l’effroi que ce sort pût être le sien aussi), mais c’était à une autre forme d’aveuglement que Théo avait commencé de penser en se détournant de plus en plus de la télé et en se concentrant sur son seul ordinateur à lui, constitué par ses milliers de feuilles empilées toute semblables aux feuilles aquarellées de Christopher. Littéralement, Théo se disait que la stupidité vulgaire pouvait crever les yeux…

    (Extrait d'un roman en chantier, vers la page 190)

    Peintures: Thierry Vernet

  • L'innocence perdue

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    Une lecture d’Avec les chiens, d’Antoine Jaquier. 

    1.  Lorsque l’enfant disparaît

    La mort d’un enfant constitue, sans doute, la pire épreuve que puissent affronter des parents. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdre un enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou de misère, est une chose, et nul ne songerait à la minimiser.

    Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et le savoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute à l’horreur une dimension d’abjection défiant toute compréhension, voire toute explication.

    L’on s’en tire alors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstre est prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’efface pas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstre aura toujours visage humain.

    Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher du monstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de sa duplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité  en son enfance comme il traitera ses victimes.

     

    2.  Le retour du damné

    Lorsqu’il sort de la prison de la Santé après treize ans de réclusion déduits d’un verdict de perpétuité motivé par les crimes affreux qu’il a commis - trois jeunes garçons massacrés et le dernier qui lui a échappé après des mois de torture -, Gilbert Streum n’a rien d’un homme brisé par ces années, durant lesquelles il a (notamment) accompli des études couronnées par un master en théologie ( !)

    Fringant quadra bien découplé à dégaine à la Sean Penn, il va se terrer vite fait dans la maison héritée de sa grand-mère non sans se pointer régulièrement au Palais de Justice chez le juge d’exécution des peines, en outre contraint de travailler à l’administration d’une laverie automatique, sourire cynique aux lèvres.

    Dès l’annonce de la libération conditionnelle, légalement motivée, de celui qu’on a appelé « l’ogre de Rambouillet » au début des années 2000, une fureur compréhensible saisit les parents des jeunes victimes (la mère du rescapé s’étant suicidée après sa libération), à commencer par Michel Meylan, journaliste suisse d’origine divorcé de la mère du petit Gregory (sic) et remarié depuis lors, chargé de surcroît d’une lourde mission.

    3.  Le pacte des pères

    De fait, treize ans auparavant, à l’instigation de Patrick, avocat d’affaires arriviste qui plaçait tous ses espoirs dans l’avenir de son fils Guillaume, les trois pères des garçons assassinés s’étaient retrouvés pour fomenter un plan de vengeance au cas où la justice, faute de peine capitale, se montrerait trop clémente à l’égard du monstre. 

    Ainsi, par tirage au sort, Michel s’était vu désigné, qui se trouve soudain relancé par Patrick après la libération du tueur. Or, en dépit de son écoeurement et de sa rage, Michel, ayant bel et bien localisé le point de chute de l’assassin de son fils, regimbe à se servir de l’arme que Patrick lui a remis d’autorité, alors que le troisième père, Jesùs Estevez de Tudela, Espagnol et bon chrétien, tente à son tour de l’en dissuader. 

    Du moins Michel finit-il bel et bien par aborder le tueur auquel il propose, contre toute attente, de se raconter dans un livre...

    Parallèlement, mais sans lien avec les pères, apparaît le jeune Julien, rescapé de vingt-trois ans bien décidé, lui aussi, de se venger de son persécuteur.

    4.   L’imbroglio des désirs

    Dès le début du roman,et de façon ensuite plus détaillée, l’auteur s’attache également à l’observation des mères des victimes, jeunes femmes toutes impliquées dans la genèse des crimes au gré de circonstances marquée par la face sombre du désir.

    Comme très fréquemment, les meurtres ont eu pour conséquence d’irrémédiables déchirures entre conjoints,mais ce que les récits entrecroisés dévoilent de la vie des couples étend pour le moins, en amont, le spectre des responsabilités.

    De fait, si Gilbert Streum est le seul à avoir passé la ligne fatale, les femmes qu’il a séduites, et leurs conjoints plus ou moins errants auront (plus ou moins) participé au pire. 

    L’opinion publique se lira d’ailleurs dans les regards jetés sur les malheureux avec la cruauté qu’on connaît : « Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? »

    5.  Le syndrome de Stockholm

    Les relations paradoxales, ambigües mais avérées, entre bourreaux et victimes, notamment à propos des prises d’otages de longue durée, se retrouvent dans Avec les chiens sous deux aspects au moins.

    Dans un premier temps, trois mois durant, le petit Julien a été retenu prisonnier dans la cave de Streum, attaché comme un chien ou commis aux travaux du ménage, drillé et dressé avant d’avoir le droit de partager la couche de son maître. Or celui-ci, à Michel, parlera de son pupille avec tendresse, de même que Julien affirmera bien plus tard que Gilbert a été son seul protecteur dans la vie.

    D’autre part, un rapport non moins trouble va se développer entre Michel, en manque d’activités érotiques, et le pervers narcissique Gilbert Streum qui va le déniaiser sur la voie du sado-masochisme et des rencontres via Internet. Par ailleurs, les relations de Streum avec les femmes seront toutes marquées par la violence et la fascination du dominant.

    6.  « Voilà le monde dans lequel nous vivons »

    Si l’on se rappelle que Michel Peiry, dit « le sadique de Romont », a lui-même été abusé avant de commettre ses abominables crimes, le fait que Gilbert Streum ait lui-même été enchaîné à une niche, devant la ferme de son père, avant de traiter ses petites victime de la même façon, n’a rien d’étonnant ni ne saurait pour autant l’excuser. 

    Lucide sur lui-même bien plus que ne l’est le pauvre Michel, Gilbert rappelle à celui-ci que nombre d’enfants maltraités n’ont pas aussi mal tourné que lui – d’ailleurs il se voudra toujours exceptionnel !

    Tellement exceptionnel que l’idée de devenir star médiatique, par le truchement d’un livre, le flatte et lui permettra d’arranger son personnage à sa guise ; et le livre cartonnera au point (ironie de l’auteur) d’inquiéter Michel Houellebecq en train de lancer le sien ! 

    Dans la foulée, la lectrice et le lecteur peut-être innocents (il en reste dans les recoins) auront été bousculés entre diverses séquences chaudes d’un érotisme glacial et d'une écriture un peu figée par les clichés du genre.      

    7.  Réalisme trash et sentiments délicats

    Entré en littérature avec la chronique sombre et poignante d’Ils sont tous morts, évoquant avec puissance la déglingue d’une jeunesse oscillant entre révolte et fuite éperdue dans les paradis artificiels, Antoine Jaquier poursuit, dans Avec les chiens,  son parcours d’écrivain de façon stylistiquement et « vocalement » un peu moins tenue, mais sur une ligne en revanche plus affirmée, bien structurée et bien filée de storyteller. 

    Comme un Philippe Djian ou une Virginie Despentes, toutes proportions gardées pour le moment,  ou, plus près de chez nous, comme  Sacha Després ou Dunia Miralles, Julien Bouissoux ou Quentin Mouron, Antoine Jaquier travaille un matériau social et mental qu’on pourrait dire du « sale aujourd’hui », sur fond de protestation non moralisante (mais nullement amorale non plus), tripalement et affectivement impliquée. 

    Avec un matériau pareil, Antoine Jaquier aurait pu développer un roman de 600 pages. Or le format d'Avec les chiens correspond mieux, assurément, aux moyens actuels de l'auteur, dont l'honnêteté et la trempe humaine vont de pair avec une véritable imagination de romancier.

    Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être parfois un peu plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux, l’Antoine, comme on se l’est dit parfois de certaines phrases d’anthologie signées Maître Djian...

    Mais passons ! Car il y a ici « du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur et quelle belle énergie; enfin,se dit-on en sortant d'Avec les chiens,  quelle chienne de belle vie nous avons quand nous échappons à nos démons !

    Antoine Jaquier, Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p.


    Post Scriptum: à relever, aussi, les illustrations de Caroline Vitelli, d'une vive acuité expressive; et la traduction en verlan du nom du monstre: Streum tout simplement...

     
  • Ceux qui résistent à la bôfitude

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    Pour Antoine Jaquier.

    Celui qui a passé des plombes à composer un roman aussi délicat par son sujet qu’exigeant dans son traitement, consacré aux menées d’un tueur d’enfants, avant de se faire flinguer en quelques lignes à deux balles par une tueuse de salon / Celle qui lit comme on se torche – en se pinçant le nez / Ceux qui n’admettent pas la critique non fondée qui se répand actuellemnt comme un jappement zappé / Celui qui se rappelle les chroniques attentives d’un Jean Vuilleumier ou d’un Georges Haldas au temps où la critique littéraire avait encore droit de cité dans La Tribune de Genève / Celle qui estime que la critique est un art méritant d’être respecté / Ceux qui à l’instar de Karl Kraus réclament la restauration de la critique des critiques / Celui qui acommis quelques papiers méchants dans sa vie et sait donc de quoi il parle quand il affirme que c’est à la portée de n’importe qui même d'une mijaurée écervelée / Ceux qui ne lisent pas les livres dont ils parlent en sorte de ne pas être influencés / Celui qui estime comme feu son ami le regretté Pierre Gripari qu’une critique même très négative basée sur le respect et la bonne foi est souvent plus bénéfique qu’une flagornerie à bon marché / Celle qui a un logiciel de démolition formaté aux normes des beaux quartiers de Geneva International / Ceux qui constatent que l'actuelle  dégringolade de la critique littéraire en Suisse romande est proportionnée à la monté de l’insignifiance / Celui  qui craignait de buter sur des vues convenues dans Avec les chiens d’Antoine Jaquier et qui en a tiré quinze pages de notes signalant la densité du roman et ses multiples aspects imposant réflexion /Celle qui sait par métier que celui qu’on taxe de monstre mérite d’étre regardé de plus près / Ceux qui trouvent a priori sordide un livre dans lequel le caractère parfois abject de la réalité en tant que telle n’est pas filtré avant d’être donné à consommer aux lectrices et lecteurs de La Tribune de Genève souvent mal préparé(es) / Celui qui constate avec reconnaissance que certains auteurs des nouvelles générations affrontent les nouvelles réalités avec honnêteté et conséquence / Celle qui fera encore des dégâts si elle continue de poser à celle qui sait sans prendre la peine de rien apprendre/ Ceux qui estiment que certains critiques assassins aux mains blanches sont moins respectables que certains auteurs de crimes de sang, etc.

    (Cette liste a été composée après lecture du premier papier, aussi superficiel que débile et méprisant, consacré dans La Tribune de Genève au deuxième roman d’Antoine Jaquier, Avec les chiens, accueilli d’un bôf signalant exactement le niveau intellectuel de son auteure.)

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Chemin faisant (38)

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    De fusion en effusion. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...

    Poésie de Bonnard.- Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...

    Le regard vivifié. - On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragances en bouquets...

  • Chemin faisant (37)

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    Maisons et jardins. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.

    Sheffield17.jpgOr la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...

     

    Sheffield19.jpgDe la conversation. - L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...

    Sheffield21.jpgSheffiels21.jpgCharities & Bookshops.- Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...

  • Chemin faisant (36)

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    Amis occultes . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts. Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.

    Madame Bona. - L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !

    Sheffield15.jpgCollines de Sheffield.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...

  • En abîme

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    Comment le Romancier, pris de doute, fut encouragé par ses personnages à finir le chapitre en cours.

    À trois pages de la fin du sixième et avant-dernier chapitre de son ouvrage en chantier, le Romancier douta, autant que certaines lectrices et lecteurs virtuels, de l’opportunité même de l’idée qui avait présidé à la mise en abîme de L’Ouvroir, fiction dans la fiction qui se déconstruisait au fur et à mesure de sa narration. 

    À quoi bon ces complications, se demanda-t-il ? Qu’en a-t-on à fiche de ces jeux de miroirs dans lesquels on se perd ? Et La Berlue n’a-t-elle pas raison de bâiller ? 

    Or, contre toute attente, alertés par Olga qui, toujours fine mouche, presssentait à tout coup ce qui se tramait dans la cervelle un peu fêlée de son géniteur littéraire, les personnages du roman en chantier se concertèrent, soit par SMS soit en voisins conviviaux, de sorte à encourager le Romancier sur sa lancée, sans rien sacrifier de ce qu’ils avaient apprécié de L’Ouvroir en lequel, tous tant qu’ils étaient, exception faite de La Berlue et du Héron pincé, voyaient une épatante variation sur les pouvoirs et les plaisirs de la fiction.

    Le Romancier : - Mais L’Ouvrage de Mémoire ne pèche-t-il pas par pathos et trop longues phrases ? 

    Jonas : - Mais non voyons : vous obligez Nemrod à se regarder en face pour la première fois sans faire de la littérature, malgré ses longues phrases qu’on écoute comme de la musique. Surtout, j’ai commencé de retrouver, dans ce premier petit livre ardent et touchant, l’odeur de mon père. 

    Le Romancier : Le titre du Livre de l’Exercice n’est-il pas un leurre, comme l’a relevé Marion Meunier dans son papier du Quotidien ? Cette peste de Berlue n’a-t-elle pas raison ? Nemrod ne fait-il pas que piller et parodier les meilleurs auteurs de tous les temps et de partout ?

    Le Monsieur belge : - Pas du tout ! Ou plutôt dirai-je : bien entendu et tant mieux ! Nemrod reprend à son compte d’innombrables vues et pensées modulées par nos semblables depuis toujours et partout, mais il n’y a que notre époque idiote qui parle de marques déposées et de brevets d’exclusivité. Tous tant que nous sommes nous nous sommes couchés de bonne heure en attendant le bécot de Maman, et qui pourrait ne pas dire que rien de ce qui est humain ne lui est étranger, comme Nemrod l’avoue sans citer sa source. Tout cela est du plus revigorant ! 

    Le Romancier : - Et le Niagara des listes du Jardin des Délices ? Cette énumération n’est-elle pas fastidieuse et prétentieuse - n’est-ce pas une pure tautologie que de décrire le monde en le détaillant ?

    Rachel et Léa, d’une voix : - Vous déraillez, mon vieux : nous nous sommes bien amusées, comme au Luna Park. Le Jardin des Délices est le Grand Huit de L’Ouvroir, son train fantôme et son tire-pipes !

    Le Romancier : - Tout de même, Le Pilori des Colères ne frise-t-il pas le code par sa façon de battre en brèche les travers de l’époque et de tourner en bourriques tant de Grandes Têtes Molles ? 

    Le Héron pincé : - Friser le code : vous en avez de bonnes ! Dites plutôt que votre Nemrod remue la gadoue de la plus vile façon ! D’ailleurs il n’a aucun titre académique ! 

    Marie : - Et mon cul, il a un titre, cuistre à bonnet de nuit que tu es ? Moi je te dis que ça : j’ai retrouvé mon Nemrod de vingt piges, couillu et le verbe en flamberge ! Pis que ça : rabelaisant à souhait !

    Le Romancier, un peu faux-cul : - Pourtant Andrea n’a-t-il pas raison quand il reproche à Nemrod de sombrer, avec Le Journal des renoncements, dans le premier degré de la confession…

    Théo : - C’est justement le charme de ces carnets. Nemrod ne se contente plus de plastronner : ils’expose. Je garde d’ailleurs sur moi cette note dont je ferai un double pour mon ami le sémillant oncologue : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». 

    Nemrod: - Je constate que mon confrère le Romancier ne me donne pas la parole, donc je la prends d’autorité : et que dites-vous donc de ma Colonne de l’Ascète ? Ne l’ai-je pas bien remontée ?  

    La Berlue : - Pour le dire comme ça, j’avoue que tu ne m’as guère étonnée. En fait, et en dernière analyse, tu restes encore terriblement phallo dans ton prétendu détachement… 

    La Maréchale : - Une fois de plus, La Berlue mérite son nom ! Dans le genre bas-bleu barjo, faudra se lever tôt pour trouver mieux !  Mais quel manque de cœur ! Quel manque de fruit et de bête ! Quel manque de tout ! 

    Le Romancier : - Cependant votre papier du Quotidien ne fait pas la moindre allusion, Marion, au dernier livre de l’ouvrage de Nemrod, cette Institution de douceur que je serais tenté, pour ma part, de considérer comme la meilleur part de L’Ouvroir.

    Cécile et Chloé, d’une voix : - 100%d’accord ! On a grave kiffé !

    Le Monsieur belge : - Nos jeunes voyageuses l’entendent, en effet, comme mes fils navigateurs me succédant à la barre. Et qu’y a-t-il de plus beau que ce dernier livre où le père s’en remet au fils ? 

    Lady Light : - Quant à moi j’ai retrouvé, dans cette Institution de douceur, tout ce que Christopher m’a donné jusqu’au dernier jour, dont je sais qu’il l’a reçu aussi de Jonas. 

    La Berlue et le Héron pincé, en aparté mais d’une voix : - Tout ça est d’un pathos et d’un humanisme tellement attardé ! Mais la Littérature y a –t-elle encore la moindre part ?    

    Jonas, tout rêveur : - Comment dire ? Qu’ajouter à ce que mon père me fait dire dans cette espèce de lettre qu’il m’adresse à propos de ce que Christopher et moi lui avons inspiré ? Comment dire ce que je lui dois ? Comment le dire à Marie ? Comment la haine entre-t-elle en nous et comment l’en faire sortir ? Comment le Mal s’en prend-il au monde et comment  l’en extirper ? Comment parler de la douleur ? Comment parler de la douceur ?

    (Extrait d'un roman en chantier, au tourrnant de la page 180)

     
    Image: Escher.
  • Chemin faisant (35)

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    Les yeux ouverts. - L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies, je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Clb international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...

    Gouverneur1.jpgSon Excellence. - Pour le cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi , on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...

    Words, words, words et plus encore. - On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié "Chantons en choeur notre riche diversté / Oui chantons Francophonie et Fraternité", on aura repris comme ça: "Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde", on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'"il faut" que d'"y a qu'à", oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words words, words...