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  • L'amour au jardin

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    Clotilde et Jonas partageaient leur point de vue.

    La donnée est belle et bonne, qu’on appelle simplement le monde, mais ça se discute.

    L’on constate en effet, chez la créature humaine souvent considérée comme le Top de l’évolution, des malformations de naissance qu’on ne saurait dire belles ni bonnes et qu’aucun dieu ne saurait assumer sans passer pour artisan foutraque.

    Deux exemples suffiront à illustrer pareils couacs, sous les espèces du nain à tête d’oiseau et de l’enfant sirénomèle ; d’autres entorses à la présumée beauté du monde, autant qu’à son émouvante bonté, sont documentées et peuvent être obtenues sur demande.

    En revanche on partage l’engouement sincère que suscitent tel splendide jeune fille en fleur férue de paléontologie et tel fringant garçon diplômé en astrophysique. À cette paire admirable a d’ailleurs été consacré une romance qui a cartonné, comme l’ont relevé de concert Le Quotidien et Le Populaire, et la série télévisée suivra la traduction de l’original dans toutes les langues ayant accès à l’actuel Marché.       

    La question du point de vue entre donc, de toute évidence, en ligne de compte, inspirant les questions qui forcément peuvent déranger : D’où parlez-vous ? Quel est le pitch de votre programme ? Pour ou contre l’évolution selon Darwin et consorts  ? Comment vous positionnez-vous par rapport à la Théorie du remplacement durable ?

    Et le débat de se trouver relancé après avoir été, ainsi, mieux contextualisé.

    Quant au point de vue de Clotilde et Jonas, il variait selon les données dites objectives de la réalité en tant que telle, mais également en fonction de leurs intuitions conjuguées.

    C’est en effet par l’intuition que ces deux-là s’étaient reconnus après qu’ils se furent rencontrés à l’initiative du Romancier.        

    Le roman en voie d’achèvement ne dit pas où et comment les chemins de l’une et de l’autre se sont croisés tel ou tel jour, pas plus qu’il n’a exposé un nombre incalculable de faits et de situations vécus antérieurement par Jonas, entre sa seizième année (marquée par l’accident cérébral fatal à son mentor) et son séjour chez Lady Light à Brooklyn Heights ; et les « blancs » de la bio passée de Clotilde sont encore plus abondants.

    Soit dit en passant alors, et pour ne citer que les pièces manquantes du puzzle de la vie de Jonas, un autre roman pourrait illustrer ses expériences de tout jeune naturaliste dans les Beskides et de chanteur de cabaret à Cracovie, sa rencontre de tel illustre violoncelliste au pied du mur effondré de Berlin ou ses tentatives de retrouver son père disparu signalé dans les hauteurs de Kaboul, sans parler de ses recherches ultérieures relatives à certains calligraphes opposants, au service du Monsieur belge - interdit de séjour en Chine collectiviste -, ou de sa participation plus tardive aux diverses Assoces engageant les compétences respectives de Cécile et Chloé, notamment…  

    Telles étant les limites de ce roman parvenu maintenant à sa pénultième page : de n’évoquer le monde et les gensqu’en quelques touches.

    Or ce qui compte tout de même, pour en revenir à Clotilde et Jonas, tient au fait qu’il y ait autant d’éléments dit masculins (donc plutôt yang) en celle-là, que de composantes féminines (franchement yin) chez celui-ci, le tout formant une paire complémentaire quoique tissée des contradictions du vivant, dont la qualité la mieux partagée reste l’attention vive aux choses et aux êtres animés.

    L’observation du scarabée ou du triton, sous l’influence de Samuel son mentor, aura été la première expérience consommant la franche opposition de Jonas aux discours et aux gesticulations télévisées d’un Nemrod pontifiant et se payant de mots.     

    En outre, Jonas est ce type dont le bon naturel inné, relancé par une longanimité de plus lente acquisition, découle de ses observations d’après nature, de nombreux voyages sur le terrain et de la pratique assidue et non sentimentale des gens.

    On est prié de ne pas emmerder Jonas avec trop de piapia médiatique ou trop d’opinions jutées et n’engageant à rien, recommande Clotilde aux visiteurs non avertis du jardin – Clotilde qui campe, en tout cas à cet égard, sur les mêmes positions que son conjoint.

    Clotilde est un cadeau que le Romancier a fait à Jonas pour le remercier d’exister, comme se le disent entre eux les amis de Facelook. Il n’est pas interdit de voir en elle, à plus de trente-cinq ans de moins, un autre avatar réfracté de la compagne du Romancier, compte non tenu de sa pratique virtuose des cinq nages et de sa connaissance en matière de philologie qui lui permettra de traiter les manuscrits inédits de Lady Light, avec le soutien appréciable de cette autre experte polyglotte et fine mouche qu’est notoirement Cécile.

     

    Dernière élégie de Christopher : Je suis l’enfant mystérieux qui veille en chacun de vous. Je resterai le lien entre chacun de vous. Je suis celui qui vous éveille et vous retient en vos rêves. Je suis celui qui vous fait mal de voir souffrir le plus petit animal. Je suis la somme de vos regrets et l’origine de vos espérances retrouvées. Je suis l’image de la pureté et celui qui vous délivre de son image frelatée. Je suis votre candeur et votre nostalgie. Je suis votre fragilité et votre énergie. Je suis sans peur et vous êtes ma vie.

     

    Clotilde et Jonas se tiennent volontiers au jardin.

    Dans le jardin de la Maison sous le lierre, Clotilde et Jonas accoutument de se livrer à l’activité qui les aide le mieux, de loin en loin, à se ressourcer, selon l’expression des magazines de santé, que le terme à la fois vague et précis de rêverie suffit à désigner pour le moment.

    Car le moment aussi est déterminant, autant que le point de vue.

    Du point de vue du jardin où se tiennent à l’instant Jonas et Clotilde, bien après les disparitions successives et pleurées du Monsieur belge et de Clément Ledoux, de la Maréchale emboîtant bientôt le pas à son cher sanglier, et de Pascal Ferret s’effondrant sur le pavé du Vieux Quartier, en attendant les derniers pas de danse d’Olga et de Théo, Clotilde et Jonas font désormais figure d’Anciens auprès desquels le petit quatuor formé par Cécile et son Florestan mal rasé, Chloé et son pétillant Irlandais, aime revenir encore et encore entre autres cousins et jeunes amis, tels Aymeric et Parfait, sans oublier le Marquis à la mélancolie d’enfant jamais guérie et Léa n’en finissant plus de moduler son chant secret au pianola.

    Et ceci pour terminer : que Jonas et Clotilde aiment décidément LE faire, encore et encore, là-bas au fond du jardin sous le lierre, plus que jamais soumis à l’institution de douceur. 

    À La Désirade, ce 29 août 2015.    

    (Extrait d'un roman achevé)

     

    Image: Philip Seelen

  • Chemin faisant (48)

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    Dans le métro.
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    Je ne me lasse pas, dans le métro parisien, de regarder les gens. Pour échapper à l'effet de masse et de presse découlant évidemment du surnombre en mouvement brownien, je concentre mon regard sur les visages et les mains. Hier ainsi, sur le trajet de la banlieue nord, les mains se faisaient de plus en calleuses ou gercées, et les visages de plus en plus arabes ou africains; et comme il y avait plus de jeunots que de jeunotes, et de moins en moins mélangés, je me suis rappelé la psalmodie de Grand Corps Malade sur le thème de Roméo kiffe Juliette, après quoi j'ai remarqué de plus en plus de visages de mères en soucis.


    Dans le TGV.- Autant que les longs vols, que j'exècre, les trajets solo en TGV m'ont toujours semblé coupés du temps, voire de la vie. L'homme du TGV, à portable et calculette, est à mes yeux l'incarnation par excellence du zombie de fourmilière humaine; cependant un livre, un voisinage moins nul, ou l'alcool aident plus ou moins à passer d'une rive à l'autre de ce fleuve de vide.
    Or l'alcool m'étant interdit ces jours pour excès de médics, je me suis replongé, le temps de mon retour de Paris, dans les récits de Tchékhov et, plus précisément, dans la terrible nouvelle intitulé Volodia, tandis que ma très jeune et jolie et blonde et fine voisine soupirait, à la lecture de Closer, sur un reportage consacré à la mort de Gérald au premier jour de tournage de l'imbécile série de Koh-Lanta.
    C'est entendu: nous pleurons tous Gérald Babin, mais son pauvre sort sera bientôt liquidé par pertes et profits sur l'autel vénal des simulacres d'évasion, alors que le coup de feu qui met fin volontaire à la vie de Volodia, jeunot de dix-sept ans succombant au désespoir, retentira à jamais dans la nuit de nos mémoires.



    Le train des Russes.
    - De Montreux, jadis station lacustre pour Anglais, à l'Oberland bernois idyllique où tant de Russes de renom ont passé, deTolstoï ou Tourgieniev à Nabokov brandissant son filet à papillons, le train préalpin qui me ramène à notre nid d'aigle figure au soir une volière de perruches hispaniques ou latino-américaines regagnant leurs pensionnats de haut renom. Toutes terroriseraient mon pauvre Volodia.

    Nul mieux que Tchékhov n'a dit, comme dans cette nouvelle, le désarroi d'un garçon sensible se sachant laid, maladroit, humilié par sa mère volage et servile, ensuite pour ainsi dire violé par la coquette à laquelle il a osé avouer son impudent amour - nul n'a mieux suggéré le désespoir d'un garçon taxé de "vilain canard" par la dinde qui vient de s'offrir à lui, nul n'a décrit en si peu de pages le dégoût éprouvé par un coeur tendre pour le monde immonde des futiles - mais voici que j'aperçois quelqu'un que j'aime là-bas sur le quai, et c'est, ma parole, une dame au petit chien...

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Par parenthèse

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    Le Romancier ouvrit encore une parenthèse.

    À quelques pages de la fin de son ouvrage en chantier, le Romancier se demanda à quoi diable il avait voulu en venir : ce que signifiait au fond cette espèce de fiction dans laquelle il s’était lancé à tâtons et ce qu’il répondrait, à sa lectrice ou à son lecteur qui lui demanderaient, au jeu tellement attendu de l’identification : des noms !

    De fait, l’ère de Facelook et des lanceurs d’alertes se caractérisait par un besoin massif d’identification : il lui fallait des noms.

    Or qui était Olga, lui demanderait-on ? Qui y avait-il derrière Nemrod le faiseur génial et le Monsieur belge ? Et le récit reposait-il sur une base réelle ? Dans quelle mesure se référait-il à des faits avérés ?

    Depuis quelque temps, celle qui avait partagé la vie du Romancier trente-trois ans durant s’était mise à peindre des parapluies. 

    Et pourquoi cela ? Pourquoi le chiffre 33 à ce moment-là ? Et dans quelle mesure la compagne en question avait-elle inspiré le personnage de Léa ? Et Théo n’était-il pas une part de lui-même ?

    À Bernard Pivert – enfin sortait un nom ! -, le Top Animateur de la fameuse émission de télé-réalité littéraire auquel il se plairait à répondre, imaginairement, dans son bain moussant, le Romancier préciserait que les chiffres 33 et 2066 avaient certes une signification numérologique précise dans sa mythologie personnelle, sans pouvoir les divulguer en public ; cependant il ajouterait, pour la human touch, que la vocation de douceur du personnage de Jonas découlait assurément de la personnalité de son propre père, ce que Bernard Pivert était à même d’apprécier en humaniste bon enfant qu'il était indéniablement.

    Or l’un des thèmes essentiels du roman en train de s’achever se trouvait bel et bien là, songeait encore le Romancier : dans la modulation incarnée de cette qualité rare, et non moins supérieure, que représentait à ses yeux la douceur, et dans ce qu’on aurait pu dire aussi la quête d’immunité des personnages.

    La bouquinerie de Clément Ledoux, l’Isba de Théo, la dernière demeure de Lady Light à Brooklyn Heights, une terrasse ensoleillée au coin de l’amstellodamoise Nieuwe Spiegelstraat, les Zattere de Venise ou le Café Florianska de Cracovie, la Datcha de Lea ou la Maison sous le lierre de Sam et Rachel, enfin les cabanes dans les arbres de Jonas, représentaient autant de lieux de protection dans lesquels la lectrice et le lecteur étaient supposés trouver eux aussi quelque répit.

    Pour ce qui concernait Christopher, le Romancier regimbait quelque peu à citer ses sources, sauf la plus simple et la plus limpide, mais la plus occultement obscure aussi, qu’il empruntait (encore un nom !) à l’illuminé Ruysbroeck, dit aussi l’Admirable : « Ah la distance est grande entre l’Ami secret et l’Enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses et mesurées, mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas ».

     Lui évoquant un personnage du nouveau roman du jeune Marcus Goldman, wonderboy de la dernière rentrée, Olga lui avait parlé tout récemment de cet adolescent dont la maladie dégénérative, dans son milieu de battants richissimes à l’américaine, était censée tirer des larmes à la lectrice et au lecteur par contraste avec l’euphorie ambiante, et la pertinente non moins que perfide agente littéraire de préciser : « c’est tellement téléphoné que ça m’a consternée, après les brillants débuts de Markie, mais ce sera du moins le succés multimondial assuré ! »

    Or Christopher venait d’ailleurs. Peut-être du souvenir d’un compère canadien du Romancier, dont l’explosion du coeur était programmée, et qui en avait fait lui-même un écrit déchirant ? Peut-être du premier enfant défunt qu’il avait vu dans la chapelle ardente installée par les siens, dans la maison jouxtant celle de son enfance, dont la pâleur du petit visage lui avait semblé irradier ?

    Pour sa part, jamais le Romancier n’avait visé, d’aucune façon, ce succès stupide et vulgaire qui déclenchait désormais, à l’exponentiel, le délire des caquets au pinacle des comparaisons et des giclées de dinars. Tout modestement, le Romancier s’estimait incomparable, si tant est qu’il fût seulement romancier. 

    Non moins récemment d’ailleurs, la romancière à succès Amélie Flocon, qui l’avait toujours amusé, venait de publier son énième best assuré, dans lequel elle prouvait en revanche, non sans malice et réelle noblese, patte de style et finesse d’esprit, que la notoriété multimondiale n’avait en rien entamé ce qu’il y avait en elle d’incomparable.

    La parenthèse ne se refermerait donc pas sur ses doutes ni sur aucune espèce de désillusion, tant il savait qu’un Nemrod, après les errances les plus stupides et vulgaires, autant qu’un Marcus, dans la fleur de l’âge avide d’être aimée, ou qu’une Olga,revenue de sa passion de cougar pour les affaires, faisaient partie d’un jeu auquel il avait participé lui-même tant soit peu quoique son indolence naturelle, autant que sa clairvoyance héritée d’une mère terrienne, le portassent à se tenir à l’écart.

    Mais L’Ouvroir, voulait-on savoir enfin, n’était-il pas l’oeuvre du Romancier lui-même ? Et que penser donc de ce geste orgueilleux, limite arrogant, qui le faisait à l’instant fermer cette parenthèse ?  

    Complément sur la rentrée littéraire de cette année-là :  Un buzz d'enfer avait précédé la parution du nouveau roman de Marcus Goldman, que personne n’avait encore eu en mains mais que tous déjà trouvaient formidable, à l’instar de son auteur et au dam de quelques esprits chagrins qui avaient décrié le golden boy dès son premier best-seller annoncé, sans le lire pour autant. Si l’agente littéraire Olga Vsievolodovna Ticonderoga avait été interrogée à propos de celui qu’elle appelait familièrement Markie, elle eût froncé le sourcil et murmuré « peut mieux faire » non sans pointer in petto la kyrielle de poncifs faits pour plaire dans ce nouvel ouvrage surfant sur le succès du précédent, où le jeune écrivain plein d’énergie et d’inventivité narrative avait cédé le pas à un faiseur de bonne volée flattant les foules en leur balançant ce qu’elles attendaient : du glamour frelaté. Mais Olga se tint coi, estimant que le bas âge et le besoin d’être aimé de Marcus pouvaient expliquer sa complaisance, de la même étoffe que celle de Nemrod au temps de sa gloire passée. Quant aux 665 autres romans de la même rentrée, ils se trouvaient non moins adulés d’avance et considérés comme « à lire absolument » par la critique désormais alignée, à quelques exceptions près, sur les mots d’ordre des commerciaux et des publicitaires

    (Extrait d'un roman, cinq pages avant son point final)

    Image: Philippe Seelen

             

  • Chemin faisant (47)

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    INCIPIT. - Je me trouvais tout à l'heure à la cafète du Louisiane quand, ouvrant à peine ce livre intitulé Séismes, son incipit me cloue: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Cloué, je te dis. À deux tables de là, dans l'espèce de couloir malcommode de la caféte du lieu mythique (mais oui, tu te rappelles: Henry Miller y a baisé tant et plus et Cossery y a défunté après des années à se momifier au sixième), le couple classique des intellos américains mal dans leurs vieilles peaux maugréait je ne sais quoi sous l'effigie en bas-relief plâtreux de je ne sais quel fondateur évoquant à la fois le profil de JFK et ceux de Scott Fitzgerald ou d'Hemingway jeune, et j'en reviens à l'humour noir si juste de ce constat fleurant le réalisme terrien de nos cantons: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz m'avaient épaté. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang". Mais là, page 7 de Séismes, la chose, dont je n'attendais pas vraiment le foudroiement (j'aime bien Meizoz quand il échappe à son carcan d'universitaire bourdieusard bon teint, sans attendre de lui le feu du ciel, en tout cas jusque-là), j'ai pris ma fine pointe Ball Pentel et j'ai recopié dans mon carnet Paperblanks Black Maroccan format bréviaire: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l'aube pour le travail, je l'entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. Puis il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. L'appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu'il signait d'un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l'appartement jusqu'au soir".
    Ah mais ça: je ne pensais pas vraiment lire du Meizoz à Paris, ou alors dans le TGV du retour, demain serait bien assez tôt ! Et puis non: c'est avec Jérôme que je me suis résolu à prendre le métro tout à l'heure direction pas de direction, peut-être Saint-Denis ou Montrouge, peut-être les Buttes-Chaumont ou peut-être place Paul Verlaine où, une après-midi d'il y a bien des années, je lisais Les Palmiers sauvages de Faulkner quand il s'est mis à pleuvoir d'énormes gouttes dont le livre, j'te jure, garde la trace de la sainte onction...

    Lectures du monde. - Le métro parisien est l'idéal salon de lecture roulant de tournure populaire, qui réduit à néant le préjugé selon lequel plus personne ne lit. Tout le monde lit au contraire dans le métro, j'veux dire: le métro parisien , et la preuve ce matin c'est que je dérange deux voyageuses en train de lire Joël Dicker pour continuer de lire Meizoz. Et tout de suite, d'Odéon à Châtelet, je me retrouve, à lire Séismes, dans la situation précise où, une autre année, je m'étais trouvé, dans une carrée de la rue de Lille que m'avait prêtée mon ami Tonio, alias Antonin Moeri, à lire Le Laitier de Peter Bichsel qui, subitement, m'avait ramené la voix de mon grand-père paternel dont les litanies allaient devenir un livre. De la même façon, les séquences de la remémoration des années d'enfance de Meizoz, dans un monde à peine moins archaïque que celui de mon Grossvater, ont commencé de se déployer comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détachait précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse - mais voici qu'à Châtelet il fallait changer de rame...

    Chiens d'Algériens. - Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonniers", mais son récit évoquant les débuts de la télé fait aussi apparaître un certain politicien (j'ai cru reconnaître le compère Jean Ziegler) qui martèle à la lucarne que la Suisse est une espèce de coffre-fort enterré aux multiples ramifications souterraines, et j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser. Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent comme chez Fellini (avec la chair qui s'éveille et les filles qui rôdent au bord du Rhône), et comme pour accompagner ma lecture je vois Paris se transformer sur la ligne de Saint-Denis, et tout soudain l'idée me vient d'un pèlerinage au Cimetière des chiens, donc je sors à La Fourche, je switche sur la ligne de Gennevilliers, je descends à Mairie de Clichy, je m'engage sur le boulevard Jean Jaurès présenté come "apôtre de la paix", je poursuis à pied sur le pont enjambant la Seine et là que vois-je à mi-fleuve: cette inscription de mémoire qui me scie le coeur, rappelant qu'ici des manifestants pacifiques furent jetés au fleuve le 17 octobre 1961.
    Quant au Cimetière des chiens c'est un poème, et d'abord le poème des noms, à commencer par celui de Barry dont le considérable monument de granit se dresse à l'entrée de l'inénarrable nécropole et me ramène aux chanoines valaisans qui se sont efforcés de dresser, aussi Jérôme Meizoz. On n'oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Pour ma part, je me rappelle cette anecdote rapportée par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s'y reprend à deux fois car l'animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment à l'eau qu'il tombe à l'eau avec le chien, qui le sauve...

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  • Femme à la fenêtre

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    Léa, pendant ce temps, faisait des patiences en regardant la télé.

    Ce fut grâce à Léa, même indirectement, que Théo ne sombra point dans la fureur iconoclaste.

    Léa, de fait, ne semblait altérée en rien, ni d’esprit ni de cœur, par les heures et les soirées entières qu’elle passait devant la télé sans cesser de fredonner des airs sottovoce.

    Théo n’avait jamais été effleuré, connaissant sa Léa, par la crainte qu’il pût y avoir là quelque signe de ramollissement ou quelque présage de sénilité. Nullement : Léa se gavait littéralement de séries et autres comédies dites de situation, Léa passait des heures et des soirées à regarder cuisiner des cuisiniers et jardiner des jardiniers, sans en être affectée apparemment.

    Or, tout interloqué qu’il fût, se rappelant la Léa qu’on ne pouvait arracher à son harmonium à souffflets ou à son pianola, Théo ne pouvait que constater la permamente et profonde tranquillité de celle qui, à ses yeux d’essoufflé récurrent au bilan notoirement aggravé depuis peu, n’avait de vice à vue que de fumer comme une alignée de cheminées.

    Comme l’avait remarqué Cécile, qui ne pensait pas autrement en la matière que son cher père, chair de sa chair, Théo se trouvait au bord d’exploser de colère quand, évoquant le Mal mondialisé, le Mal d’argent et d’envie délétère, le Mal d’écrasement ou de ressentiment, le Mal de stupidité ou le Mal de vulgarité, il s’entendait répondre par Léa que cela, n’est-ce pas, avait toujours existé et toujours existerait.

    Pourtant Théo se retenait de tempêter et d’agonir Léa car il sentait et savait, en son tréfonds, qu’elle ne disait cela que pour mieux résister au Mal en question, et plus au tréfonds encore que ce n’était le cas pour le rêveur qu’il était.

    Un jour, d’ailleurs, Léa le lui avait balancé comme ça, après que Théo lui eut rendu compte des dernières délibérations du Shadow Cabinet : « C’est tout à fait ça, mon cœur, et c’est pourquoi nous vous aimons tant, bande de rêveurs ».

    Léa, regardant les films d’animaux, ou les concours de cuisiniers ou de jardiniers, n’en continuait pas moins, Théo l’avait remarqué, de fredonner en même temps tel ou tel air qu’elle reprenait le matin ou enmatinée sur son harmonium ou son pianola.

    Léa aurait-elle pu s’exhiber elle-même à la télé en train de cuisiner ou de jardiner ? Loin de là : Léa se défendait de toute stupidité autant que de toute vulgarité sans apparente difficulté, peut-être immunisée par son secret.

    À vrai dire Théo se sentait un peu dépassé. Quelque chose de Léa lui échappait et lui résistait, lui semblait-il, sans en concevoir pour autant de réel tourment, comme l’impassibilité souriante de Clotilde, quand elle avait posé pour lui, l’avait dépassé quelque part.

    Or Léa, la lectrice et le lecteur l’auront remarqué - mais le Romancier y insiste un peu lourdement -, n’aura cessé, quoique regardant la télé à soirées faites et sans laisser de côté ses jeux de patience, de s’activer à la préparation de repas exquis pour les habitants de la Datcha ou ses hôtes de passage, sans parler des fleurs des allées et des humeurs de ses filles à gérer, comme elle le répétait par manière de raillerie, les comptes à boucler à chaque fin de cycle lunaire et les boxers de Théo à repasser, les escaliers de pierre à récurer et ceux de bois à cirer, - autant de multiples activités aussi concrètes que discrètes qu’elle reprochait parfois à Théo, autant qu’à tout ce ramassis de rêveurs, de ne point assez reconnaître et louer sur les toits, tout ce job et ces croix à porter au nom de l’éternelle féminité célébrée les yeux au ciel  - pourtant Léa n’en poursuivait pas moins sa rêverie à elle, chère Léa fille de Gaïa, chair de la chair de ses filles et du Romancier, chère mère virtuelle, non moins que très réelle, des sempiternelles douleurs – chère Léa fumant sa clope et crevant d’humeur tendre en douceur.

    (Extrait d'un roman en voie d'achèvement)

    Peinture: Henri Matisse
  • Chemin faisant (46)

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    Lecture omnibus. - Cela nous barbait un peu, avec ma bonne amie, de nous taper 120 bornes pour une heure de lecture à Sion, mais le devoir amical nous appelait, et peut-être les mots du poète nous charmeraient-ils comme la dernière fois ? Cette fois-là nous avions éprouvé ce bonheur rare et précieux de découvrir, à la Ferme-Asile sédunoise de la Promenade des Pêcheurs, style ancienne grange retapée en centre culturel, une vraie nouvelle voix modulée par les premiers mots publiés de Pierre-André Milhit, dans son Inventaire des lunes déniché par notre ami Pascal Rebetez. Or, le patron, découvreur à ses heures, des éditions d'autre part, avait remis ça en nous promettant du meilleur. Donc on ne pouvait manquer à l'amitié et à la poésie en invoquant les risques de tempête et de neige en paquets aggravés par la perspective de chaîner la Japonaise dans la nuit et le froid...
    Milhit.jpgTant qu'à lire j'ai ajouté, au menu du Teatro Comico où Pierre-André Milhit allait nous donner un premier aperçu oral de La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, la lecture ambulante, partagée avec ma bonne amie chauffeure, de l'Histoire d'une femme libre de Françoise Giroud, que j'étais censé commenter à Zone critique avant de me retirer de cette émission, et du Temps des tempêtes d'Anne Cuneo, programmé à la même enseigne - mais cette double mise en bouche nous a laissés sur notre faim. D'où notre escale ultérieure à La Liseuse, épatante librairie littéraire prospérant aux bons soins de Françoise Berclaz, digne fille de l'écrivain Maurice Zermatten, où ma bonne amie a pêché le dernier Camilleri tandis que je profitais de rattraper mon retard en achetant les Modernes catacombes de Régis Debray et le dernier roman de Pascal Kramer. Sur quoi nous avons rejoint notre ami Pascal tout tousseux, mais toujours vaillant, au Teatro Comico où le poète et son compère Métrailler, au tuba, allaient nous faire passer une heure bleue.

    Cheval.jpgComme une magie. - Moi quand j'entends ça je tombe, et je suis content de constater que ma bonne amie tombe de concert. Le poète a la dégaine d'un croquant valaisan à moustache qui aurait juste enlevé ses bottes pour se présenter en scène, le Métrailler tubiste a la mine d'un lunaire souriant sur sa planète, et voici ce qu'on entend: "on ne promène pas son cheval / comme on promène un chien/ un landau ou un aïeul / il y a de la déférence / il y a du respect / on aère son cheval comme du linge propre / la rumba des sabots sur la route / le naseau qui fume la peau qui vibre / le crottin pour les jardins /et la mémoire de Lascaux / on ne dit rien du syndicat des chevaux"...
    Donc je tombe quand j'entends ça. J'entends de là notre vieux voisin moustachu de la Rouvraie de notre enfance ronchonner dans son jardin contre "ces Italiens" et répandre sur ses carreaux le crottin des chevaux remontés du marché par la route d'en haut; j'entends la rumba des sabots sur le pavé du Boulevard Saint-Germain, cet autre jour où tout un escadron accompagnait au Panthéon le cercueil du nègre Dumas; et la "mémoire de Lascaux", je ne vous dis pas...

    Sirènes.jpgMinutes heureuses. -Il y a du trouvère à la plombette chez ce poète-là: il grappille les trouvailles et nous en barbouille. Ce poète a un sens aujourd'hui plutôt rare de la ritournelle, pas loin d'un Chappaz ou d'un Prévert dans les onzains de sa Garde-barrière - et voici quatre p'tits tours et s'en va: "ta peau est un émerveillement / sur l'autel des matins doux / ta peau est une corbeille de fruits / sur la table des jours de fête", c'est simple comme bonjour et voilà l'envoi: "elle dit que la mémoire tient de l'imprimerie"...

  • Chemin faisant (46)

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    Faire la trace. - La neige étant revenue en abondance, je suis reparti sur mes raquettes de trappiste destination l'alpage supérieur, avec le chien Snoopy ondulant comme une otarie à papattes dans la profonde; et tout aussitôt me sont revenus plein de souvenirs de traces sur la Haute Route.
    grimpejlk29.jpgAinsi je nous revois remonter les altitudes de Zermatt au col du Mont-Brûlé, cette année-là. La neige portant bien il nous semblait avoir des ailes en dépit de nos sacs de sherpas, et nous y fûmes en cinq ou six heures; mais l'année suivante, brassant une couche fraîche nous arrivant aux genoux, chacun des lascars ne faisant que cinquante ou cent pas avant de se faire relayer, c'est à la nuit, après douze heures de marche que nous étions parvenus là-haut dans la clarté lunaire, laquelle avait donné à notre folle descente sur les tuiles de vent, droit sur le glacier d'Arolla, des allures de surf halluciné d'une folle griserie. Nous avions vingt ans et voici que, neuf lustres plus tard, Snoopy me dépasse crânement pour faire la trace devant moi comme, à mes quatorze ans, sur d'autres cimes, j'avais été prié par mon père de passer devant...

    Chemins26K.jpgNous avons laissé l'isba en contrebas et nous trouvions à présent tout seuls au-dessus des Vénérables, comme nous appelons les sapins immenses à dégaine ces jours de formidables moines à capuches immaculées, et du coup je me suis retrouvé dans la magie de cet autre monde des esprits sans âge et des âmes murmurantes dont la nature est le berceau, l'écrin ou le cercueil, on ne sait trop - le temple, enfin quoi l'église surnaturelle des premiers et des derniers jours où l'on s'agenouille debout...


    Chemins26G.jpgDouce effraction. - Depuis que j'ai découvert où l'Armailli planque la grande clef de l'alpage supérieur, j'aime bien y faire escale en douce hors saison, ni vu ni connu, parfois à lancer un feu dans la petite cuisine au lit de fer et à la table de vieux bois lustré, mais cette fois juste en passant non sans prendre connaissance des derniers rapports écrits de l'Armailli, sur les feuillets qu'il annote et constituent en somme son journal d'estivage réduit aux plus simples expressions: Monté le 6 juin, pas beau. Réparé la clôture d'en haut. Fauché derrière. Remonté le 15 avec le troupeau. Fauché les orties. Remis la fontaine en ordre - ce genre de choses. Chemins26r.jpg

    Chemins26C.jpgChemins26s.jpgSurtout j'aime regarder les objets de l'Armailli, pas bien beaux à part quelques cuillers de bois sculpté. Je l'imagine fumant son tabac gris en maugréant, comme la seule fois où nous nous sommes rencontrés devant l'isba, le farouche devant se demander quel hurluberlu j'étais pour transformer ainsi une étable en bibliothèque et la peindre en rouge de surcroît. Je regarde ses vieux bouquins du Fleuve noir, ou ce recueil des Anecdotes alpines de Charles Gos dont la poussière me dit qu'il n'a plus été lu depuis des années. Je m'amuse à déchiffrer, sur la porte intérieure de l'armoire à vaisselle, cette coupure jaune d'un article signé Tip Top et prodiguant moult Bons Conseils sur la cuisson des macaronis ou la façon de nettoyer les taches de graisse. Je me demande qui a cloué, sur une poutre jouxtant la porte du chalet, cette frise de prières tibétaines imprimées sur des banderoles d'indienne déchirées par le vent et le temps ? Enfin je me dis que ce que je fais-là de bien indiscret, tous les écrivains devraient le faire: soulever le toit de chaque maison, regarder ce qu'il y a dedans, observer la vie des gens, partager tout ça...

    Le roman des objets. - Ceux-là sont des imbéciles: cet écrivain, ce cinéaste, ce critique sans entrailles, qui prétendent que la Suisse n'offre aucune prise à l'invention romanesque. J'imagine un Simenon découvrant ici les objets de l'Armailli, ou Tchékhov qui disait pouvoir écrire un récit à partir d'un cendrier. Ramon Gomez de La Serna rêvait d'écrire un roman dont les personnages seraient des objets. Ce que François Bon a fait à sa façon, racontant à la fois les siens, le monde d'un garage ou d'un atelier, son propre apprentissage et se passions de jeunesse, la Russie ou le rock à travers des ustensile ou des outils, dans son Autobiographie des objets. Tout un monde à raconter, qu'il suffit de tirer de la pénombre de cette prétendu banalité. Toute une vie à ressusciter...

  • Aux Fruits d'or

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    J’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa bouquinerie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’aura appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans, que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le rabbi Iéshouah n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les éteignoirs ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.   

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

  • Au bout du jardin

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    Le Monsieur belge se demandait, ce jour-là, s’il arriverait au bout de son jardin ?

     

    Quant au Monsieur belge, il n’a pas à chercher Midi à quatorze heures de l’autre côté du monde, puisqu’il y est.

     

    Le Monsieur belge a toujours eu le sentiment de détenir un secret, sans savoir lequel ; toujours il a eu l’intime conviction d’être protégé, sans en chercher le pourquoi. C’est comme ça, s’est-il souvent dit, non sans se moquer de la platitude du constat.

     

    Mais le voici revenir à la fenêtre de sa maison de Canberra pour constater que, d’une part, le monde semble s’être rétréci depuis quelque temps, et que d’autre part il a gagné en immensité.

     

    Depuis quelque temps en effet, le bout du jardin de sa maison de Canberra s’est comme éloigné, au point qu’il met plus de temps à l’atteindre, alors qu’il lui semble aussi qu’il lui suffirait de penser qu’il y est pour y être.

     

    Le Monsieur belge se demande à présent si jamais il retrouvera ses belles foulées de jadis. Ainsi se rappelle-t-il les enjambées qu’il faisait, cette année-là, en traversant, avec ses étudiants, la grande place de la capitale chinoise où, peu après, d’autres jeunes gens se firent massacrer.

     

    À l’instant il suffirait au Monsieur belge de tendre la main pour atteindre son exemplaires des Entretiens du Maître, dont la traduction lui a valu quelque célébrité, mais ce geste ne lui semble à vrai dire d’aucune nécessité alors que ses grands fils viennent de le rejoindre pour l’entourer de leur bonté ; le Monsieur belge est alors frappé, même saisi par l’extrême beauté de ses deux fils.

     

    En écrivant cela, le Romancier ne peut que songer, de son côté, à l’extrême beauté de ses deux filles, dont les filles de Léa et Théo sont le reflet dans son roman en chantier.

     

    La beauté est toute de ce monde, se répète à l’instant le Monsieur belge sans trouver d’autres mots que le Romancier traduirait, s’il avait jamais été initié à cet art parfait, par un unique trait de pinceau.

     

    En souriant alors à ses fils et aux quelques amis venus lui fermer les yeux, le Monsieur belge dit simplement en citant le Maître malicieux : « Mes amis, vous croyez que je vous cache quelque chose ? Je ne vous cache rien. Tout ce que je fais, je vous le montre. Je suis comme ça »… 

     

     

    (Extrait d'un roman en chantier, p.200)

  • Chemin faisant (45)

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    Aux Cheminots. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"
    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive (1) consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...

    ZieglerFils.jpgDe la filiation. - Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.
    Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...


    Les nègres blancs. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages.Zap001.png Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, qui a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean,ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...



    (1) Destruction massive est désormais disponible en poche, Point Seuil.

  • Chemin faisant (44)


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    De l'autre côté. - L'idée de revenir ce matin de Genève à La Désirade par l'autre rive m'est venue comme, ça, sans raison claire. Ou peut-être était-ce l'envie de me retrouver un moment en France, après le théâtre de la veille ? Ou plus inconsciemment, quelque chose de vivant m'attirait de l'autre côté, comme notre chère K. le disait quand elle prenait le bateau. Ou peut-être aussi, dans la suite de l'enregistrement que je m'étais passé en voiture à l'aller, d'Albertine disparue lu par le comédien Denis Podalydès, qui module si subtilement, avec quelle douceur et quelle force, les moindres inflexions de cette incroyable symphonie mentale qu'on redécouvre plus ample encore à l'écoute; ou peut-être redoutais-je simplement les encombrements matinaux de l'autoroute ? La veille j'avais assisté au Poche, en fin d'après-midi, à la générale de la nouvelle pièce de Dominique Ziegler consacrée à Jean Jaurès, dont la force expressive crescendo m'avais aiguisé l'esprit et réchauffé le coeur; et c'est donc l'esprit et le coeur accordés que j'avais rejoint mon compère Max le Bantou à La Trappe des Pâquis pour une nouvelle soirée à n'en plus finir de nous raconter nos choses de la vie. Je lui ai aussi raconté le formidable Jaurès, il m'a parlé de ses lectures récentes et de ses projets d'écriture - et jouant une fois de plus son ange gardien il m'a dissuadé de reprendre le volant après nos agapes, j'ai vrillé un clin d'oeil aux dames en vitrines après l'avoir quitté à l'angle de la rue de Berne, enfin je suis allé lire un bout du Journal de Lars Norèn dans une mansarde de l'Hôtel Capitole; et ce matin je me suis réveillé comme à l'étranger.
    Or je me disais tout à l'heure, sur la route de l'ubac lémanique, que l'esprit de mon nouveau livre en chantier tendait, précisément, à ce passage de l'autre côté, tandis que, m'accompagnant en voiture, le Narrateur, éperdu à l'idée qu'Albertine pût ne pas revenir, et recevant soudain le fameux message où elle lui dit tranquillement qu'elle le pourrait bien, lui fait cette réponse travestissant son plus vif désir en feinte indifférence et en froideur exprimant exactement le contraire de ce qu'il ressent crainte de perdre la face et la main, si l'on peut dire - et tout à coup le nom d'Excenevex m'a frappé...

    Chemins10.jpgLe nom d'Excenevex. - Le seul nom d'Excenevex en lettres blanches sur fond bleu, ou en lettre noires sur fond blanc, m'avait immédiatement paru étrange et bizarrement attirant lorsqu'il nous était apparu pour la première fois, à l'été 1961, à mon ami allemand T. et à moi, tous deux âgés de quatorze ans et accomplissant alors le tour du lac à vélo, sur la bord de la route que nous parcourions en direction de Thonon ou peut-être avant cela: sur la carte ou nous avions tracé notre itinéraire de je ne sais plus combien de jours. Or ce nom d'Excenevex, moins encore que ceux de Locum ou de Novel, que nous découvririons plus tard, ne ressemblait à rien, et moins que tout aux noms de la rive romande. Mais ce nom se chargea ces jours-là d'une magie nouvelle, liée au site lacustre, encadré d'une pinède et déployant de vraies dunes - chose unique à ma connaissance sur le pourtour du lac Léman, où nous décidâmes d'établir notre campement et où nous vécûmes ce que je crois les plus belles heures de ce périple adolescent. Cependant est-ce bien sûr ? N'ai-je pas magnifié ce souvenir si lointain ? Est-ce possible que ce lieu de notre bonheur estival se soit pareillement dégradé ? C'est ce que je me suis demandé ce matin en découvrant ces lieux devenus affreux, les dunes réduites à la grève la plus mesquine et souillée de déchets, une méchante pelouse reliant désormais le lac et la pinède, et l'ancien camping plus ou moins sauvage remplacé par un camp de concentration balnéaire à baraques identiques et tout entouré de clôtures - pourquoi pas des miradors tant qu'on y était ? Or à peine m'étais-je parqué sur une aire de stationnement absolument déserte qu'un policier m'abordait pour me faire observer que je me trouvais en zone privée et que j'étais prié de garer mon véhicule sur cette autre aire de stationnement déserte, là-bas. J'ai obtempéré tout en racontant mon souvenir au flic, et mon pèlerinage, et j'eus droit alors, au moins, à une espèce de sourire...


    Chemins05.jpgUne certaine ondulation. - Dans la foulée j'avais un autre pèlerinage à accomplir, à la basilique de Thonon-les-Bains où notre chère K., mère de ma bonne amie et bonne dame elle-même s'il en fut, ne manquait jamais d'allumer un cierge en dépit de sa mécréance. Thonon respire la bonne province française même en morte saison (j'ai fredonné la chanson de Georges Chelon en gagnant le petit port de Rives en funiculaire), et je me suis rappelé ce que la vieille dame disait à propos de l'autre rive qu'elle, Hollandaise éprise des vastes ciels, aimait à gagner presque chaque semaine au motif supplémentaire que la vie sociale à la française, les rues, les boutiques, le marché et les gens, ondulent d'une manière moins ordonnée et prévisible qu'en Suisse trop propre et trop en ordre. Je suis donc entré dans la basilique dédiée à Saint-François de Sales, j'ai allumé mon cierge, je suis resté quelques temps à m'adoucir le regard aux couleurs de l'émouvant chemin de croix de Maurice Denis, puis j'ai regagné la rue qui ondule, je suis entré dans un bar populaire bien ondulant et j'ai regardé les gens onduler...

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  • Un combat singulier

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    Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel. Michel Déon l'a aimé !

     

    C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo  de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni ne s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.

    La première partie de Mal tiempo évoque le séjour à Cuba d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur, en lequel il a reconnu un type régulier.  Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père artiste vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.

    La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…

    À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent  alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles et tordues des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».

    Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Or du vrai combat on aura compris, sans démonstration explicite pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…

    Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…    

    LireFauquemberg09.JPGDavid Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.  

     

     

     

     

    Boxe2.jpgL'Auteur sur le ring, dialogue.

     

     

     

    - Quelle  a été la genèse de Mal Tiempo ?

    - Bien avant d'avoir terminé Nullarbor, j'avais écrit une première version de la scène d'ouverture, mais je suis incapable de travailler sur deux textes en parallèle avec la même intensité... Et puis il y avait le titre, Mal Tiempo. Il me venait d'une expression souvent entendue à Cuba, et pour cause : Al Mal tiempo Buena Cara - Faire bonne figure au mauvais temps ("Contre mauvaise fortune, bon coeur"), ou, comme je l'entends : "Sourire à l'adversité". Bref, j'avais cette idée d'adversité, et aussi l'idée de tempo, de rythme. Tout le roman est parti de là. Le narrateur à contretemps (autre interprétation possible du titre), et le boxeur cubain qui impose son tempo, domine le temps.

    Au départ, j'avais deux envies : écrire Cuba, et écrire la boxe. Cuba étant la meilleure école de boxe au monde, et comme j'avais eu l'occasion de voir de près les boxeurs de là-bas, ces deux projets se sont fondus l'un dans l'autre pour n'en faire plus qu'un. La boxe me permettait d'entrer différemment dans Cuba, par les banlieues des petites villes, par les hommes tels qu'ils vivent; Cuba m'offrait une boxe différente, plus proche du "noble art" que la boxe professionnelle qu'on voit aujourd'hui à la télévision. Cuba, c'est une certaine idée de la boxe : l'amateurisme (le sport professionnel est interdit par le régime), le respect de l'autre, presque une ascèse, et puis le STYLE ! Pour un amateur de boxe, voir combattre les Cubains est un régal, une émotion esthétique - le sens du rythme, la technique réduite à l'essentiel, sans fioritures, la force et la souplesse. Les grands champions cubains, surtout Felix Savon (trois fois champion olympique des lourds), sont d'une classe à part.

    En outre, le Cuba qui m’intéressait dépasse et de beaucoup la seule réalité du dernier demi-siècle : c'est un Cuba plus profond (on le voit dans la scène de la grotte), le Cuba des campagnes, car la culture de l'île est essentiellement paysanne - la musique, l'amour de la terre, la pesanteur des croyances populaires - indiennes, yorubas, etc. Mon héros, Yoangel Corto, est constitué de tout cela. Il en tire une force un peu surnaturelle, et surtout une certaine rigueur morale, l'attachement à des principes, une armature.

    Boxe3.jpg-   Quels rapports personnels entretenez-vous avec la boxe ?

    - J'ai toujours été fasciné par la boxe, par l'extrême simplicité du dispositif, par sa frontalité, son intensité extrême, ce mélange unique de confusion (on est toujours dépassé par le combat) et de maîtrise - le bon boxeur, c'est celui qui impose sa maîtrise dans la confusion, sa maîtrise du corps, bien sûr, mais avant tout du temps. La boxe m'intéresse depuis longtemps comme matière littéraire, il y a quelque chose dans ce duel à l'état pur, dans cette violence domestiquée, dans ces changements de rythme incessants qui me donnait envie d'écrire - et puis l'idée que derrière la technique, le résultat, il y a deux hommes avec leurs intentions, leur histoire, leur vision de l'adversité. La boxe, je l'ai pratiquée en amateur, intensément, dans ma vingtaine. Mais j'étais un lourd trop léger, je n'avais pas vraiment LE truc. Au demeurant, le fait de connaître la boxe de l'intérieur, d'avoir goûté au ring, m'a certainement aidé dans l'écriture de Mal tiempo, car ce que je voulais faire n'avait rien à voir avec un hommage à la boxe, ni avec un roman qui se serait servi de la boxe comme d'un simple prétexte. Je voulais être sur le ring, et que le lecteur sente la boxe, sa dureté, ses odeurs, ses bruits...

     

    - Le personnage de Corto relève-t-il de votre pure imagination ?

    - Question délicate. Qu'est-ce qui ne relève pas de mon imagination ? J'ai l'impression que ma perception du monde est, en majeure partie, imagination. Mais le pouvoir majeur de l'imagination, pour moi, n'est pas de l'ordre de la création, ni de l'invention. Son pouvoir, c'est surtout de recombiner les faits après coup, de réorganiser, de poétiser. Mais elle est incapable de créer à partir de rien. On imagine parce qu'on a vu, senti, vécu, et à partir de cela. Donc la notion même d'imagination "pure" m'est incompréhensible. Enfin...

    Yoangel Corto n'existe que dans Mal tiempo. Son histoire n'appartient qu'à lui, je n'ai rencontré personne qui ait vécu cela, parlé comme cela, pris de telles décisions. Comme boxeur, il ressemble à certains champions : Savon le Cubain (la posture, le rythme, la fougue), Monzon l'Argentin (la fausse raideur, l'absolue confiance en soi, l'impression qu'il a déjà broyé l'autre avant même de combattre, et ce masque terrifiant d'impassibilité), etc. L'homme, lui, s'est construit naturellement, inspiré bien sûr de rencontres que j'ai pu faire à Cuba, d'histoires entendues, de choses vues. Mais j'insiste : Corto s'est imposé de lui-même dans ce récit, l'a pris à son compte, a dicté les choix narratifs. 

    -   Comment avez-vous travaillé ?

    - Mon titre en main, et deux ou trois idées sur là où je voulais aller, je me suis lancé dans ce roman sans "réfléchir", au sens où je voulais me laisser guider par le rythme, par la phrase. J'avais le narrateur, un "je" fatigué, sans réelle intériorité, sorte de caméra sensorielle qui, connaissant la boxe, emmenait le lecteur au ras des choses. Et puis, en chemin, j'ai rencontré Yoangel, qui s'est littéralement emparé du récit - pas le genre à se laisser dicter ses actes et ses paroles, ce Corto... J'ai beaucoup fonctionné par scènes, c'est-à-dire qu'une fois que les deux personnages ont commencé à se dessiner, à imposer leur personnalité, j'avais une phrase de dialogue, une décision, une action de l'un ou de l'autre qui venait, et à partir de là une scène s'imposait. C'était très instinctif, absolument pas cérébral ni construit, et pourtant les dialogues, les scènes ont commencé à se répondre, fonctionnant par touches successives, par sédimentation.

    J'ai eu la chance, au bout d'une année de travail, d'obtenir une résidence dans le sud-ouest de la France, à Lombez, deux mois dans un village paumé, à la fin de l'automne, à ne faire que ça - ruminer, écrire, relire, ruminer, réécrire... Je crois que le roman y a gagné en densité, en intensité. Après, comme toujours, c'est une affaire de réécritures...

    - Que vous appris l’écriture de ce livre ?

    - Mon dieu... D'abord, j'ai l'impression d'être allé plus loin dans l'intensité, dans la densité, de m'être approché de ce que je recherche en écriture - le sujet s'y prêtait, je le savais, encore fallait-il tenir la distance et maîtriser au mieux la confusion, comme en boxe. Je crois que j'ai appris à faire davantage confiance au romanesque, au fait que l'action seule, les dialogues, les ambiances portent en eux tout le sens d'une histoire, si on écoute ses personnages et qu'on les laisse vivre. Pas de discours, des voix, des émotions, des sensations.