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  • Chemin faisant (34)

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    Danses et transes . - Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...

    Prières et grimaces. - À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...

    Fiction noire.- Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...

  • Que la mort n’existe pas

    littérature
     

     

    Les migrations existent.
    La mort n’existe pas!


    (Milos Tsernianski)

    ...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

    ... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...

    ... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...

    ...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...

    ... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...

    ...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...

    ...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...

    ...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...

    ...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...

    ...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...

    ...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...

    ...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...

    ...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
    l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...

    ...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...

    ...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...

    ... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...

    ...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...

    ...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...

    ...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...

    ...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...

    ...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...

    ... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...

    ...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...

    ...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...

    ...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...

    ...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...

    ...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...

    ... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...

    ...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...

    ...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...

    ...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...

    ...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...

    ...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...

    La Désirade, décembre 2003

    Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

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  • Chemin faisant (33)

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    Ceux qui parlent. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis à Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu, je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...

    Celles qui oeuvrent. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et de "il faut", nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.

    Sous les étoiles. - Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'aura mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire,enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu magique de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse "instance de consécration"...

  • Le Tableau de Théo

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    Comment le bel et bon oncologue fit rire Théo d’entrée de jeu.

    Théo sortit de chez le bel oncologue avec le sourire. Cela le rassurait, après leur premier entretien, de constater que le type qui allait le traiter était non seulement beau mec mais, de toute évidence, bon comme les mecs qu’il aimait.

    Théo avait toujours aimé les beaux et bons garçons (d’où sa tendresse particulière pour Jonas et Christopher), mais attention : son penchant se partageait, à l’exclusion de toute forme de kitsch sensuel, avec les belles et bonnes filles en fleurs de tous âges, à commencer par Cécile et Chloé, qui (soit dit en passant) s’inquiétaient un peu ces jours pour lui, et Léa cela va sans dire, Rachel et toutes celles qu’il aimait ou qui l’aimaient de près ou de loin. 

    Théo et le bel oncologue avaient bien ri en regardant ensemble son Tableau de Rayonnance Magnétique. « Pas loin de l’art des fous ! », avait raillé  le bon type en connaisseur. Et Théo : « Pas trace de conceptuel, rien que du brut ! »

    Théo, de tout temps, s’était méfié des images qui ne fussent point l’objet d’une transmutation quelconque, mais tel n’était pas tout à fait, quoique usiné par une machine, ce Tableau dont ce qu’il révélait avait été identifié et nommé, par l’oncologue hilare, comme Le Mal.

    Le monde actuel est malade, dira plus tard Théo au bel et bon oncologue devenu son ami, de ne pas nommer Le Mal et de ne pas vouloir le traiter, sous quelque forme qu’il se manifeste, alors que tu l’as nommé tout de go avant de me proposer, non sans me faire partager ton rire de défi, de le traiter pour ce qu’il est : notre putain de merde d’ennemi.

    Le Monsieur belge, qui avait passé par là peu de temps auparavant, avait briefé Théo dans les grandes largeurs, non sans rire lui aussi de tout ça entre les lignes de ses courriels, mais pour le moment ce cher ami était aux Antipodes avec ses fils, le drôle repartait en mer, en dépit de ses forces en déclin, aux bons soins de ses lascars, tandis que Théo disposait désormais, à portée de main ou de portable, de ce Vivien qui l’avait enjoint de l’aider, lui, à le traiter en se montrant aussi attentif et réactif au Mal.

    Or cela aussi avait botté Théo : que Vivien fût un mec aussi attentif que réactif, comme le garçon sauvage de quinze ans qu'il était, pendant et après les bombardements, avait appris à l’être à l’école buissonnière de cet illuminé de Gulley Jimson.

    Et cela encore pour en revenir à L’Ouvroir : que Le Mal s’y trouvait également nommé sous ses multiples aspects, comme l’avaient constaté Théo et le Monsieur belge dès leur lecture de L’ouvrage de Mémoire, et ensuite, scanné de façon plus claire et systématique, dans Le Livre de l’Exercice, jusqu’aux pics polémiques du Pilori des Colères où Nemrod, prenait sur lui comme jamais.

    Telle étant en somme la belle et bonne nouvelle à bien prendre dans l’élan combattant : qu’un vieux truqueur, passant pour quel roi déchu de la frime littéraire, aussi désabusé que décati, pût encore s’attraper lui-même par les cheveux, dans sa mare pourrie, et s’en tirer en sept ans et sept livres, après s’être tant payé de mots.

    Or Théo et le Monsieur belge, ses plus ardents détracteurs de naguère, qui l’avaient traité de faiseur dès sa première gloriole indigne à leurs yeux, trouvaient maintenant une nouvelle énergie à reconnaître en lui plus qu’un vil bateleur.

    Le bel et bon rire de Vivien, tout pareillement, ferait du bien à Théo autant que les soins de la belle et bonne Adriana dont les yeux très noirs et les seins bien pleins lui rappelèrent aussitôt ceux de Léa.

    C’est un affreux monde que le monde où Le Mal court, avait constaté Théo dès son premier entretien avec le jeune oncologue à la franche poignée de mains, et Vivien n’avait cessé de le régaler de son rire clair, ensuite,en l’assurant de cela qu’ensemble, les deux, puis avec Adriana aux machines, non moins qu’avec Léa en pensée, ils allaient faire en sorte que le Mal se sente pris de court.

  • Chemin faisant (32)

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    Entre Tchékhov et Simenon. - N'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?

    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétais dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'avait d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifestait autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.

    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle. Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente.

    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté. À cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a bottés le Bantou et moi.

    Park Hotel. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.

    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.

    Brain storming franglais. - Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire. Poil au blair !

  • Chemin faisant (31)

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    Nos anges gardiens. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...

    Passe-temps. - À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...

    Du chaordre. - Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES se pressaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...

    Image JLK: Max le Bantou découvre Lubumbashi du ciel.

  • La Berlue

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    Comment Marion Meunier, courriériste littéraire du Quotidien dite La Berlue, buta sur l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire.

    Dès la première phrase du premier des sept livres constituant L’Ouvroir, intitulé L’Ouvrage de Mémoire, la courriériste littéraire du Quotidien, la fameuse Marion Meunier, dite La Berlue, se posa la question du sous-texte.

    La première phrase en question était celle-ci :« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et tout de suite Marion  flaira quelque chose.

    En tant qu’ancienne professeure de lettres modernes qui se piquait d’une spécialisation de dix-huitiémiste, Marion Meunier avait appris à flairer les textes, avant d’interroger le sous-texte ; de surcroît, elle s’était toujours montrée très attentive à l’incipit en tant que « signature anticipée à fonction d’entame », comme elle l’avait écrit dans son mémoire de licence hélas jamais publié.

    Le premier article qu’elle avait réussi à faire placer dans le journal qui deviendrait plus tard Le Populaire, cet indigne tabloïd, mais s’intitulait alors L’Espoir, avant le virage démago de la presse aux ordres du grand capital - son premier papier littéraire, donc, était précisément consacré à l’incipit d’un nouveau roman oublié depuis lors dont le début annonçait la couleur avec un « ça a commencé comme ça » réellement frontal, ainsi qu’elle l’avait pointé.

    Or l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire, avant même que ne soit abordée  la question du sous-texte, posait à  La Berlue le problème du rapport à l’auteur, ce Nemrod revenant qu’elle avait tour à tour défendu et descendu et qu’elle croyait fini depuis des années, mais qui resurgissait avec ce pavé que la Nemrod & Co, son agence littéraire qui avait désormais des parts dans le montage financier du Quotidien, déclarait péremptoirement incontournable.

    Sans avoir les mains liées par des telles contingences seulement commerciales, Marion Meunier se devait en revanche, par rapport à son public de notables de centre gauche et de lettré(e)s, de tenir une position cohérente prenant en compte les multiples paramètres que représentaient évidemment l’Objet en question, mais également la trajectoire d’un auteur aussi largement controversé que reconnu, ainsi que  leurs relations portant sur des années, d’abord marquées par son adhésion plénière, dès la parution de Quelques Petits Riens qu’elle avait été la première à défendre, de même qu’elle avait placé très haut la série de l’Eros Energumène, en lectrice avisée de Donatien de Sade qu’elle était – et restait mordicus -, ensuite par le refroidissement de leurs rapports lié aux questions d’éthique littéraire qu’elle avait clairement posées à la sortie de son Féminaire machiste, dans lequel il faisait d’elle une ancienne conquête ( !) désormais décatie.

    Or Marion se rappelait ce matin, comme de la veille, l’incipit de Quelques Petits Riens, qu’elle avait noté dans l’un de ses carnets de l’époque et qu’elle avait cité in extenso dans  le premier grand papier du Quotidien qu’elle avait consacré à l’opuscule, bien avant son succès à l’internatonal.

    Ainsi commençait donc le premier livre culte du Nemrod des années fastes, bientôt devenu tête de gondole et plus tard intégré dans les programmes scolaires et traduit en trente-trois langues : « La météo nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ ».

    D’emblée ce ton direct, tout de simplicité vernaculaire et en phase avec les nouveaux modes de communication, avait épaté Marion et ce n’était qu’un début - c’est elle qui l’avait souligné -, puisque incipit signifie que ça commence et qu’ensuite on lirait, cela lui revenait par chaudes bouffées comme l’odeur du pain frais le matin : « On se surprend à marcher au bord du trottoir, comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses »  

    Marion Meunier se le rappelle non sans mélancolie, accentuée par son actuel surpoids, mais la battante en elle a toujours surmonté toute forme de nostalgie suspecte à caractère sourdement réactionnaire, et ce matin il va s’agir d’assurer, tant le retour de Nemrod fait figure d’événement, précédé d’un buzz soigneusement orchestré par la bande d’Olga (meilleure amie-ennemie de Marion depuis des années) et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Facelook, en attendant les appréciations des spécialistes du Pôle des lettres faisant office d’instance de consécration.

    « Longtemps je me suis couché de bonne heure », relisait, pensive, la Berlue encore attablée à sa table de petit-dèje, en camisole XXL griffée Dolce Pagano, et voici qu’elle s’appropriait mieux la formule.

    De fait il y avait longue lurette, déjà, que Nemrod avait disparu de la scène locale et internationale après ses mutltiples errements transgenres, jusque dans la littérature de gare et d’aérogare – elle pensait évidemment à la série combien complaisante de L’Inspecteur Bartleby -, mais Olga Ticonderoga parlait maintenant du « retour avéré d’un génie », et l’Objet était bel et bien là avec ses 2666 pages, sans compter les éloges déjà parus sur le blog de Pascal Ferret (son plus vieil ami-ennemi intime) aussi craint qu’admiré des pontes du Pôle des Lettres  et autres faiseurs d’opinion en matière textuelle et sous-textuelle.

    Génie de Nemrod ? se demandait Marion en vapotant (La Berlue vapotait en effet), mais plus qu’un génie de l’esbroufe et de la provocation, dont le Féminaire marquait le summum machiste voire crypto-fasciste au niveau du non-dit ?  

    La question se posait, ou plus exactement : se poserait sous peu.

    Certes, reconnaissait-elle : génie de la petite forme en ses débuts, génie indéniable en terme de plaisir du texte,comme elle l’avait écrit en comparant la première période nemrodiennne aux écrits publiés à l’enseigne des Editions du Silence, sous la couverture blanche à liseré mauve : génie ouvert à l’Humble et à l’Inaperçu.

    Mais quant à se coucher de bonne heure, l’érotomane pérorant de Féminaire avait décidément piètre mémoire, se dit ensuite Marion in petto et non sans dépit, contente tout de même de sa pointe ironique à l’instant de se rappeler cette fin de nuit, ou plus exactement ce timide commencement de petit jour quand, à son corps peu défendant, elle avait, jeune encore autant que Nemrod l’était, accueilli, dans sa modeste  chambre de doctorante, le poète exacerbé de Je m’écorche où je m’attache qui s’était effondré d’une masse, sur son divan, sans lui accorder un regard ni le moindre bécot.

     
    (Extrait d'un roman en chantier)    


    Peinture: Botero
  • Le médium

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    Comment le Mal explose dans les aquarelles de Christopher.

    On a constaté qu’il y avait du médium en Christopher, dont les paroles jaillissaient soudain en précipité au gré de quelle chimie stupéfiante, en litanies rappelant d’immémoriales psalmodies et autres complaintes, mais alors saturées de faits et chiffres incandescents en instance de déflagration ; et de même ses aquarelles, jusqu’aux plus sereines d’apparence, se trouvaient-elles en butte, de loin en loin, à d’imprévisibles et silencieuses explosions. 

     

    Le Mal était en lui, se dit à l’instant Jonas, mais ce n’était pas que son mal à lui. Le cœur de Christopher exploserait bel et bien à la fin,mais ce qu’il proférait, comme malgré lui, ou ce qui fracassait tout à coup ses féeries polychromes, relevait à l’évidence du Mal à l’œuvre de tout temps et partout.

     

    henry-darger-4.jpgOn voit des enfants bleus dans une lande vert pâle à plusieurs étages, on les sent en paix dans le tendre dégradé d’autres bleus des bleuets et des ancolies, mais la rivière est de sang et l’on devine le mufle d’un bombardier dans la nuée d’un sinistre jaune.  

     

    On voit un sous-bois radieux de clairières et des enfants qui se cachent derrières les troncs blancs évoquant des mosquées, on les sent tout lutins et joyeux, mais ce bonheur est infecté, les troncs dissimulent des escadrons, et Jonas se rappelle alors la sombre mélopée survenue aux lèvres de Christopher, tel jour aux alentours des anciens pavillons du Wienerwald que Rachel leur avait évoqués: « Nous portons les noms oubliés des enfants du Steinhof. Nous étions quatre mille huit cents dans les lits médicalisés du Steinhof. Nous avons été déclarés indignes de vivre et retirés des pavillons du Steinhof. Auparavant nous avions été déclarés utiles à la Science officiellement honorée au Steinhof. Nous faisons partie des huit cents enfant shandicapés qui ont donné leur vie à la la Science au Steinhof. Nous aurons été sept mille cinq cents à mourir au Steinhof. Nous faisons partie des trois mille deux cents pensionnaires du Steinhof déplacés au château de Hartheim pour être traités en conséquence faute de pouvoir l’être au Steinhof ».

     

    Jonas se rappelle, comme d’hier, le bruissement des ailes des milliers de freux venant dormir comme chaque soir dans les arbres du Steinhof, que Christopher et lui avaient fini d’écouter les yeux fermés.

     

    Note relative aux aptitudes divinatoires de feu Christopher :  Treize ans après l’explosion du cœur de Christopher, Jonas ne s’explique pas, plus qu’alors,  d’où son ami tenait les chiffres qu’ilalignait, ni comment il se fait que certaines de ses aquarelles préfigurent maints événements récents, tels les massacres du désert de Sonora ou les décapitations fanatiques au milieu des jardins d’Arabie. Jamais en tout cas, durant toute la période de leur vie commune, Jonas n’aura vu son protégé ouvrir un journal ni lire aucun livre ou prêter la moindre attention à la télé. Quant au Romancier, soupçonné par d’aucuns - dont la courriériste littéraire du Quotidien, dite La Berlue -, de donner dans les voies fumeuses de la parapsychologie ou de la mystique bon marché, il se sera contenté de renvoyer dos à dos les sceptiques ricanants et les naïfs en invoquant les lois non écrites et les droits imprescriptibles de la fiction. Comme le constateront en outre la lectrice et lecteur dans le chapitre suivant, consacré partiellement à la réception de L’Ouvroir , chef-d’œuvre pré-posthume de Nemrod, cette entorse à la vraisemblance fera figure, à titre rétroactif, de conjecture tout à fait recevable.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Image: Eugene Darger.

  • Ceux qui défient l'Adversaire

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    Celui qui attaque toujours avec suavité / Celle qui s’intéresse sincèrement à l’infortune des autres / Ceux qui consomment de la mauvaise nouvelle / Celui qui savoure déjà les effets de sa dénonciation à qui-vous-savez /Celle qui était là quand l’arrestation du mauvais payeur basané a enfin eu lieu / Ceux qui demandent au soi-disant artiste comment il a fait pour qu’on parle de lui dans le journal / Celui qui fait son beurre avec du lait en poudre à diluer dans l’eau polluée de ces régions vraiment pas gâtées mais qu’est-ce qu’il y peut dans son bureau de Vevey ? / Celle qui ne pense jamais à mal (dit elle) tout en insistant / Ceux qui ont mal au succès des autres / Celui qui insinue par sous-entendus à lire au second degré / Celle qui envie Serena Williams pour son bronzage intégral / Ceux qui jettent l’eau du bain en se gardant le bébé comme en-cas / Celui qui te taxe de suppôt du démon lorsque tu assimiles ses simagrées de frère-la-vertu aux minauderies de la molle secte des tièdes que le Seigneur dit cracher comme c’est écrit - t’as qu’à lire triton de bénitier / Celle qui te reproche d’exagérer (quand même, quand même) quand tu pointes le diable dans le bénitier de la télé pute / Ceux qui taxent de puritanisme celles qui vomissent le putanisme ambiant / Celui qui est devenu Sex & Sun après avoir été Moon / Ceux qui reconnaissent l’Ennemi à son ricanement / Celui qui ricane dès qu’il entrevoit l’ombre d’une pensée généreuse ou d’un geste désintéressé cachant vous-savez-quoi / Celle qui ricane lorsque sa mère aveugle lui demande de laisser la télé pour le son / Ceux qui vous disent que les sites de cul sur Internet sont l’expression du Malin  - et c’est qu’ils ont l’air d’être très, très documentés/ Celui qui oppose la sérénité de la campanule à Satanas qui va fissa rétro la queue basse / Celle qui se réjouit d’apprendre qu’il y a de la glace en enfer vu qu’au Lavandou ces jours ça canicule grave / Ceux qui ont une pêche d’enfer en matière de péché et ça tombe bien vu que le Seigneur les préfère aux culs-bénits à ce qu’on dit / Celui qui détecte le démon mesquin à cent verstes / Celle qui est si maligne que le Malin se la coince / Ceux qui ont le diable au corps mais à vingt ans (et même bien avant ) c’est ça qu’est bon et même après,etc.