UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le sens de tout ça

    BookJLK17.JPG

    Quelques esquisses de réponses à beaucoup de questions de Geneviève Erard, revisitées le jour de mes 68 ans...

     

    - Pourriez-vous évoquer votre enfance et votre adolescence ?

    - L'enfance est un monde. C'est le premier monde. Georges Simenon disait que tout se jouait dans ce qu'on appelle la tendre enfance qui est souvent plus dure qu'on ne le dit. À vrai dire la toute première enfance, même avant la naissance, puis avec le choc terrible de la venue au monde, et ensuite les premiers mois à crier et à gigoter, à tâtonner et à ramper, et les premiers mots - tout ce qui se passe là relève souvent du cauchemar. Mais le dire est difficile, même si les choses de l'enfance et les mots de l'enfance se décantent dans la mémoire et deviennent plus nettes avec le temps.  En 1975 a paru à Lausanne, aux éditions L'Age d'Home, un extraordinaire roman d'un Russe du nom d'Andréi Biély, intitulé Kotik Letaev et revisitant le théâtre fantastique des premier mois d'une enfance, en interrogeant les premiers mots des premières choses aperçues. Pour ma part, j'ai fait cette expérience de ne pouvoir presque rien dire de mon enfance avant la trentaine, lorsqu'une phrase des discours de mon grand-père paternel m'est revenue tout soudain: "Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval". C'est sur ces mots, en effet, que commence mon deuxième live, paru en 1983 à L'Âge d'Homme et intitulé Le pain de coucou. On y trouve les séquences, entre Lausanne et Lucerne, d'une espèce d'Amarcord, où l'enfance est captée à travers les mots et magnifiée. Plus trivialement, c'est le "film" d'une enfance ordinaire, dans une famille de la classe moyenne (père employé, mère au foyer) comptant quatre enfants, dans une maison subventionnée typique de l'immédiat après-guerre, sur les hauts de Lausanne, au bord d'un ruisseau où l'on trouve encore des écrevisses, avec des champs sous nos fenêtres et des forêts tout autour. Je suis revenu sur ce monde-là de la maison, du quartier, de la ville et de toute cette époque des années 50 et suivantes dans un autre livre plus récent, L'enfant prodigue, paru en 2010 et qui parle à la fois, cette fois, de ce qui nous a été transmis en tant qu'enfants et de ce que nous donnons à nos propres enfants qui nous aident à leur tour à redécouvrir le monde. Quant à l'adolescence, j'y vois surtout le passage du corps dépendant au corps conquérant, avec un début de liberté.   C'est à l'adolescence, disons entre dix et treize ans, que je me suis perçu dans ma différence d'individu, avec mes premiers choix personnels et mes premiers refus - mes premières révoltes. Deux signes précis: qu'à treize ans je me suis identifié au héros de Vipère au poing  d'Hervé Bazin, même si ma propre mère n'était en rien un monstre; et que j'ai écrit mon premier article, à quatorze ans, sur le thème du pacifisme et de l'objection de conscience. Quant à avoir de la nostalgie de mon enfance et de mon adolescence: aucune. Ou alors ce serait la nostalgie de toute une époque et, plus généralement de ce qu'on pourrait dire un premier paradis plutôt imaginaire que réel. Je dirai: l'île au Trésor de notre mémoire.

     

    BookJLK15.JPG- Quel est, pour vous, le rapport entre la lecture et l'écriture ?

    - La lecture, au sens très large de la perception, est notre première expérience du monde. J'ai appelé "Lectures du monde" la suite de mes carnets publiés, de 1973 à 2014, représentant aujourd'hui quelque 2000 pages. Or cette pratique a commencé avec la lecture de l'enfant sur les lèvres des effrayants inconnus qui l'entouraient, puis la mère a lu sous la lampe et parfois le père, ainsi de suite. En préambule de mes Passions partagées (carnets de 1973 à 1992), j'ai composé un texte intitulé L'Aventure de lire où je raconte tout ça, sans parler de tout le reste. On lit Cendrars à quinze ans et tout de suite on a envie d'en parler autour de soi, donc on devient critique littéraire et même éditeur. Au collège, vers quinze ans, je me suis passionné pour je ne sais plus quel texte de Ramuz sur lequel j'ai écrit avec un premier bonheur. Puis ce fut l'enthousiasme presque physique à la lecture d'Alexis Zorba, bien avant le film, ainsi de suite, tout ça plutôt à l'écart de l'école. Mais je ne crache pas sur l'école. Au gymnase de la Cité, un Wilfred Schiltknecht nous a fait lire Frisch et Gottfried Keller (Die Leute von Seldwyla), un François Mégros nous a fait lire Pirandello et Dante, un George Anex nous a fait lire Baudelaire et nous a lu des pièces entières de Giraudoux, de Beckett ou d'Anouilh. Ensuite, la grande rencontre pour moi, après mes débuts dans la critique littéraire à La Tribune de Lausanne, en 19769,  et le journalisme culturel, a été celle de Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L'Âge d'Homme, lecteur fabuleux et passeur hors pair.

     

    BookJLK1.JPGBookJLK2.JPGPour l'écriture, j'avais commencé de tenir des carnet en 1965-66 avant et après un voyage en Pologne où, gauchiste déjà déviant, j'ai découvert le socialisme réel et la réalité "pour mémoire" de l'usine à exterminer d'Auschwitz. Puis, à la suite d'un accident de moto, dans la foulée des Autobiographies de Brunon Pomposo de Charles-Albert Cingria, lequel m'avait libéré entretemps du discours marxiste, j'ai écrit un premier récit, en 1973, cristallisant les expérience de ma "folle jeunesse" sous un titre pompeusement romantique tiré de la Sonate d'automne d'Oscar Lubicz-Milosz et suggéré par Dimitri, Ô terrible, terrible jeunesse ! Coeur vide ! En me rappelant ces étapes, je constate que je n'aurai écrit que trois livres en trente ans, avant de passer à la cadence d'au moins un livre sinon deux par an. C'est que, parallèlement, je voyais, en tant que chroniqueur littéraire, les livres inutiles déferler. Or je me pique de n'avoir publié que des livres pour moi marquants, poil aux dents. Donc la lecture et l'écriture seraient deux moments d'une même démarche incluant l'expérience existentielle, l'absorption et l'expression. En perspective cavalière, je constate que mes écrits se partagent entre la chronique continue de mes carnets, deux romans et une vingtaine de nouvelles, plus une kyrielle de proses digressives qui se multiplient à l'envi sur la trame de mes blogs et de Facebook, comme un work in progress sans cesse nourri par de nouvelles lectures, d'autres voyages ou de nouvelles rencontres. Quant à celles-ci, il y en a une seule dont je puisse dire qu'elle a changé ma vie et ce fut celle, un soir dans un bar, de celle que j'appelle ma bonne amie, à qui  tous mes livres sont dédiés.             

     

    Bonnard117.jpg- Qu'est-ce qui fait l'unité de tout ça ? Quel sens ce travail a-t-il au fond pour vous ?

    - Je suis très attentif à ce qu'on pourrait dire le noyau d'une oeuvre. Tous les écrivains (et je pourrais dire les peintres, les musiciens ou les philosophes) que j'aime ou que j'admire gravitent autour d'un noyau. Il en va d'une certaine densité et d'une certaine qualité d'être. Cela ne se mesure pas mais ça se sent, et c'est valable pour des auteurs qui peuvent être diamétralement opposés. Je nourris une double passion, depuis ma vingtaine, pour deux écrivains aussi différents l'un de l'autre que Stansilaw Ignacy Witkiwicz, génie polonais polymorphe à tendance catastrophiste infiniment sensible au poids du monde, et pour Charles-Albert Cingria qui module le chant du monde avec une fantaisie inégalée et non moins de profondeur. Le noyau de l'un et de l'autre sont immédiatement perceptibles, comme le noyau de Schubert, le noyau de Bonnard, le noyau de Walser, le noyau de Tchékhov, ainsi de suite. Pour ma part, quoique me relisant très peu, je sais que tout ce que j'écris, sauf en matière de journalisme purement factuel, se relie au même noyau. Noyau religieux si l'on veut, au sens très large de ce-qui-relie. Plutôt. noyau ontologico-poétique. Noyau sombre, que la présence lumineuse de ma bonne amie adoucit. Noyau de joie, qui me fait léviter malgré moi.       

     

     Viol de l'ange.JPG- Quel regard portez-vous aujourd'hui sur le monde ?

    - Le monde me désespère et m'enchante. En tant que pure incarnation du signe des Gémeaux, j'ai toujours senti la dualité de la réalité, non sans aspirer à la fusion tierce d'une espèce de réalisme poétique.  En art comme en littérature, l'esprit binaire est à mes yeux une impasse, autant que la soumission aux idéologies politiques ou religieuses. Je me suis efforcé, dans un "roman virtuel" fourre-tout intitulé Le viol de l'ange, de concilier mes contraires discursifs et lyriques par le truchement de nombreux personnages incarnant en quelque sorte ma réflexion sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, autour du viol et du meurtre d'un enfant. Aujourd'hui, j'en ferais un roman moins littéraire et plus direct, et j'en ai de plus en plus envie, mais en aurai-je la force ? Mon naturel galopant n'est-il pas ailleurs ? On ne peut jurer de rien: c'est parfois le livre qui vient vous chercher et c'est d'ailleurs ce qui m'est arrivé un jour, à Vienne, au café Diglas, quand Le viol de l'ange a commencé de s'écrire à mon corps il est vrai peu défendant...       

     

    BookJLK7.JPG- Que pensez-vous du temps qui passe et de la mort qui nous sépare des autres et nous rapproche toujours plus de nous-mêmes ?

    - Je ne crois pas que le temps puisse se penser: il se vit et nous en captons les effets. La mémoire, qui est la grande affaire de l'écriture telle que je l'entends, n'est pas une matière morte dans laquelle on puise mais une substance vivante que nous portons à plus de réalité en l'accueillant et la revivifiant. La mémoire n'est pas notre passé mais notre futur. Nous sommes des bibliothèques en mouvement, des livres ouvrant leurs ailes comme les anges de la vision proustienne; la littérature n'est pas consommation mais consumation, et la mort, à la lettre, n'existe pas.

     

    Mon vingtième livre, paru à L'Âge d'Homme où j'ai tant reçu, s'intitule L'échappée libre et tels sont ses trois exergues:

    Signé Fiodor Dostoïevski: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous."   

     

    Signé Ludwig Hohl: "Celui qui n'a pas vu qu'il est immortel n'a pas droit à la parole."

     

    Signé Marcel Proust: "Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, on l'a vu, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort."

     Echappée02.jpg

     

  • Avatars de l'Auteur-culte

    Ramallah84.JPG

    Olga déjouait la tyrannie de Nemrod avec élégance.

    Le despotisme de l’homme de lettres est à géométrie variable et multiples ruses pas toujours faciles à déjouer, mais en la matière Nemrod était plutôt du genre massif et matois, non sans panache à l’ancienne.

    Marie, en tout cas, n’avait pas détesté les premiers avatars, d’un véhément romantisme, du jeune émule du comte de Lautréamont oscillant entre la fronde libertaire et l’expressionnisme lyrique à foucades. L’idée d’une carrière lui était alors absolument étrangère et cette pureté se retrouvait dans les premiers manifestes poétiques que représentaient Exacerber l’étincelle ou Foudres viscérales. En outre, le mélange de fraîche forfanterie et de gaucherie rugueuse du lascar, autant que son charme frotté de sauvagerie où Marie flairait aussi la bête d’amour, avaient touché Rachel et même Sam, en dépit de la prévention naturelle de celui-ci à l’encontre des gens de lettres, et la vigueur affirmée et non dogmatique de la révolte de Nemrod, tranchant sur la fade moiteur satisfaite du milieu académique et littéraire de ces années-là, lui avaient acquis d’autres sympathies encore, notamment de Léa et de Théo.

    Quant à l’égomanie de Nemrod, déjà pressante et parfois oppressante, Marie s’y était faite à proportion d’autres aspects du personnage, qui la valorisaient au contraire. Ainsi avait-elle accepté les règles de plus en plus contraignantes de l’organisation quotidienne du poète liée à son Ascèse de Création, exigeant, dès leur installation dans le pavillon en banlieue, une pièce, à lui seul dévolue, pourvue d’une table, des rames d’un certain papier, tout un assortiment de crayons et de plumes, d’encres et de buvards, une rose pour la semaine et des cigares.    

    Tout le temps de leur première cohabitation, Marie se sera chargée de ce qui touchait à la matérielle, dont on peut s’épargner de détailler les nombreux aspects au motif qu’il s’agit là des personnages d’un roman, mais l’amour et l’eau fraîche des premiers temps n’empêcheraient pas, bientôt, les amants de se désaccorder parfois, soit que Marie eût fait le moindre bruit pendant les heures absolument silencieuses qu’exigeait l’Ascèse de Création, soit que Nemrod se fût senti pris à la gorge par l’excessif silence de la page blanche.  

    Quant à Olga, sa force, à la fois instinctive et acquise d’expérience, aura été, d’une part,d’acclimater à sa façon l’orgueil, sinon la vanité, du littérateur, et ensuite de ne jamais se livrer à aucune comparaison ni aucune compétition entre eux.

    Olga se fait une assez haute idée des choses de l’art, mais la pose artiste lui a toujours paru pendable et souvent miteuse, comme elle l’a très clairement signifié à Nemrod chaque fois qu’il donnait dans ce travers.

    Olga ne se considère artiste en aucune façon, quand bien même sa manière, tellement élégante et délicate, de résister au despotisme parfois grossier de Nemrod, relèverait bel et bien d’une sorte d’art de vivre ignoré de beaucoup de prétendus créateurs. Il ne serait pas exagéré de parler, à ce propos, d’un véritable art de la pointe, en matière de diplomatie relationnelle, comparable à celui que nous verrons Jonas pratiquer avec les gens, ou Christopher en sa spécificité rarissime. Telle étant l’aristocratie naturelle observable à tous les étages de la société, à distinguer clairement de tout guindage d’origine ou d’arrivisme, et de toute arrogance écervelée.

    A cet égard, il est indéniable que les rodomontades à la fois irréfléchies, crânes et touchantes, du premier Nemrod des temps de Marie, auront passé grâce à l’humour de Rachel et aux bourrades de Sam, le protégeant de la cuistrerie ambiante, ou de la muflerie, des milieux dont il peinait à se distinguer ; après quoi le soin d’Olga serait d’affiner encore le rustaud.

    L’angoisse de Nemrod, face au Gros Animal que figure la société, tenait en partie à son extraction de fils de terreux. Se voyant lui-même en petit Poitevin de rien du tout fuyant les cours de fermes, il aura dû prendre sur lui, comme on dit, pour s’affirmer plus difficilement, en France snob, que ce ne fut le cas pour Olga débarquant à Cracovie des plaines croûtées de merde sèche de Lipce Reymontovskie.

    Mais le Nemrod fondamental est ailleurs, et l’attachement fidèle, voire inconditionnel, d’Olga à l’auteur de L’Ouvroir, tient à ce qu’elle appelle son Noyau, et peu importe qu’il soit lié à tel ou tel secret : là se trouvant aussi bien le cœur et le moyeu mystérieux du génial faiseur.

    Olga est à peu près seule à avoir parié, malgré ses errances et autres complaisances, pour le meilleur de cet apparent histrion, tenant de l’Arlequin transformiste et du faussaire à double jeu plus profond qu’on ne l’aurait subodoré. Mais Olga s’en est tenue mordicus à cette intuition première selon laquelle il y avait, dans la vie et l’œuvre de Nemrod, ce Noyau d’où partait son cri de saurien préhistorique quand il lâchait son foutre, ou son remerciement au ciel lorsqu’il bouclait une vraie page d’écriture.

     

    À propos des périodes successives marquant l’évolution de l’œuvre de Nemrod, hétéronymes compris : Pour ce Nemrod fondamental, dont elle se fichait orbitalement que son Noyau relevât de l’essence ou de l’existence, Olga s’était montrée prête à faire la vaisselle et à rincer ses caleçons ou, plus tard, à lancer un plan marketing indispensable à ses livres devenus vendeurs, à dater de Quelques Petits Riens et tout au long de ses périodes successives, de l’érotisme haut de gamme à son fameux Retour au Quotidien, jusqu’à la nébuleuse des hétéronymes. Contrairement à ce qu’il en allait pour Nemrod, le jeu social amusait Olga, qui y associait volontiers ses amis ou Jonas quand il en avait le loisir. Nemrod se disait agoraphobe, tout en se faisant un devoir de rencontrer son public, mais c’était pour son propre agrément à elle, ou celui de la Maréchale l’accompagnant, qu’Olga multiplia les tournées de dédicaces de salons en salons, dès la flambée de Quelques Petits Riens, calant assez de rendez-vous à son auteur pour le retenir en signature, et l’exténuer si possible, pendant qu’elle découvrait, en bonne compagnie, les régions d’abord proches et de plus en plus lointaines, ensuite, au fil des nouvelles traductions du livre-culte, jusqu’en Islande telle fois, avec Cécile, ou avec Rachel à la Foire de Pétersbourg, au Japon ou sur des paquebots à croisières réservés aux seniors. Est-ce à dire qu’ainsi Olga se vengeait, d’une certaine façon, de la tyrannie que Nemrod lui avait bel et bien fait subir parfois ? Ou bien récupérait-elle les dividendes de sa mise initiale ? Mesquines remarques, objectera le romancier d’un ton ferme. Bien plutôt, Olga jouait le jeu. Tirait certes les ficelles, mais se réjouissait aussi loyalement, pour Nemrod, de la reconnaissance de ses livres de plus en plus grand public, du mémorable Féminaire, cent fois réimprimé et traduit, à la série policière de l’Inspecteur Bartleby, sous son premier pseudo de Nancy Dolan, en passant par les « romans durs » de sa période néo-réaliste à la Tchékhov. Pourtant, insistaient les échotiers mal intentionnés et autres critiques envieux, Nemrod n’avait-il pas trahi la cause de la Littérature avec une grande aile ? Foutaises, répondait Olga, et d’ailleurs vous n’en avez que faire, faux derches que vous êtes, qui ne lisez jamais et n’aimez rien.  

    (Extrait d'un roman en chantier, p.82)

    Peinture: Claude Verlinde

  • Autres nuances de gris

    Fini.jpg

    Le Nemrod érotomane a toujours fait rire Olga.

    Nemrod a cru dominer les femmes. Ses écrits érotiques de la période suivante étaient censés dire quelque chose de décisif à ce propos, signifiant un regain de crânerie dans l’affirmation d’une indépendance phalloïde retrouvée. 

    Les figures du Fouet retenu et de la Fente ignorée devaient alors structurer un nouveau Pacte amoureux, expliquait Nemrod dans le préambule à son Eros furieux, dont les proses libertines rompirent avec la période minimaliste de Quelques Petits Riens - tout cela dont se gaussaient Olga et Marie, puis Rachel et Flora, au fil de très médisants téléphonages. 

    Autant Jonas avait excellé dans son gorillage du Nemrod se targuant d’humilité rurale, puis d’ancestrale sagesse terrienne, à l’époque de Quelques Petits Riens, autant Olga et ses amies s’amusèrent à persifler le néo-libertin assimilant la Femme à la Mort et se proposant conséquemment de la neutraliser par le défi glacial ou, tout au contraire, de l’enculer à cru.

    Nemrod, aux estrades, se grisait de s’entendre proférer des énormités qu’il se figurait subversives en diable, naturellement reçues comme telles par les niaises et les jobards des milieux divers, sans parler des médias qui raffolèrent de ces écarts verbaux, cités jusque dans les tabloïds ou parut une fameuse image de l’écrivain nu sur un rivage torride, entre les filles-chattes Doudou et Suleika, son membre juste flouté        

    Olga et la Maréchale daubèrent sur l’hypocrisie du floutage, de plus en plus répandu en ces années de croissant exhibitionnisme tous-ménages, non sans noter avec satisfaction la colère vive de Nemrod, bonnement piégé par son ostentation.

    Ainsi, comme il s’était trouvé dépassé, après le succès monstre de Quelques Petits Riens et des Eloges du moindre, par le goût, devenu mode, du peu de chose, préludant à l’extension du domaine de l’insignifiance et du n’importe quoi, Nemrod découvrait-il à présent l’écoeurante banalisation de l’interdit et l’acclimatation de ce qu’il vivait encore, lui, à la façon des vrais bicandiers d’un Rabelais.      

    Quoiqu’il en fût, et malgré l’ironie de la situation puisque, aussi bien, et par consentement mutuel, ils ne s’étaient plus touchés depuis des années, Olga continuait d’administrer, à l'enseigne de la florissante firme Nemrod & Co, les biens-fonds et mobiliers de son amant et ami-ennemi littérateur dont le dernier pavé de cette période, intitulé Féminaire, lui gagna soudain un nouveau public très élargi, souvent indigné d’ailleurs, de femmes entre deux âges et,pour ses parties explicitement sado-masochistes, de jeunes filles impatientes d’être ficelées, menottées à quelque radiateur à nuances grises ou même fouettées.         

    Or Nemrod n’avait pas cherché réellement le scandale, Olga le savait, et même Clément Ledoux, si souvent sévère à son égard, convenait de cela que cet auteur par ailleurs si littéraire, n’est-ce pas, semblait fait pour anticiper engouements et tendances sans le vouloir vraiment, à la façon d’une sorte de médium que le succès rattrapait à son corps plus ou moins défendant, suscitant à tout coup la folle la jalousie de ses pairs.

    (Extrait d'un roman en chantier)

    Peinture: Leonor Fini.

  • Quentin Mouron dans la cible

    Quentin1.jpg

    À propos de Trois goutte de sang et un nuage de coke, faux vrai thriller socio-policier à double fond poético-philosophique.

     

    Le quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : le Crime et châtiment le Dostoïevski est d’emble cité en exergue, et l’on pense évidemment, en le lisant, à Non, ce pays n’es pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, ne serait-ce que par l’un de ses deux protagonistes, shérif, se nomme Paul McCarthy… De même l’autre protagoniste, le détective cocaïnomane prénommé Franck, peut-il rappeler divers personnages ambivalents voire pervers du genre, par exemple des films d’un Abel Ferrara. 

    Cependant oublions un instant ces références ( et il y en aura bien d’autres) pour souligner le fait que, d’abord et avant tout, Trois gouttes de sang et un nuage de coke est un roman de Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour. 

    À savoir qu’il est illico marqué par la papatte de Quentin, découlant d’un regard acéré sur le monde et les gens, reconnaissable à une écriture à la fois percutante et ciselée. En outre,comme dans ses trois premiers livres, Quentin Mouron aborde de grand thèmes qui lui tiennent à cœur, à savoir :la dégradation de la société et l’atomisation des individus, la solitude qui en découle et la perte du sens fondant une vie, notamment. 

    De la génération suivant celle de Michel Houellebecq, le jeune auteur (né en 1989) pratique en outre une manière de narration-réflexion lestée de traits critiques voire polémiques, comme dans La Combustion humaine,  qui rappelle à la fois les nouvelles d’un Ballard ou les romans, justement, de Michel Houellebecq. Comme devant, l'on relèvera, ici et là, quelque trait sentencieux frisant la dissertation ou le pédantisme. Péché de youngster, dont il se moque d'ailleurs lui-même...

    Dès la première road-story de Quentin Mouron, intitulée Au point d’effusion des égouts (ce titre faisant allusion à Antonin Artaud), l’évocation d’une traversée panique des States exhalait déjà le mélange de tristesse et de rage d’un très jeune homme aussi poreux que teigneux, dans un récit à l’écriture déjà bien affirmée par ses rythmes et ses sonorités, ses images et ses formules frappées comme des médailles, dans la postérité de Céline. 

    Or on retrouve le regard du jeune routard « cadrant » l’église de Trona, symbole de spiritualité déglinguée, dansl’évocation d’une autre église-bunker, transformée en locatif, ou dans les banlieues sinistres ou socialement sinistrées des alentours de Boston. De même retrouve-t-on l’humanité ordinaire, souvent morne ou déclassées, desdites interzones suburbaines, dans ce nouveau roman qui accentue leur aspect mortifère.

    Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci,premier vrai roman de Quentin, Trois gouttes de sang et un nuage de coke  développe et approfondit la composante« tchékhovienne » de son observation, où la tendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plus acide de la société des simulacres et des masques, sur fond de décadence sociale et culturelle, évidemment liée à la désastreuse vision du monde du néolibéralisme diluant.

    Comme dans son roman canadien,l’auteur campe ici des personnages d’une réelle épaisseur humaine, dégagés de tout manichéisme moralisant mais illustrant bel et bien, de façon diverse, une aspiration à certaine pureté.

    Celle-ci est explicitement revendiquée par Franck le dandy, lecteur du Sâr Péladan (cet extravagant contempteur de la décadence fin de siècle, auteur visionnaire de livres lumineusement illuminés) et patron d’une agence privée, qui rêve de quelque crime gratuit relevant des beaux-arts, en lequel l’auteur, non sans ironie parodique, campe une sorte de meneur de jeu provocateur, qui se sert du grotesque pour mieux renvoyer moralisme et hypocrisie dos à dos. La scène finale, très théâtrale, marquant la confrontation du brave shérif supposé blanc comme neige et  du « privé » jouant les pervers, oscille entre les grimaces de Dürrenmatt et de James Ensor...

     

    Or on se gardera de chercher, dans Trois gouttes de sang et un nuage de coke, la conclusion trop rassurante d’un polar conventionnel, ni non plus l’arrière-plan « théologique » d’un Cormac McCarthy.

    Néanmoins, jouant parfaitement lejeu du thriller socio-criminel, ce roman bref et dense, au scénario bien filé et très intéressant par ses observations et ses digressions, impose une fois deplus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment, l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts d’une époque, non sans ménager des clairières d’immunité propices aux sentiments tendres et à la pensée vivace...

    Quentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke. La Grande Ourse, 211p.

     

  • Quentin la palpite

    Quentin1.jpg

     

    Au point d'effusion des égouts: Un premier roman qui « arrache ». En vrille étincelante, entre Los Angeles et le bout de nulle part.     

    Quentin Mouron : un nom à retenir, illico et pour plus tard. Presto à cause du premier roman de ce lascar, Vaudois et Canadien de 22 ans, dont la « papatte» d’écrivain pur-sang et la vivacité d’esprit saisissent. Plus exactement: « la palpite », selon l’expression de Louis-Ferdinand Céline dont le jeune auteur rappelle à l’évidence la « petite musique ». À savoir le rythme de la phrase : jazzy, précise, scandée, serrée, teigneuse. Pour parler de quoi ? De la Californie mythique et réelle où il débarque seul à vingt ans, après une enfance de Robinson dans les bois canadiens, avec ses parents. De Los Angeles et de son « ciel plus grand qu’ailleurs ». Du rêve qui se vend et qu’on vous reprend. Des gens qui tricotent leur névrose et « se guettent le cœur ».  Des déserts, de Las Vegas, de la frime et de la déprime, de l’amour aussi. Enfin du retour en Suisse où son entourage pépère lui demande : et maintenant ? Ceci pour la trajectoire trop résumée.

    Alors un livre du genre « sur la route, le retour » ? Absolument pas. On pourrait s’y tromper à la dégaine de Quentin, style rocker ou jeune premier de série télé, mais un masque peut en cacher un autre. Il l’écrit précisément ailleurs: « Je porte toujours deux masques : le premier pour les autres, le second pour moi-même ».

    Or Quentin Mouron n’a rien non plus, pour autant, du phraseur lettreux se complaisant dans les reflets. Dès les premières pages de ce premier récit-roman, ni journal de voyage ni confession, le lecteur est pris par la gueule. L’enjeu est à la fois existentiel et poétiquel. Le récit ne sera pas évasion mais invasion. Tout dans le détail. Le titre, emprunté à Antonin Artaud, dit à la fois le goût et le dégoût du monde. Ramuz disait autrement : « Laissez venir l’immensité des choses ». Et déferlent alors sensations, observations, notations.

    Débarqué par le ciel rouge à Los Angeles, à peine sorti de l’enfance (« j’avais pour moi les sortilèges et les rondeurs, le sourire franc – la gueule d’une pièce »), le narrateur note : « C’est une erreur de chercher l’essence dans l’analyse, postérieurement, « au réveil ». Il faut sentir le soir même, toutes voiles dehors, le vent chaud du désert et l’émotion qui brûle la gorge – le feu du ciel. Et le délire ». Et de se dire alors « pas fait pour les voyages ». Comme il dira plus tard qu’il n’aime pas aimer ! Et de « céder aux anges » en tombant à la renverse. Dans la foulée les sentences cristallisent comme dans Voyage au bout de la nuit : « Quand je joue, je sais pourquoi je joue, quand je vis, je ne sais pas pourquoi je vis ». Et voilà que les personnages défilent. Force de Quentin : le portrait au doux acide. À commencer par le cousin Paul, petit flic humilié, qui vit de « compensations ».  Auquel succède, après une sorte de « trou noir » de vertige fiévreux, la cousine Clara chez laquelle le jeune voyageur va passer plus de temps en plein quartier de Westlake à « blancheur d’hôpital », entre « petites maladies » et « ciel en cage », thérapeutes et gourous. Clara qui accuse son « ex » de toutes les turpitudes érotomanes. Clara qui paraît un soir en voie de se libérer avec son jeune cousin, mais qui rentre brutalement dans l’ordre le lendemain: "Au fond c'est l'habitude du malheur qui nous le rend incontournable". Clara que l’éventuelle vie sexuelle de son cousin fait paniquer. Clara qui lui demande lors d’une séquence un peu folle, le jour de l’anniversaire du garçon, de cesser de se branler. Clara qui finira par s’ouvrir les veines…

    Et Laura, plus tard, dont le prénom rappelle l'amour imaginaire de Pétrarque, en version macdonaldisée. Laura que le narrateur trouve plutôt moche mais que son regarde « profond, troublé, marin », touche  et qu’il finit par aimer follement, à proportion du rejet qu’elle lui oppose. Clara la folle. Laura la froide. Et plus tard, d’abord à Trona, bled perdu dont l'église-container symbolise la déréliction, puis à Las Vegas où il le retrouve, l’inénarrable Norbert, Bavarois à femmes vasectomisé et foireur qui entrainera le narrateur dans une folle bringue sur une musique démente, « une façon de grincement fabuleux qui vous étire le monde – on se voyait en kaléidoscope ». Autant d’évocations, de L. A. à Vegas via Trona qui se constituent en fresque verbale acerbe et hypersensible à la fois, semée de réflexions saisissantes de lucidité et de désarroi mêlés. Lors d’une conversation, Quentin me confiera qu’il a été aussi à l’aise, dans ses lectures, avec San Antonio qu’avec Céline, autant en phase avec Harry Potter qu’avec Madame Bovary, son livre-fétiche dans lequel il partage surtout les douleurs de  Monsieur. Et d’évoquer, aussi, la folie physique qui l’aura pris, en écriture, à l’écoute de John Coltrane !

    Ce n’est pas tout : car Au point d’effusion des égouts s’achève sur une douzaine de pages remarquables, comme assagies du point de vue de la phrase (moins de « célinisme » endiablé…), sur le thème du retour à la normale, pour ne pas dire à la morne norme. Ah vous êtes artiste ! Ah vous écrivez ? Ah vous êtes parti en voyage !? Et maintenant, vous êtes bien avancé ? Et qu’allez vous faire !? Mélancoliques et graves, tendres et sourdement violentes, ces pages  confirment mon sentiment que Quentin Mouron pourrait faire, à l’avenir, de grands livres.  

    Au point d’effusion des égouts marque, déjà, un début éclatant. Avec sa forme étrangement « compactée», comme on le dit d’un fichier d’ordinateur, il requiert une lecture très attentive (nullement fastidieuse au demeurant) qui permet d’en extraire toute la substance. On pense aussi à l’image proustienne de ces fleurs en papier comprimées, qui se déploient en beauté dès lors qu’on les plonge dans l’eau.

    « Je m’aperçois partout », écrit Quentin Mouron en se repassant les images de son périple initiatique. « Chez tous les hommes que je rencontre ». Et d’ajouter : « Les mœurs, c’est la burqa des peuples. Ils sont semblables dessous. Pas identiques. Semblables. Les paumés de Trona avaient mes traits, mes traits aussi à Vancouver, chez les Chinois. Ma gueule à Chicago. Ma pomme à Montréal. Et Phénix, San Diego, Tijuana – ma pomme encore. Je me suis miré jusqu’au fond des déserts. Je me suis aperçu sur les crêtes. Retrouvé dans les grottes. Contemplé sur les lacs. On ne se débarrasse pas du monde en invoquant les moeurs. On ne se débarrasse pas de soi en invoquant le monde ».

    Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Préface de Pierre-Yves Lador.  Olivier Morattel, 137p.

     

    (Cet article constitue la version "longue" d'un papier paru le samedi 17 décembre dans le quotidien 24Heures.)

  • Mémoire des ruines

    1352679156.jpg

    Comment Olga dépasse certaine angoisse viscérale.       

    Le premier quart d’heure de chaque jour que vit Olga est plombé, avant l’aube, par une désespérance englobant toutes les sphères de la réalité en tant que telle, jusqu’aux élémentaires particules que nous sommes. Le sentiment dominant de ce moment de noir absolu revient à dire que rien ne vaut plus la peine, que tout est fichu d’avance : qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ainsi que le serinent les écrits du camarade Nitchevo, après quoi le vif lui revient et plus rien ne l’en fera démordre dès l’arrivée de la lumière.  

    La nature de ce mauvais quart d’heure est composite, moins liée qu’on ne pourrait croire à l’état du monde ou à la décrépitude indéniable qui atteint la sexa malgré l’exercice de la barre et son recours à divers cocktails de plantes médicinales, qu’à une conscience plus vertigineuse du néant de toute chose. 

    Olga s’est toujours défendu de prendre sur elle les misères mondiales et plus encore d’affecter l’air miné de celles et ceux qui feignent, en public ou sur Facebook, d’être touchés personnellement par le sort des victimes de tel ou tel conflit stratégiquement entretenu pour telle ou telle raison non avouée (le pétrole, etc.), entre autres séismes forcément injustes impliquant l’aveugle fatalité. Ce n’est pas cynisme de sa part, mais plutôt claire conscience d’un état de fait contre lequel elle, pas plus queThéo, ne peut quoi que ce soit.

    Elle vient de penser à Théo parce que lui seul, dans son proche entourage, partage avec elle la mémoire des ruines.

    Elle se rappelle l’azur translucide de ce jour-là, se reflétant dans les eaux denses du Haut-Lac à la surface duquel se découpaient aussi les sombres créneaux des monts de l’autre rive, lorsque, peu après leur rencontre fortuite à la proue du grand bateau blanc dont elle venait de humer la chaude odeur d’huile des machines, Théo, se penchant vers elle pour abriter, de ses deux grandes mains d’artiste, les siennes en train d’essayer d’allumer une cigarette malgré le vent du large, lui avait dit comme ça, contre toute attente et comme s’ils étaient complices, alors qu’ils se connaissaient à peine du Maldoror et de l’arrière-boutique de la Maréchale, que toute cette splendeur lustrale était faite pour aiguiser, voire exacerber ce qu’on pouvait dire, ou plutôt ce qu’elle et lui pouvaient dire, avait-il précisé de sa voix grave marquée par son traînant accent anglo-batave, la mémoire des ruines.

    L’expression un peu lettreuse avait fait sourire Olga, qui se dit alors qu’un Nemrod eût pu la formuler, même n’ayant pas vraiment connu les ruines, tandis que Théo s’était bel et bien trouvé, et à deux reprises, d’abord à Amsterdam puis à Londres, perdu dans les décombres exhalant l’âcre odeur de brûlé, comme elle-même, sa main dans celle du vieux Boryna, avait vu, de ses yeux vu, la Grande Place de la capitale polonaise réduite à un champ de gravats dont les plus hauts vestiges de murs n’excédaient pas sa taille d’enfant de trois ans. 

    Cependant l’accablement pesant sur Olga au moment de l’éveil, avant l’aube, ne relève pas de ces couches-là de la plus ou moins claire conscience, mais d’une sensation plus récente, physique et plus encore, comparable à une sorte de trou noir existentiel provoquant en elle un irrépressible vertige.

    C’est en elle, c’est une faille en elle qui fonde assurément son extrême et noire lucidité, et cela fait sa vulnérabilité à chaque éveil, qui se retourne ensuite en force à mesure que la lumière rétablit les nuances et détails de tout ce qui constitue ce qu’on appelle « la vie ». 

    La remontée qui s’ensuit marque ce qui pourrait se dire son retour de jeune âge de tous les jours, qui la fait s’entendre avec Cécile et Chloé aussi bien qu’avec Marie ou la Maréchale, ou tout aussi gaiement saluer les oiseaux et les jolis coiffeurs.

    (Extrait d'un  roman en chantier)

    Peinture: Lucian Freud

  • Ceux qui lancent des alertes

    Dürrenmatt77.jpg

     

    Celui qui révèle au grand jour que le tyran est un despote / Celle qui met en garde les vierges du Texas contre cet Assange qui aurait violé des Laponnes / Ceux qui lancent des bruits de chiottes dans les couloirs de l'Hospice/ Celui qui estime que la Banque du Vatican n’est pas un oxymore moins performant que  le Marché de l’Art / Celle qui estime Assange et Snowden peu fair-play à l’égard d’ une nation sincèrement désireuse d’arrêter de fumer /  Ceux qui invoquent la Dette chaque fois qu’on évoque Homère l’écrivain aveugle ou Œdipe le boiteux complexé/ Celui qui lance une alerte à la blonde / Celle  qui affole les boussoles en perdant le nord /Ceux qui sont à l’affût des canons / Celui qui rappelle à la cantonade qu’il existe des phoques tropicaux dans le golfe du Mexique / Celle qui en pince pour le phoque moine / Ceux qui lancent le javelot de la critique au front de la Raison crédule / Celui qui sous le nom nordique de Kierkegaard lança l’alerte au Christ trahi par la chrétienté taxée d’insipide limonade et de marivaudage écoeurant / Celle qui détient un solide paquet d’actions de grâce à la banque du Saint-Esprit /  Ceux qui placent leur confiance à un taux nettement en baisse / Celui qui estime que trahir la trahison n’est traître qu’aux yeux des traîtres / Celle qui  planque ses écomnomies dans un chausson aux pommes / Ceux qui ont un bas de haine contre les banquiers / Celui qui entend moraliser les transactions en blanchissant le blanchiment / Celui qui conclut une affaire win-win avec son conseiller fiscal de l’Opus Dei / Celle qui mise sur la valeur Dieu Le Père & Fils / Celle qui se fait coffrer les mains dans le sac / Ceux qui estiment puériles ces attaques  visant le bon vieux Crédit Agricole et Culturel ouvert aux Sports / Celui qui te recommande de profiter de la crise humanitaire / Celle qui relit Alerte à Champignol / Ceux qui n’ont pas de secrets d’Etat pour Maman / Celui  qui va de confession en confessée / Celle qui a dépassé sa cote d’Arlette / Ceux qui  vendent la mèche des chauves qui nous tondent,etc.   

     

    Peinture: Friedrich Dürrenmatt

     

  • Ceux qui sont tout sucre

     1619622_10206143381090373_3962764729450408174_n.jpg

     

    Celui qui remercie celle qui l'a félicité d'être de ceux qui se congratulent / Celle qui répond pas de quoi à celui qui lui a dit service après qu'elle l'a remercié de lui sourire sans rien lui demander / Ceux qui bavent de bonté / Celui qui a l'air de s'excuser quand il demande pardon / Celle qui n'ose pas dire au Monsieur belge que le service n'est pas compté à la Buvette des sapins / Ceux qui sourient tellement qu'on leur voit les dents de derrière / Celui qui n'a cessé de répéter faut travailler la première moitié de sa vie et faut profiter la seconde / Celle qui répétait volontiers chez nous c'est chez nous avant l'ouragan venu de l'étranger/ Ceux qui te recommandent de profiter quand tu vas au Biafra / Celui qui a peur de traverser les villages de l'arrière-pays bernois  vu que même le silence a l'air de s'y ennuyer/ Celle qui ouvre une onglerie dans la laiterie désaffectée de Nidau où Robert Walser passa jadis comme un pas grand-chose qu'il était sans qu'on lui lance des pierres ça faut pas toujours exagérer / Ceux qui ont fomenté la ruine de l'onglerie où la Picarde olé olé attire nos ménagères / Celui qui reproche aux sapins jurassiens leur garde-à-vous à la frontière / Celle qui a un gros bobo dans son lit genre ex-rebelle sybarite et qui ronfle / Ceux qui font remarquer au pasteur germanophone récemment installé chez nous qu'on ne dit pas des gens bons mais de bonnes gens / Celui qui n'a pas trouvé de port dans ce pays où les fleuves ne font que passer / Celle qui dit à l'ado fugueur maintenant on te tient / Ceux qui se retrouvent au zoo de Bâle pour un colloque entre hominiens / Celui dont la rêverie au long cours fut amorcée par les portulans de son aïeul Emile par ailleurs placeur au théâtre municipal / Celle qui sanglote au lieudit Les Enfants Noyés dont l'ancien étang a été drainé pour l'extension du parking du bar Aux Âmes Perdues / Ceux qui préfèrent Ernest Hello le mystique à Virginie Despentes la miss toc / Celui qui aura toujours préféré la compagnie de Londubec et Poutillon à celle des profs de philo de centre gauche et autres raseurs genre psys concernés de centre droite / Celle qui s'est sentie exclue des conciliabules de Barabo et Poumani d'où son repli sur le tricot /Ceux qui sont tellement bons qu'on leur voit le coeur brodé sur le tricot, etc.

     

     

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de la  monumentale bio de Jean-Pierre Martin consacrée à Michaux Henri et parue chez Gallimard en 2003).