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  • Camus ressuscité

     

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    On découvrait avec émerveillement, en 1994,  le roman inachevé d'Albert Camus. Bien tardive, chichement introduite et cependant réjouissante: la publication du Premier homme révélait le premier jet, souvent magnifique, de ce qui devait constituer «l'éducation sentimentale» du grand écrivain.

    Lorsque nous avons appris que les Editions Gallimard allaient publier, trente-quatre ans après, qu'on en eut retrouvé le manuscrit dans la sacoche de l'écrivain, le texte du roman inachevé sur lequel AlbertCamus travaillait quand la mort le faucha, nous imaginions un brouillon dont l'intérêt mineur justifiait en somme qu'on en ait différé la publication. 

    le-premier-homme.jpgOr, Le premier homme est beaucoup plus qu'une vague esquisse: c'est un premier jet représentant déjà quelque 250 pages imprimées, organiquement structurées et contenant d'admirables évocations des années d'enfance de l'écrivain, d'une saveur et d'une truculence le disputant à de superbes envolées lyriques ou sensuelles, et des confessions intimes d'une poignante qualité d'émotion. 

     

    En 1960, Albert Camus entamait sa quarante-septième année. Mondialement consacré par le Nobel (qu'il n'avait brigué d'aucune manière, soit dit en passant), il n'en confia pas moins à l'époque, à un ami, que son «œuvre véritable restait à faire». Au premier rang de ses préoccupations du moment, parallèlement aux événements d'Algérie et à la tournée des Possédés (laquelle l'amena à Lausanne en octobre 1959), figurait la composition de ce Premier homme qu'il appelait lui- même son «éducation sentimentale» et où il comptait mêler leroman de son propre apprentissage à la saga algérienne.

     

    «Recherche d'un père»

    Très autobiographique dans la partie qui nous reste, le roman esquissé contient deux parties (sur les trois qu'annoncent certains plans), respectivement intitulées Recherche d'un père et Le fils. 

    Dans la première partie, quarante ans après la mort de son père au champ d'honneur, Jacques Cormery se rend en pèlerinage sur sa tombe et décide soudain d'en savoir  plus sur ce jeune homme qui l'a engendré un an avant de tomber (à moins de trente ans) dans les premiers mois de la Grande Guerre, loin de Mondovi où il gérait un petit domaine.

    Là-dessus, plus que son père, c'est sa propre enfance que Jacques retrouve à Alger auprès de sa mère et de son oncle Ernest: tout un monde marqué par la pauvreté et le statut particulier des Algériens français sans mémoire collective, à la fois en porte-à-faux et nourris à deux sources.

    Se déploient alors, sur l'arrière-fond dramatique d'un présent où se multiplient les attentats, les chapitres de la superbe première partie relevant d'une sorte d'Amarcord nord-africain. Y apparaissent les figures de la mère tout humble et silencieuse, à «l'amour muet» de laquelle Camus rend le plus bel hommage, et de la grand-mère despotique («La grand-mère, tyran, mais elle servait debout à la table», note l'auteur sur un feuillet annexe); le très pittoresque oncle Ernest sourd et ne sachant que cent mots mais emmenant son neveu sur son dos à la nage ou dans ses épiques parties de chasse; le très fraternel Monsieur Bernard, instituteur aidant ses garçons pauvres les plus zélés à décrocher des bourses d'études; ou enfin, plus flou, le père mythique qui n'a légué à son fils que l'horreur de la peine capitale après qu'il eut assisté à l'exécution d'un criminel. 

    Si la première partie se déroule au fil de longs retours amont, la suivante reprend le cours naturel du temps, dès le départ de Jacques au lycée, premier pont-levis jeté de la «forteresse de la la pauvreté» sur l'«autre monde». Brassant la «poésie profonde de l'école» et les premiers émois amoureux de l'adolescent, la prise de conscience de son état de fils d'émigrés «obscur à soi-même» et l'avidité existentielle de ce «révolté contre l'état mortel du monde» baignant avec volupté dans «l'adorable vie», fou de football et de lecture aussi, ces chapitres réunis sous le titre Le fils s'interrompent soudain sur un paragraphe auquel la mort de Camus donne un relief particulièrement émouvant, Jacques y étant comparé à «une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d'un coup»... 

    Quoique le texte nous frustre parfois par ses lacunes et son arrêt final, il nous laisse imaginer, par son élan et ses beautés, le grand livre dont la mort de l'écrivain nous a privés. La découverte de ces pages comme jaillies des grands fonds psychiques en amples coulées (on a évoqué Faulkner à leur propos, mais c'est plutôt les vertigineuses plongées dans la mémoire d'un Thomas Wolfe qu'elles rappellent) et en évocations merveilleusement vivantes, nous tient lieu de vivifiante consolation... 

    Albert Camus, Le premier homme. Gallimard. Cahiers Albert Camus No 7, 331 pages.

     

     

    quote-ceux-que-j-aime-rien-ni-moi-meme-ni-surtout-pas-eux-memes-ne-fera-jamais-que-je-cesse-de-les-albert-camus-194314.jpgEntre tergiversations et lacunes

    Après lecture du Premier homme, la première question qui se pose est de savoir pourquoi un texte d'un tel intérêt — et non seulement pour les férus camusiens — ne se trouve révélé au public que trente-quatre ansaprès la disparition de l'écrivain? Découvert dans la sacoche qu'Albert Camus tenait près de lui dans la Facel-Vega de Michel Gallimard au moment de sa mort accidentelle, le 4 janvier 1960, le texte s'est trouvé, depuis lors, aux mains de la veuve du défunt, puis de son héritière. 

     

    À l'origine, cependant, la décision de ne pas publier ce document fut prise conjointement par RobertGallimard et Roger Grenier, proches amis de Camus, qui craignaient que l'arrière-plan algérien de l'ouvrage n'exacerbe les passions de l'époque. Or, même tenant compte de la violente polémique visant Camus dans les années 60, les connotations politiques du Premier homme paraissent bien ténues et ne justifient guère trente ans de placard! Par ailleurs, la lisibilité des 144 pages manuscrites, parfois chargées d'ajouts et de mots raturés, aurait constitué l'autre obstacle à cette publication. Ces explications, obtenues chezGallimard, laissent pourtant perplexe. 

     

    Enfin, si l'on sait gré à Catherine Gallimard d'avoirconsacré deux ans à établir le texte disponible aujourd'hui, l'on regrette que celui-ci ne soit ni préfacé ni mis en perspective d'aucune façon. Faute de notes explicatives, le lecteur non initié ne comprendra pas bien la raison de la publication, en fin de volume, de la merveilleuse lettre de Louis Germain à son «gentil petit bonhomme» gratifié du Nobel, alors qu'il eût été facile depréciser le lien entre ce personnage clé des débuts de Camus dans la vie et le Monsieur Bernard du Premier homme.

    De même, les initiales J.G., figurant en tête d'unchapitre, et désignant Jean Grenier, autre mentor de Camus, ne sont guère mieuxexplicitées. Dommage pour la mémoire de Camus et cette apparence de coup éditorial...


    (Ce texte a paru en date du 12 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un témoignage d'humanité

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    Tandis que son dernier roman, Le trajet d'une rivière, se trouvait plébiscité par les lecteurs, Anne Cuneo évoquait, au tournant de 1994, sa position d'écrivain dans notre pays. Elle est décédée le 25 février 2015.

    La Suisse demeure, en dépit de certaines tensions, un carrefour-échangeur de cultures et, fût-il à revivifier, un foyer de fédéralisme. Or il est des auteurs, dans ce pays, qui incarnent particulièrement ce brassage et cette recomposition. Ainsi d'Anne Cuneo, aussi bien connue des téléspectateurs romands pour la correspondance qu'elle assure à Zurich que par ses lecteurs des deux rives dela Sarine et par les amateurs de théâtre ou de cinéma qui ont vu ses pièces ou ses films.

    Et de fait, à côté de récits autobiographiques marqués par son origine italienne et le besoin impérieux d'accorder le métier de vivre et le métier d'écrire («Gravé au diamant», «Mortelle maladie»,«Portrait de l'auteur en femme ordinaire») ou la cruelle épreuve du cancer(«Une cuillerée de bleu»), Anne Cuneo n'a cessé de pratiquer le décentrage. 

    De migrations en dérives tous azimuts (à Paris avec «Passage des panoramas», à Cuba dans «Hôtel Vénus», à Londres pour «Station Victoria», en Tchécoslovaquie dans «Prague aux doigts de feu»), l'auteur atteint, avec «Le trajet d'unerivière», une sorte de plénitude rayonnante où le destin d'un beau personnage cristallise ce qu'on peut déclarer un idéal européen, sans démagogie opportune.

    Est-ce à dire que, de Marx dont la militante de gauche se réclamait en ses écrits de jeunesse, aux musiciens du siècle de Shakespeare dont Francis Tregian, son héros, se fit le collectionneur-copiste éclairé, le trajet d'Anne Cuneo l'ait conduite loin des contingences terrestres? Bien au contraire: c'est sans doute dans ce dernier livre qu'Anne Cuneo nous paraît infuser le plus de vie à sespersonnages et à ses idéaux. 

    —  Ecrire en Suisse revêt-il pour vous un sens particulier?  

    images-12.jpeg—  Je ne ferai pas le plaisir aux chauvins d'affirmer que je ne puis écrire qu'en Suisse... et sans doute aurais-je écrit autre chose si j'avais vécu à Milan,Londres ou Paris. Mais, par rapport à Paris, justement, j'aimerais dire qu'écrire en Suisse aujourd'hui, avec les éditeurs que nous avons et les auteurs qui se manifestent, est plus stimulant que ce ne le serait à Paris, où la littérature me semble accuser un terrible appauvrissement. Bien entendu, comme tout le monde, j'ai apporté mes premiers manuscrits à Paris, où j'ai été reçue avec une morgue incroyable. Dès mon premier livre, qui a été mieux vendu par Rencontre qu'il ne l'aurait été par un éditeur parisien, je me suis rendu compte que je serais mieux défendue en Suisse romande qu'à Paris, et d'autant plus qu'à l'époque commençaient de s'affirmer des éditeurs qui allaient fonder la réalité de la littérature romande. Ce que je regrette évidemment, c'est que les livres publiés en Suisse française ont de la peine à passer la frontière, tandis que ceux de nos confrères alémaniques font naturellement leur chemin en Allemagne. Ce qui conduit au paradoxe que je suis connue en Allemagne, par mes livres traduits, alors qu'en France je suis une parfaite inconnue. 

     — Votre origine italienne marque-t-elle encore votre relation avec laSuisse? Et comment avez-vous vécu le multilinguisme?

      — A vrai dire, je ne ressens aucune distance: je suis immergée dans la réalité qui m'entoure. Cependant, une distance subsiste, liée au fait d'un passé distinct. Si j'ai entendu, dans mon adolescence, les mêmes phrases qu'ont dû subir tous les immigrés italiens sur«les Spaghettis», dont on se demandait s'ils avaient une salle de bains, j'ai le souvenir de m'être parfaitement intégrée. A l'université, à Lausanne, le sentiment de différence terrible que je ressentais était lié au fait que je n'avais pas d'argent. J'étais contrainte de demander à mes camarades de prendre des doubles des cours du début de la journée parce que moi, de dix heures dusoir à deux heures du matin, j'allais répondre au 111 ou relever des télex. Quant à la langue, j'en ai résolu le problème avant d'écrire sérieusement. A la demi-licence, le professeur Gilbert Guisan m'a fait remarquer qu'en dépit d'une certaine maladresse de mon expression il ne s'était jamais aperçu que j'étais de langue étrangère, concluant que c'était très positif. Du coup, cela m'a donné des ailes: je crois bien que j'ai commencé d'écrire des poèmes dès le lendemain!

    – Et vos rapports avec la Suisse alémanique ?

     — Je crois qu'il y a en Suisse alémanique une attente beaucoup plus grande à l'égard des écrivains que ce n'est le cas en Suisse romande, et je présume que l'action d'un Max Frisch y est pour beaucoup. Un exemple personnel: le 20 décembre dernier, la radio alémanique me téléphone pour me demander un texte dans le cadre d'une action en faveur des Bosniaques, suite à la plainte des écrivains de Sarajevo accusant les Européens de les oublier. J'ai donc donné un poème qui a été diffusé sur les ondes et repris, ensuite, par les plus grands journaux. Depuis lors, tout le monde m'en parle, et jusqu'à des gens qui ignorent complètement mes livres. Or c'est cela même que le public, ici, attend des écrivains. Ceux-ci s'expriment très régulièrement dans les médias et participent au débat public. Un Hugo Loetscher ou un Franz Hohler sont sollicités à tout bout de champ et très écoutés.

    — Il y a vingt ans de cela, vous envisagiez le rôle de l'écrivain comme celui d'un témoin. Qu'en est-il aujourd'hui? 

    —   Si le témoignage a changé de forme, le fond demeure. Je crois que je n'ai jamais traité qu'un seul thème, découlant de la même vision de la dignité humaine: la tolérance humaniste. Mon éducation italienne est décisive en ce sens. Mon enfance a baigné dans une atmosphère marquée par l'esprit de résistance manifesté par mon père contre le fascisme. Ce n'était pas un engagement abstrait mais une question

    de survie — au sens aussi de la survie de l'esprit. Les nazis avaient brûlé les livre?: mon père était totalement imprégné par l'horreur de ce péché mortel. Et les poètes qu'on nous faisait lire à l'école, les livres de Levi, Vïttorini ou Zurlini qui dénonçaient l'imbécillité de la guerre, l'opéra où l'on m'emmenait parce qu'il parlait d'une histoire de Lombards à la première croisade, qui visait évidemment les nazis, tout cela ne pouvait que façonner l'idée que j'allais me faire du sens de l'art.

    —  La Suisse a-t-elle, selon vous, un rôle particulier à jouer à l'heure qu'il est? 

    —  Cela me semble tout à fait évident, mais alors il s'agit de retrouver ce qui fait sa particularité, qui paraît complètement échapper aux nationalistes les plus ardents. Ceux qui se complaisent dans le fameux «Y en a point comme nous», avec cette naïveté supplémentaire de croire que ce pays est à l'abri de tout, ne prennent pas suffisamment au sérieux l'idée que la Suisse peut être en effet un modèle. L'Europe sera possible dans la mesure où la Suisse a été capable de faire cohabiter un Appenzellois et un Zurichois ou un Genevois. Or ce n'est pas dans le repli frileux, mais dans l'exercice du fédéralisme et de la fraternité que ce modèle peut se trouver revitalisé. □

    Anne Cuneo: Le trajet d'une rivière, Bernard Campiche éditeur, 599 pages.

     

    Dixit Anne Cuneo:  « En Suisse, il y a un endroit où j'ai besoin de me ressourcer: c'est, à Lausanne,le bord du lac entre Ouchy et Pully. C'est le lieu que j'aime. C'est le lieu qui m'a faite. Cet attachement est lié à mon arrivée en Suisse et à un premier coup de foudre ».