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  • Mémoire vive (30)

     

    Hodler3.jpgLes âmes réellement religieuses ne demandent point aux autres, que je sache, de faire concours.

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    Il y avait ce matin un ciel turquoise au-dessus des montagnes de Savoie bien détaillées dans les gris bleus et les verts tendres, où flottaient de petits nuages blancs qu’on aurait dit peints par Hodler vers 1906, à cela près qu’ils se sont bientôt  transformés et reconstitués en longues bandes horizontales superposées rouges et mauves, moins figuratives, annonçant en quelque sorte l’abstraction américaine des dernières années du peintre, vers 1914-1918… 

    Cette apparition m’a rappelé l’état de réceptivité extrême dans lequel je me suis retrouvé hier au Kunstmuseum de Lucerne où se trouvait exposé un choix haut de gamme de paysages d’Hodler qui m'ont illico rincé le regard dans un bain de jouvence. La plus belle chose était d'ailleurs un lac de Brienz d’un vert très tendre m'évoquant le vert très pâle de  l’absinthe ou du turquoise assourdi, et tout aussitôt cette couleur m’a suggéré l’adjectif : candide, associé au blanc qu’il y avait dans ce vert pour ainsi dire « innocent », comme un vert marial de source glaciaire épurée de son limon…

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    À La Désirade, ce 9 novembre 2010. - Je me rappelle ce matin que c’est un 9 novembre, en 1818, qu’Ivan Tourgueniev vint au monde, auquel un certain Dostoïevski, un jour, avoua qu’il avait violé une petite fille en sa jeunesse, précisant ensuite, comme Tourgueniev lui demandait le pourquoi de cet aveu, que c’était  parce qu’il le méprisait. Ah mais, les charmants écrivains…

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    À un moment donné le voile s’est déchiré au regard de l’enfant et c’est alors que, pour la première fois, il s’est senti seul et perdu: plus une main, plus une porte, plus une issue que ce ciel au-dessus mais point d’ailes - il a vu ce qu’il en est et cette évidence claire-obscure  a fait de lui désormais cepermanent inquiet se tenant là comme si de rien n’était, allons passons, passez passants, dimanche nous attend.

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    Celui qui voit enfin le ciel entre les barreaux de sa cellule virtuelle / Celle qui comprend le silence du père / Ceux qui se taisent devant l’arbre, etc.

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    Aube66.jpgÀ La Désirade, ce 1er janvier 2011. - L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l'aile au double sens du terme dans le monde et le temps.

    C'est évidement de l'Homère de L'Iliade qu'il s'agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d'où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d'hier faisant écho à ceux des maisons d'alentour et des villes et de partout où s'égaille la famille humaine.

    À Nouvel-An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l'alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n'en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d'anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup...  

    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu'hier et c'est cela, le temps, je crois, ce n'est que cela:  c'est ce qu'ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures - des choses sues.      

    Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d'eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons. 

    L'ange en pardessus gris muraille: "J'aimerais ne plus éternellement survoler. J'aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "maintenant,maintenant, maintenant", et non plus "depuis toujours ou "à jamais"...

     

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    Peter Handke: " Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde".

     

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    Anges.JPGNous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !

    Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.

    Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.

    Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons deDieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.

    Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous quenous violer ou nous tuer.

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    Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…

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    En songeant aux simulacres de la vie actuelle, j’imagine un Loft dont on verrait les participants, sous le contrôle d'une webcam, vieillir à vue d’œil.

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    Girard.jpgDans un essai constituant l’une des plus lumineuses élucidations des pouvoirs de transmutation esthétique et spirituelle de la fiction narrative, intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard décrit, avec de grands exemples à l’appui (Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski) le transit temporel et spirituel qui conduit le héros de roman des cercles ordinaires du mimétisme social fondé sur l’envie et la vanité, à l’épanouissement apollinien de ce qu’on peut dire l’amour au sens très large, la poésie ou l’amour de la poésie, ou la poésie de l’amour comme celle qui est reconnue, au dernier chant de la Divine Comédie, comme le mobile de l’Univers.

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    Toscane1.jpgEn Toscane, le 19 février. - Après une nuit perturbée par la pleine lune, me voici en route pour le fin fond de la Toscane, où je vais rencontrer Guido Ceronetti, demain à Cetona.

    En gare de Florence, j’ai longuement observé un groupe d’ados aux dégaines barbares, genre punks wisigothiques, les garçons tous plus ou moins androgynes à cheveux de paille noire et les filles peinturlurées à l’agressive, que Ceronetti aurait pu décrire dans son corrosifVoyage en Italie. En remontant la vallée de l’Arno en direction d’Arezzo, jeremarque les crêtes encore enneigées des montagnes de la rive droite où doit se trouver, si mon souvenir est bon, le désert de saint François d’Assise. Cette partie de la Toscane, au demeurant, n’est pas celle que je préfère, sauf versCortone qui me rappelle tant de souvenirs de mes pérégrinations de vélocipédiste solitaire, au tournant de mes 25 ans. Dès l’approche d’Arezzo se déploie cependant la vraie Toscane telle que je l’aime avec ses collines douces et ses rangées de cyprès, mais c’est par la zone industrielle qu’on entre dans la ville de Pétrarque et c’est à peine si l’on aperçoit la cité médiévale derrière les affreuses bâtisses et les monceaux de containers empilés le long des voies du train. Dans un journal du jour, une page entière est consacrée au massacre des bouddhistes en Thaïlande, par des musulmans qui affirment que« tuer des bouddhistes mène au paradis ».

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    En lisant Les Petits de Christine Angot, les mots qui me viennent à l’esprit sont : bluff, esbroufe, maniérisme, mauvais genre, avec quelque chose de pressé de nuire, une sorte d’impatience dans le dénigrement qui trahit son règlement de compte jouissif combien douteux dans la modulation d’un roman. Tout cela est bas, même sordide si l’on pense aux effets collatéraux de ce mauvais usage de la littérature, mais c’est en somme assez significatif d’une époque d’indiscrétion généralisée et de clabaudage insane dont les médias et les réseaux sociaux se font l’écho à journée faite.    

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    Celui qui écoute le silence d’avant les oiseaux / Celle qui attend son taulard au Liberty Bar / Ceux qui repartent sansy penser, etc.

     

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    Rembrandt1628.jpgAmsterdam, ce 12 mars. - Ciel gris sur Amsterdam, où nous nous laissons un peu vivre chez nos chers hôtes dont nous faisons connaissance en coupant nos fines tranches  de fromage orange tout en parlant de choses et d'autres. Puis nous nous rendons au Rijks. Comme le râleur de Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, qui ne s’arrête que devant je ne sais quel vieil homme du Tintoret, j’aurais tendance moi aussi à ne revenir, au Rijks, que devant quelques Rembrandt qui sont pour moi le sommet de tout, ou plutôt le fond du fond de l'humain pleinement incarné et sublimé - et ce matin j’évite la foule pour revenir dix fois au petit Autoportrait de 1628 du jeune artiste à la chevelure d’ange bouclé que la lumière irise par derrière. Ensuite au Musée Van Gogh. Dont je me dis une fois de plus : peut-être pas un immense peintre au sens du plus grand art, mais lui aussi un poète de l’absolu, comme Rembrandt et Beethoven. On l’aime plus qu’on l’admire: on l’aime avant tout. Enfin au Vondelpark avec ma bonne amie. Grand charme du lieu, excellent bluesman rocker noir entouré de jeunes filles, canards comiques, monumental monument à je ne sais quel poète romantique – peut-être bien Vondel.  Au vol, je note mentalement, une fois de plus, que je ne me suis jamais embêté avec Lady L. au fil de nos voyages...                                                                                      

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    Chessex19.jpgÀ Salonique, ce mardi 15 mars. -   Je vais parler ce soir de Jacques Chessex à des gens dont la plupart ignorent tout de lui. Or le mieux serait peut-être de citer cette page de L'Imparfait, à mes yeux sans pareille : « Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut «Ich hab genug», Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de soncorps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir. Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».

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    Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un coursd’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi qui nous fait, bœufs etcons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…

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    Santorin1.jpgSalonique, ce 17 mars. - Grisaille humide sur Salonique, posant une brume épaisse sur tout le front de mer. Du restau en attique de l’Electra, j’ai eu tout loisir d’admirer la vue sur ce néant ouaté, avant de marcher de la place Aristote à l’autre bout de la baie, bientôt attiré par une rumeur qui me semblait celle d’une manif – et de fait je voyais, bien au-delà de la statue  d’Alexandre, un cortège scandé par des rythmes de fanfare  et surmonté de drapeaux et de calicots. J’ai donc pressé le pas sous l’effet de la curiosité, mais le rassemblement n’avait rien de politique ni de protestataire: juste un cortège de lycéens flanqué de joyeux fanfarons, saluant l’apparition du premier soleil de fin de matinée avant de se disperser sur les quais. Tout cela me rappelant, au vol, mon arrivée à Salonique en 1993, juste après le congrès de l’orthodoxie mondiale en Chalcydique, théâtre de vrais délires nationalistes des religieux serbes applaudis par les Grecs de gauch et de droite – et combien la jeunesse de Salonique m’avait alors paru libre et belle !

    Le long des quais, d’ailleurs, m’a frappé ce matin l’image de deux jeunes gens assis face la mer, comme enveloppés de brume etplongés dans je ne sais quelle rêverie…

    Sur le chemin du retour, je me suis arrêté à la hauteur de trois musiciens macédoniens en jeans, que j’ai écoutés en me rappelant les nouvelles solaires et fruitées de Jivko Cingo, puis je leur ai filé une pièce et me suis arrêté dans un Starbucks pour me rappeler mes traversées balkaniques.

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    Celui qui se dit cathare parce qu’il tousse / Celle qui esttrop coquette pour marner / Ceux qui mordent la poussière d’étoiles, etc.       

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    À La Désirade, ce 20 mars. - Bonne nuit réparatrice après Amsterdam, Athènes et Salonique, et demain Bratislava et Kosice. Merci au sommeil. Est-on assez conscient du bienfait du sommeil dans cette putain de société d’agités qui ne parle que wellness pour mieux produire ? Bien mieux : dormons. Et rêvons endormant. De l’écume du sommeil jaillira la vie nouvelle du matin. On coupe lescouilles d’Ouranos et c’est Aphrodite qui se pointe, précise Peter Sloterdijk…

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    Dans le vol de Genève à Vienne, ce 21 mars. - Il fait ce matin, à 8000mètres d’altitude, un temps de plein azur approprié à un premier jour de printemps, et c’est l’esprit aussi clair que je reprends la lecture de Bratislava de François Nourissier, vingt ans après une première lecture où je n’aurai pas pu, sans doute, apprécier tout le sel et le poivre de ces variations sur le vieillissement et la décrépitude.

    « L’homme s’abîme comme le vin vieillarde », écrit donc Nourissier, ou ceci qui n’est pas mal non plusdans le registre râleur et tonique à la fois, qui me rappelle aussitôt le revigorant In memoriam de PaulLéautaud : « Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur ».

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    Kundera8.jpgCe qui me frappe, chez Milan Kundera, est un mélange sans pareil de lucidité sarcastique et de tendresse. Enfin sans pareil ou presque, car je m’y retrouve.Ma propre lucidité exulte à se trouver ainsi un écho à chaque page de Risibles amours. Il ne cesse de rire deses amours-là en me rappelant les miennes. La Danièle de mes quatorze ans àchignon choucroute style Danièle Gaubert (j’avais découpé l'image de celle-ci dansCinémonde), la Batave passionnée de cheval de mes seize ans à Levanto. La cheftaine scoute Elsa que j’emmenai au Paddock et qui me laissa tout payer. Mon amour fou de pédophile de dix ans, genre loulou du Signe de Piste. Entre autres… Toute une époque à revisiter à travers une frise de personnages et autant de situations reconstruites. J'appellerais ça aussi  Risibles amours...

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    Dans le bus de Vienne à Bratislava, ce 23 mars. - Passablement vanné, ce soir, après le voyage d’hier de Kosice à Presov, une nuit à laPension Adam et, ce matin, ma conférence à l’Université, après quoi j’ai déjeuné avec deux jeunes profs, Jan et Daniel, et me suis fait ramener en voiture de Presov à Kosice où j’ai repris l’avion pour Vienne.

    Tout ce tremblement pour Maître Jacques, que je crois avoir bien défendu, mais dont je me demande si mes auditeurs (plutôt auditrices, d’ailleurs) le liront jamais. Or je n’ai même pas à me le demander: j’ai fait cette tournée du mieux que j’ai pu, je crois qu’elle arépondu aux attentes de mes commanditaires confédéraux – en tout cas, tous ceux qui m’ont reçu avaient l’air content, alors…

    Un détail révélateur m'est cependant apparu ce matin tôt l'aube, comme je prenais l'air dans un jardin public désert, aumilieu duquel se dressait le monument d'un écrivain visiblement très vénérable et vénéré, mais dont j'ignorais absolument tout. Le Chessex du coin, probablement, qui n’aura jamais eu droit à sa tournée dans nos facs…

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    Touché, ce matin, par la lecture du livre de Bernard Pivot intitulé Les mots de ma vie où il me cite, sous la rubrique Amie, pourl’usage que je fais de l’expression ma bonne amie. Ce bonhomme est attachant, c’est un véritable amateur, au sens de celui qui aime, et j’aime sa façon de décliner l’Admiration, pour citer l’un de ses premiers mots-fétiches, qui est aussi le mien.

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    Cap17D.JPGCap d’Agde, ce 22 avril. - Nous avons remis le cap au Sud en douceur, sur une route point trop encombrée. Ma bonne amie a bien « assurée » malgré sa grande fatigue de ces derniers jours, et je lui ai lu La Plaisanterie entre deux arrêts, presque sans discontinuer. À l'arrivée nous attendait un grand vent de mer sur les dunes, que nous retrouvions après trois ans d’absence. Or je me réjouis de ce break avec LadyL. Vivre un peu à poil dans l’air salé ne peut que nous faire du bien, et lire,écrire, dessiner, pratiquer l’aquarelle - tout ça tout librement.        

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    On apprend ce matin,  aux actualités télévisées françaises, qu’un père a tué début avril sa femme et ses quatre enfants à Nantes, que des soldats américains font du karaoké avec Britney Spears en Afghanistan et que les automobilistes en partance pour le Sud sont engagés à communiquer avec le site Autoroute.com pour signaler le moindre« événement° de la « scène routière ». Tout le monde devient« acteur ».  À part ça"rien à signaler". Tout est "sous contrôle".

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    La Plaisanterie de Kundera  m’apparaît aujourd’hui comme un grand livre du second demi-siècle européen. C’est un roman qui combine une extrême lucidité et une tendresse jamais mielleuse, exprimant la tragédie d’une époque avec un mélange d’humour sarcastique, de bonté et de poésie, d’une rare finesse.Surtout, j’ai l’impression d’y retrouver notre jeunesse avec tous ses ridicules et sa naïveté, mais aussi sa sincérité et sa juvénilité – c’est cela même : la juvénilité de la jeunesse y est montrée et c’est cela qui nous en fait pardonner les erreurs, sans trace de moralisme ni de mauvaise foi. 

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    Hodler77.jpgCe que je ressens de la peinture se résume essentiellement à cette formule : ceque je vois me regarde. Cela m’a pris vers quatorze ans avec Utrillo, dont lesrues hivernales, les murs décatis, le décor de théâtre désolé à petites silhouettes noires, le dôme vaguement oriental du Sacré-Cœur et les arbres décharnés, me regardaient et me parlaient, pour ainsi dire, mélancoliquement ; et de là me vient aussi le goût de certaines couleurs alliées, à commencer par un certain vert et un certain gris, la base fatale d’un certain blanc cireux (chez Courbet aussi, ou chez Vlaminck) et les bleus froids comme la douleur de solitude, enfin les rouges et les oranges de la sensualité dont le feu prend dans l’autoportrait de Munch découvert tant d’années après…

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    Questions à poser à une soirée chic aux gens qui se disent libérés: comment vivez-vousréellement ce vous appelez votre épanouissement-sexuel-à-tous-les niveaux? Oserez-vous en parler ce soir devant les Mortier ou les Moser ?  Pourrez-vous en parler sans gêne et sansricaner ? Et vos enfants se mêlent-ils à vos conversations à ce propos lors de vos barbecues ? Vos enfants vous ont-ils raconté leurs expériences hétéros ou homosexuelles ? Ainsi de suite: dans le genre des questionnaires à la Max Frisch.

    Le seul hic, c’est que nous fuyons les soirées chic…

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    Soljenitsyne77.jpg« L’homme est parfait ! »,s’exclame Alexandre Soljenitsyne dans la forêt moscovite où l’interroge le cinéaste russe Alexandre Sokourov, dans ses remarquables Conversations avec Soljenitsyne. Or quel écrivain, au XXe siècle, aura mieux vu et décrit l’imperfection humaine ? C’est tout le paradoxe de la vie et de l’œuvre  de ce nouveau Dante, furieux témoin des enfers et radieux lutteur, prophète fulminant et merveilleux témoin des « invisibles » qui ont souffert par millions sans voix pour le dire, mais aussi chantre de la simple vie, poète limpide de l’harmonie. 

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    On lisait dans Le Matin, la semaine passée, un grand titre annonçant qu’un Suisse sur quatre a déjà participé à une partouze. J’aimerais bien voir ça. J’aimerais bien savoir qui a été interrogé et comment cela s’est fait. Pour ma part, fréquentant un milieu de gens variés, plutôt émancipés par rapport  à la moyenne, mais pas vraiment délurés pour autant, que je sache en tout cas, je doute que, sur cent personne que je pourrais interroger, vingt-cinq aient déjà pratiqué l’amour à plus de deux ou trois, vraiment j’en doute. Si je ne prends que le personnel du Matin, est-il plausible que, sur 100 collaborateurs, vingt-cinq aient déjà partouzé ? Et sur les membres de larédaction en chef de 24 heures, laquelle ou lequel ?

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    Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

     

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    À La Désirade ce dimanche 26 juin. - Merveille de ces jours d’été. Bénédiction de l’aube et de la matinée, de la terrasse ombragée et des chants d’oiseaux. Merveille de tout cela simplement qui, le soir, semble vouloir s'éterniser.

  • Hohl

     

    Hohl3.jpg

      

     

    Malséant que tu es,

     

    de ton vivant tu n’existeras pas pour eux :

     

    ta vie dans un cachot les exaspère.

     

    Pour qui te prends-tu donc,

     

    Shakespeare de sous-sol,

     

    à flinguer Dieu au revolver -

     

    quitte à ne Le toucher qu’au talon,

     

    dis-tu en grimaçant.

     

    L’Esprit fuse pourtant de ta cave,

     

    et décape, et détone, et délivre.

     

    Fusée d’éclairs noirs

     

    au ciel blanc de la page.

     

    Notizen

     

    en escadrilles de croches pointées,

     

    ton Œuvre de furieux génie,

     

    telle la boîte noire de Kafka,

     

    telle la malle de Pessoa,

     

    irradie.

     

    Hohl2.jpg

     

  • Nobel sottovoce

    Modiano3.jpg

     

    Belle consécration pour Patrick Modiano, dont la « musique » romanesque a son charme et ses beautés. Mais quid du « format mondial » ?

     

    Un an après le Prix Nobel de littérature à la nouvelliste canadienn Alice Munro, qui constitua une véritable découverte pour beaucoup de lecteurs du monde entier, et dont le dernier recueil (Rien que la Vie, aux éditions de L’Olivier) vient d'ailleurs de paraître en traduction française, l’attribution du prix littéraire le plus prestigieux au romancier français Patrick Modiano semble accentuer la volonté  des académiciens de Stockholm de privilégier la « pure » littérature, après divers choix jugés trop « politiques ».

     

    Or Modiano a-t-il vraiment le « format Nobel » plaçant son œuvre au premier rang de la littérature mondiale ? Ne fait-il pas un peu « poids plume » à côté de grands écrivains vivants tels Philip Roth ou Milan Kundera, Ismaïl Kadaré ou JoyceCarol Oates, notamment ?

     

    À vrai dire, la question aurait pu se poser maintes fois, depuis le début du XXe siècle, à commencer par la consécration d’un Sully Prudhomme en 1901, alors que la liste des immenses« oubliés », de Tolstoï à Nabokov ou de Proust et Céline à Musil, relativise la validité de cette distinction académique dont un Sartre, entre autres, contesta la légitimité en refusant le prix.

     

    Au demeurant la question du « format mondial » ne saurait nous faire oublier les qualités  d’un romancier qui a son univers et son ton, comme on pourrait le dire d’un Simenon (lui aussi « oublié » par le Nobel), sa musique rêveuse et sa thématique accordée au passé plus ou moins trouble de la France sous l’Occupation, sa dramaturgie aux nombreux destins (souvent féminins) comme floutés et  peu à peu dégagés des pénombres de la mémoire, sa plasticité presque cinématographique et sa limpidité d’expression. Après le grand styliste Claude Simon et l’arpenteur-conteur de la « littérature-monde » que figure Le Clézio, Patrick Modiano verra donc sa musique de chambre jouée dans le monde entier. On a vu pire ambassadeur de bonne littérature, même si le « chant » du romancier, comme ses charmants bégaiements sur les estrades, reste un peu sottovoce…  



    Vient de paraître: Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Gallimard, 145p.

  • Mémoire vive (29)

     

    Léon.jpg

      

    À Rome, ce 19 mai 2009. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine en mémoire de Pier Paolo Pasolini faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...

     

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    Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la joue Fellini Roma, comme ce matin au Panthéon où l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY - et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dôme cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept scootéristes soudain surgis sur le parvis du temple des marchands - tout ce too much se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...

     °°°

    Guido Ceronetti me dédicace son dernier livre "Nulla, nessuna forza può rompere una fragilità infinita."

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    LUCY2011 023.jpgÀ La Désirade, en juillet de ce bel été. - J'ai été très touché ces jours, comme par une espèce de grâce, de voir ma bonne amie se mettre à la peinture, et y réussir aussitôt avec ce goût instinctif et très sûr qu’elle a toujours montré dans son approche de l’art ou de la littérature. Première huile sur toile : un parapluie vert. Elle travaille avec un tablier de jardinier. Pour enchaîner avec une nature morte que je trouve très vive, et un paysage dont je devrais être jaloux et qui me ravit plutôt, à l’opposé de l’affreux Ramuz qui, dès leur mariage, interdit à sa femme peintre d’exercer son art pour se concentrer sur des travaux plus typiquement féminins…     

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    Celui qui lira Céline jusqu’au bout de la nuit / Celle qui se voit déjà morte à crédit / Ceux qui remettent la féerie à une autre fois, etc.

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    Lisbonne.jpgÀ Lisbonne, ce 30 mars 2010. - On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille…

     

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    Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant leTage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.

     

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    Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux cechef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret - Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.

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    Le paradis est sous le drap du ciel. Le paradis est dans tes bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est ce matin gris suprême. Le paradis est une main sur une joue endormie. Le paradis est un regard qui s’éveille. Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de  petites filles pestes qui auraient passé la vingtaine. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

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    Il n’est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n’est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n’est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir - vois donc : il n’est que d’ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer…

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    10405638_10204453290039153_1797371443892251361_n.jpgTristesse de ce jeudi 13 mai 2010 – Ce jour de l’Ascension, je me réveille à 5 heures du matin, songeant aussitôt à Geneviève, lumière de L’Age d’Homme dont nous avons appris la mort par le journal et qui sera enterrée lundi prochain. Je me rappelle ce qu’a été la lumière de Geneviève dans les ombres et pénombres de L’Age d’Homme, de même que je me rappelle ce qu’a été la lumière de L’Age d’Homme dans ma vie parfois sombre, grâce à Dimitri et malgré ses ombres et pénombres à lui. Je suis triste, affreusement, du fait que cette lumière se soit éteinte et comme ça, au  milieu de tant d'ombres et pénombres, mais le seul nom de Geneviève, par delà les eaux sombres, n'en finira pas de nous éclairer. 

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    Celui qui écrit seul dans un phare désaffecté / Celle qui se réjouit d’aborder Plotin avec ses petits crevés / Ceux qui prennent tout leur temps pour faire ce qu’ils aiment dans une maison bien tenue, etc.

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    schlunegger.jpgUne paire de vers me revient tout le temps, qui m’est devenue comme un fragment de psaume se répétant malgré moi presque tous les jours: Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri / Merveille, je m’éveille…

    C’est le poète romand Jean-Pierre Schunegger qui en est l’auteur, Schlunegger que je voyais tous les jours, lorsque j’étais collégien, sur la ligne 6 du trolleybus reliant les hauts de Lausanne au centre ville, Schlunegger qui me faisait l’effet d’une espèce d’ours  en canadienne, avec sa serviette de prof et sa pipe éteinte, Schlunegger qui a vécu quelque temps dans le val suspendu de La Désirade, où il écrivit La chambre du musicien, Schlunegger qui s’est jeté d’un pont de la région - Schlunegger dont il ne me reste que ces vers:

    Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri /Merveille, je m’éveille.

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    Il m’arrive d’être las des murs immaculés du monastère, ma contemplation se lasse jusqu’aux rives de l’ennui, je laisse donc ma cellule et descends par les rues où Satan ne va même plus tant il se sent abandonné, mais au pied des murs tagués on fait des rencontres, Dieu m’est témoin, j’y ai retrouvé le bleu des cieux dans les yeux d’un voyou et de sa voyelle, on s’est raconté nos chutes, eux dans le doute et moi dans la certitude, et je les ai fait sourire quand je leur ai dit qu’ils étaient confiés l’un à l’autre et que ça me sauvait de les savoir au monde même à moitié crevés par la dope…

  • Mémoire vive (28)

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    Le mot CLAIRIÈRE me revient avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait - la neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit…

                               
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    Une fois de plus, à l’instant, voici l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’hiver bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu neigeux, l’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin mais qui le ressent les yeux ouverts...

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    À La Désirade,ce 9 février 2009. – Je vis tous ces matins le silence et la solitude du silence sous la neige, la solitude des choses que j’essaie de dire pour les faire se sentir moins seules, qui sait - comme si les choses que je nomme se trouvaient tirées de la nuit pour accéder à une plus palpable présence… 

     

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    L’impression parfois que plus rien n’a de sens pour personne – mais ce n’est qu’une impression.

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    Celui qui se marre tant que c’en devient drôle / Celle qui a une formidable réserve de blagues australiennes mais aucune mémoire hélas / Ceux qui ont le désespoir sémillant,etc.

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    Tu me dis que l’espace est la plus ancienne de toutes les choses, mais c’est la façon dont tu me le dis, à trois heures du matin, en plein nulle part, sur l’autoroute où j’ai longtemps dormi pendant que tu conduisais, encore plus seule que si je n’étais pas là – c’est cette intonation douce de ta voix qui m’a fait penser soudain qu’à cet instant précis nous donnions une chance à l’espace d’avoir moins froid…

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    Ne pas se laisser éteindre par les éteignoirs. Ne pas s'isoler non plus par orgueil.

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    10378142_10205221106273041_7705746167322863561_n.jpgDans le rêve le vieux marcheur me demandait si j’avais bien vu tout ce qu’il y a dans son désert, il disait mon désert et il insistait : mon beau désert, puis il se reprenait : notre beau désert, et pour lui faire plaisir, comme je dormais, je lui disais qu’il fallait bien ouvrir les yeux pour voir notre désert, et qu’alors on voyait un beau désert plein de choses invisibles quand on dormait les yeux ouverts – mais quel beau désert nous avons là, lui disais-je dans mon rêve, sur quoi je me réveillais et je voyais alors tout ce que nous ne voyons pas faute d’ouvrir les yeux…

     

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    À la lecture de Révérence à la vie de Théodore Monod, je me sens en complet accord avec ce que dit le vieil homme de l’esprit évangélique et de la vraie vie chrétienne non alignée. Voilà le type d’hommes que j’admirais en mon adolescence, pacifistes et réfractaires,cultivant la même soif de justice et de liberté d'esprit et de corps, tels le pasteur Pierre Volet de notre quartier des hauts de Lausanne et l’objecteur Louis Lecoin sur lequel je commis mon premier papier à quatorze ans, Morvan Lebesque mon chroniqueur mentor duCanard enchainé et ces autres maîtres à ne pas obtempérer que me furent un Brassens ou un Brel, un Albert Camus ou un Roger Martin du Gard. 

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    AntonTchékhov: "Lui-même se surprenait parfois à être un despote".

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    A l’éveil des ces jours inclinant au redoux on ne trouve pas de mots assez légers ni assez transparents mais qui évoqueraient à la fois le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin - des mots qui dévoileraient en voilant et qui parleraient sans prétendre rien dire que ce qui est…

     

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    10711011_10205199460691915_1495897915257152328_n.jpgCELA  serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux: dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère qui n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère au jardin du souvenir et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?        

     

    Tu me disais, grand frère, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand frangin que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ? Et qu’est-ce diable que CELA?

             

    Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.

             

    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

             

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

     

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    10712980_10205190569829649_4706951944167065306_n.jpgDe Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça…

     

    Images: Lady L. en Thaïlande et au Cambodge.

  • Mémoire vive (27)

     

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    L’insolent Alban Claret à son prof de philo : « Et vous faites l’amour comme vous enseignez, à coups de citations ? »

     

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    On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.

     

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    À La Désirade, ce 1erjanvier 2008.- On entre dans la nouvelle année comme en douce. Entre les heures, ou plutôt avant les heures on s'est éveillé dans la première lumière et c'est un nouveau jour qui s'offre - on le pense à l'instant: un jour de plus, mais dont le nom signifie un commencement, ou plutôt un recommencement qu'on accueille avec la même reconnaissance que tous les jours, comme un don.

    Je me penche alors vers ma bonne amie et de cela aussi je suis reconnaissant: qu'elle me sourie à l'instant.

    Nous sommes donc deux à accueillir ce nouveau jour et nous en réjouissons de concert sans le dire. Nous nous souhaitons cependant la bonne année. Nous sommes pleins de bonne volonté relancée et d'élans divers, résolutions variées de circonstance mais non moins sincères, pensées aux enfants et à tous ceux que nous aimons et on en oublie, bienveillance à tout le monde enfin on tâchera, on fera pour le mieux - enfin on espère.

     

    Aux fenêtres, dilué le rose de l'aube, le ciel est bleu liquide et les montagnes au-dessus du lac flottent comme hors du temps dans le silence enneigé où voici, ma douceur, ma vie, notre vie à la rive de ce nouveau jour.

     

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    Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…

     

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    Ludwig Hohl : « Celui qui n'a pas vu qu'il est immortel n'a pas droit à la parole. » 

     

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    Je revois,tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui  reconnais alors cette émouvante beauté qu'on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends : seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout de suite j’avais pensé : notre petite mère.

     

    C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi - en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait; et voici que, des années après qu'elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l'hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...

     

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    Elle vient toute seule on ne sait comment : tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait pas toujours comment. Mais  cela prend forme et requiert, aussitôt, uneformulation.

     

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    On pourrait ne lire que Proust. J'entends évidemment: Proust et Dostoïevski. Et quand j'écris "on", je ne parle que pour moi, ici et maintenant. Donc je n'en fais pas une règle générale du tout, pas plus que je ne restreins le club à quelques-uns. L'option est tout à fait libre et ouverte, pour user du jargon des temps qui courent, qui peut d'ailleurs changer demain où je dirai peut-être qu'on peut ne lire que Shakespeare, mais ces jours je m'en tiens à Proust et Dostoïevski qui me sont, entre tous, nécessaires et suffisants - à part tout le reste que je lis évidemment.

     

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    À La Désirade, en janvier. - Tout est à reprendre plus précisément, me dis-je ce matin à l'éveil. Tout est à dire plus exactement, comme c'est. Dire ce qui est comme on le perçoit et le ressent, tel quel. Sans hausser le ton. Sans chercher à plaire. En usant de mots d'usage courant, le plus possible, sans références, disons le moins possible. Avec des phrases claires et simples qui disent quelque chose à tout le monde.      

    Enfin quand j'écris tout le monde: jem'entends. Parce qu'il y a tout le monde et tout le monde. Je dirais plutôt alors: quelqu'un que la parlote laisse sur sa faim et qui aurait besoin de parler vraiment avec quelqu'un d'autre, exactement comme je lis et j'écris pour m'entretenir avec quelqu'un d'autre, même sans savoir qui c'est. Mais il est sûr qu'on a besoin - que tout le monde a juste besoin d'attention et que ça demande, justement, de l'attention de la part de qui en a besoin.

     

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    Ludwig Hohl: « Le vrai travail serait comme la mélodie d'un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d'autres orgues, et des orgues toujours plus grandes. Mais comment se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort ? Cela ne finit pas du tout. Car travailler, c'est, toujours davantage, ne pas murir; c'est se rattacher au tout. Travailler n'est rien d'autre que traduire ce qui meurt ence qui continue ».

     

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    Le ciel s’annonce en beauté par ces notes clairesqui égrènent partout la même allégresse comme neuve depuis mille fois mille anssur le même arbre d’où jaillit cet invisible chant de rien du tout du merle quinous remplit partout et toujours du même premier émerveillement.

     

     

    À Paris, ce 16 mars 2008. - La chose s'est faite ce midi sans aucune préméditation: j'ai retrouvé Dimitri après quinze ans de séparation. Je suis allé vers lui comme un somnambule, il m'a accueilli avec un sourire irradiant, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et j'ai éprouvé le sentiment, durant l'heure que nous avons ensuite passée ensemble,d'une sorte de rédemption.    

             

    Il s'en est fallu de peu: d'un mot de la Maréchale et,peut-être, d'un certain rayon de soleil tombant à ce moment-là dans cette allée de la grande halle du Salon du Livre, et d'un coup j'ai fait le pas: je me suis dirigé vers le stand de L'Age d'Homme où mon amie libraire Sylviane Friederich,que j'appelle la Maréchale, m'avait dit que Dimitri se trouvait à ce moment-là.

             

    La Maréchale savait que j'avais proposé à Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche suisse, à L'Age d'Homme, de rééditer nos entretiens de Personne déplacée, et qu'il l'avait accepté avec enthousiasme. Il me reste à composer la postface de ce livre, dans laquelle j'évoquerai autant l'aventure qu'a été celui-là autant que les raisons de ma rupture; et sans doute le livre lui-même, à paraître ces prochains temps, nous aurait-il rapprochés, mais je n'y ai même pas pensé au moment où, malgré ma sourde appréhension, j'ai décidé d'aller serrer la main à Dimitri.

             

    Personne, à part ma bonne amie, et peut-être Geneviève ou Dimitri lui-même, ne peut se douter de ce que ce geste m'a coûté et de la joiequ'il m'a valu. Jamais je n'ai regretté d'avoir quitté Dimitri et L'Age d'Homme, en 1994, sans quoi j'aurais certainement cessé d'écrire, mais tout ce qui a abouti à cette séparation, que j'ai détaillé dans L'Ambassade du papillon, n'est pas allé sans beaucoup de tristesse et de souffrance, de part et d'autre d'ailleurs.

             

    Geneviève et Dimitri ont été un peu ma famille pendant à peu près sept ans, à une époque où je vivais très seul; ils ont été un foyer où je me retrouvais presque tous les samedis soirs, bien au-delà de relations sociales à caractère littéraire. 

    Lorsque, en 1976,  Alexandre Zinoviev, chassé par les autoritéssoviétiques, a débarqué à Lausanne et, jouant sur les mots,  a parlé de "Nach Dom" (notre maisonen russe) à propos de L'Age d'Homme, je l'ai entendu  avec une résonance particulière en pensant, plus qu'à l'antre du Métropole et au catalogue de l'éditeur, à la maison sous les arbres des hauts de la ville où, tant de fois nous nous sommes retrouvés avec nos amis auxquels s'ajoutait le petit noyau de Gérard Joulié et Jil Silberstein, ou, par cercles élargis, un Richard Aeschlimann ou un Georges Haldas, les amis serbes de Dimitri aux fêtes de fin d'année, son père ou sa mère et tant d'autres amis écrivains. C'est là-haut, aussi, que j'ai vu grandir Marko aux monomanies passionnées, pour les poissons ou la finance; là aussi que la petite Andonia a réfracté la lumière de Geneviève. Bref, c'est bien plus qu'une maison d'édition que j'ai quittée, en 1994, lorsque j'ai confié le manuscrit de Par les temps qui courent à Bernard Campiche, avec lequel j'ai vite noué des liens amicaux réels et profonds: c'est un creuset de vie et d'affection, et de tant et tant de riches heures partagées.

             

    Or comme tant de fois, aussi, c'est le Dimitri lumineux, dense, intensément présent que j'ai retrouvé tout à l'heure, comme si nous nous étions quittés la veille...

                                                

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    Au bar du Mondrian, à l'angle de la rue de Seine et du boulevard Saint-Germain, ce soir, je me suis rappelé tant de riches heures vécues àl'enseigne de L'Age d'Homme, que j'ai ramassées comme des miettes de mémoire:

             

    Je me souviens de la couleur vieux rose des Impressions d'un passant à Lausanne de Charles-Abert Cingria, dans la Merveilleuse collection .

            

    Je me souviens des sarcasmes avec lesquels  Dimitri accueillait mes papiers aux relents marxisants de la fin des années 60, peu avant la parution de L'Inassouvissement.

             

    Je me souviens de la douce lumière jamais altérée du sourire de Geneviève.

             

    Je me souviens du génial Pétersbourg d'Andréi Biély, dont es yeux de poisson des abysses marins reflétaient un autre monde.

             

    Je me souviens de nos premières conversations à la Taverne des entrepôts, à propos desPossédés de Dostoïevski et de L'Inassouvissement de Witkiewicz.

             

    Je me souviens de l'avoir entendu dire à mon propos, à je ne sais plus qui, que je "revenais de loin"...

             

    Je me souviens de son immédiate antipathie à l'égard deNicolas Bouvier et Georges Borgeaud lui réclamant quelque argent.

              

    Je me souviens de sa surprise à me découvrir lecteur passionné de La Toile et le roc de Thomas Wolfe bien avant qu'il n'ait évoqué à nos soirées ce dieu de sa jeunesse.     

            

    Je me souviens de l'arrivée de Pierre Jean Jouve avec la Rolls du Beau-Rivage et de sa première exclamation devant les fauteuils décatis de L'Âge d'Homme: "Maladie ! Canicule ! Catastrophe !"

             

    Je me souviens de l'extraordinaire volubilité de Claude Frochaux à sa librairie des Escaliers du Marché, avant son arrivée à L'Age d'Homme.

             

    Je me souviens d'Algernon, premier fourgon gris souris deDimitri.

             

    Je me souviens de notre exultation à la sortie de mon premier livre, avec Dimitri et Richard Aeschlimann, et de nos agapes à la Brasserie Saint-Pierre de Pontarlier.

            

    Je me souviens des listes de projets de Dominique de Roux,de passage en courant entre Paris et Lisbonne, et signant au passageL'ouverture de la chasse aux fulgurance politiquement incorrectes.       

             

    Je me souviens d'une traversée magique de la Côte d'or, en1974 où, pour la première fois, sur la route de Paris, j'ai vu Dimitris'émerveiller devant la nature.

            

    Je me souviens de la mansarde de la rue de la Félicité, du côté des Batignolles,  que GermainClavien, auteur de la Lettre à l'imaginaire, m'avait prêtée pour quelques mois durant lesquels je m'échinai à dactylographier les premiers volumes du  Journal intime d'Amiel tout en découvrant, dans la bibliothèque de mon hôte, le Journal littéraire de Paul Léautaud.  

            

    Je me souviens de ma première visite à Pierre Gripari, dansson hôtel miteux du boulevard Port-Royal, et de la conférence particulière qu'il me fit dans le métro sur l'oeuvre de Marcel Aymé. 

            

    Je me souviens de mes grandes lectures solitaires de 1974,entre le parc Monceau et le Luxembourg, et de la flopée de papiers livrés la même année à La Liberté de Fribourg ou auMagazine littéraire sur L'Archipel du goulag d'Alexandre Soljenitsyne, Une rue à Moscou de Michel Ossorguine, Kotiv Letaev d'Andréi Biély, L'Homme à tout faire de Robert Walser,Passion d'Etienne Barilier, Chronique de la rue Saint-Ours de Georges Haldas, et tant d'autres découvertes le plus souvent liée à L'Age d'Homme.

             

    Je me souviens de ce que me dit Joseph Czapski lors d'une denos premières rencontres: qu'il avait été bien plus malheureux, amoureux àvingt ans, que dans le camp soviétique où il fut déporté.        

             

    Je me souviens de la véhémence avec laquelle Dimitri prit ladéfense de Soljenitsyne, devant un parterre de gauchistes de salon, à la Librairie-Galerie Melisa de Lausanne où Czapski exposa ses oeuvres pour la première fois. 

             

     Je me souviens de nos conversations à n'en plus finir, les samedis soirs dans la maison sous lesarbres, avec Gérard Joulié et Jil Silberstein.

            

    Je me souviens des desserts de Geneviève et des soiréesentières qu'elle passait sur la comptabilité de l'Age d'Homme pendant que nousrefaisons le monde...

     

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    Dans le TGV, ce 17 mars. - J'étais hier soir sur les rotules, au bout duquai du métro, lorsque j'ai vu là-bas ce type recroquevillé sur lui-même, seulet entouré de sacs de papier, dans la silhouette et le profil duquel il m'a semblé reconnaître de loin quelqu'un de ma connaissance, avant que je ne m'approche, et, de plus en plus nettement, que mon impression visuelle un peu floue ne se précise jusqu'à me faire reconnaître le présumé clodo en costume trois-pièces sous son pardessus couleur muraille: Jean le fou !  Jean Ziegler dans le métro ce dimanche soir, alors que tous deux, mais par des chemins séparés, nous revenions du Salon duLivre de Paris, mon cher Jean détesté de Dimitri, le soir même de mes retrouvailles avec celui-ci, Jean le gauchiste toujours tiré à quatre épingles,que je venais de prendre pour un SDF comme je le lui dis aussitôt pour le faire éclater de son rire tonitruant de descendant de croquants bernois - vraiment il ne manquait que cette dernière surprise du chef, après la bousculade des écrivains israéliens, les débats foireux, mes entretiens avec Amos Oz et Benny Barbash, mes vertiges d'agoraphobe, la rencontre samedi de mon éventuelle future éditrice et l'émotion dimanche de mes retrouvailles avec Dimitri, pourfaire de ce séjour pas comme les autres une espèce de date...                                                 

                 

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    Tu me demandes pourquoi j’aime les gens, mais regarde-les: regarde comme ils sont, là, dans cette foule du jour qui décline,regarde-les se regarder, regarde ces visages et comment leurs mains se rejoignent, ou regarde ceux qui sont seuls et qui attendent quelqu’un qui arrive soudain, regarde ces regards, regarde-les se pencher l’un vers l’autre, et ceux qui passent, ceux qui ont l’air tellement las, ceux qui te regardent avec l’air de ne pas te voir ou de ne pas l’oser - regarde si c’est pas beau, les gens…

     

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    Tout vient à la table ou sur la toile, dans le geste et le mouvement de faire. Toutvient par la lecture panoptique du monde. Les éclats ne sont plus mon fait. Nile mépris non plus. Toute agressivité sera défaite par elle-même. Je laisseraitoute violence se perdre dans mon doux sourire, dit la raison tranquille. Je ne me battrai plus jamais pour monter en puissance. Je reste avec les dieux paisiblesde mes parents, moi aussi.

              

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    Au Festival de Locarno, à laterrasse de Da Luigi. - Il y a de l'agorahelvète en cette terrasse de Da Luigioù, en arrivant  je suis allé serrer lamain du toujours modeste Fredi Murer, auteur de L'Âme soeur que l'on dit le plus beau film suisse du demi-siècle, à une table voisine de celle duConseiller fédéral Leuenberger se régalant visiblement d'un vitello tonnato,alors qu'hier soir c'était Jean-Stéphane Bron, réalisateur du mémorable Génie helvétique, qui se pointait ànotre table pour évoquer Un autre homme,le film de son ami Baier en compétition...

             

    Dans Le génie helvétique, précisément, dont Jean Ziegler m'a dit le plusgrand bien des observations pures de tout sermon idéologique, l'on voit parfaitement à quoi tient l'étrange mixture humaine qui fonde ce qu'on peut dire le bonheur suisse en son processus démocratique à ras le géranium, notamment quand la gauchiste écologiste rejoint le paysan de droite sur le terrain commun de la défense de la terre. Le bonheur suisse serait aussi ce cadre supérieur de Novartis plaidant contre le moratoire sur les OGM, dont il est question dans le film, qu'on voit marcher en montagne avec ses grands fils et qui rejoindra les lobbystes de son clan lors des délibérations finales sousla coupole bernoise. Le bonheur suisse passe par la mauvaise conscience qu'entretiennent, à juste titre, les livres de Jean Ziegler, autant que par la littérature et les films traitant de notre réalité. Un publicitaire a cru faire de la provocation en lançant la formule LA SUISSE N'EXISTE PAS, mais peut-être y a -t-il un zeste de vérité dans cette affirmation, me dis-je en pensant à la fiction composite que réprésente cet étrange pays, sans rien décidément d'une nation.

             

    En ce moment précis me rejoint Lady L. en sa blonde douceur de fille de Batave anarchisante et  de descendant de patriciens neuchâtelois recyclé dans le culturisme à l'américaine  et la mécanique automobile française. Or ma bonne amie ne jure ce soir que par Nanni Moretti dont elle a vu trois films d'affilée, qui lui ont donné envie de voir bientôt Rome - ce que Luigi ne laisse évidemment de saluer en nous offrant, en attendant, un double Americano...

     

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    C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble       et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.

     

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    À La Désirade, ce 1erjanvier 2009. - Une belle journée se lève sur La Désirade, où nous avons passé très paisiblement d’une année à l’autre. Ma bonne amie est toute douce et fragile ce matin, endolorie par une espèce de sciatique, et je me sens aussi un peu flagada, comme à chaque jour de l’An, plein d’attente plus ou moins anxieuse et de courage renouvelé, au seuil d’une nouvelle étape de notre vie que je nous souhaite belle et bonne.

    On entre donc dans la nouvelle année en douceur, malgré les sombres nouvelles qui nous arrivent  de Gaza. À croire que l’espoir porté par chaque nouvelle année doive se trouver entaché par une guerre ou une catastrophe plus ou moins lointaine, qui nous rappelle que le chant du monde ne va jamais sans le poids du monde. 

     

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    Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov : « Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous ».

  • Mémoire vive (26)

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    Qu’une famille ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans oncles, ni sans tantes qui sont des oncles au féminin. Blaise Cendrars en a fait la preuve par huit, et la théorie a été relancée par le grand (1m.92) historien Alfred Berchtold, que je  contresigne.

    Une saisissante photo sépia de ma famille maternelle est l’illustration par l’argentique que les oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. 

    Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…

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    Dürrenmatt3.jpgGénie de l’espèce volcanique, Friedrich Dürrenmatt écrivait comme un écolier follement appliqué, dont chaque paragraphe de sa petite écriture carrée était essayé et repris, révisé cent et mille fois au point qu’à son œuvre comptant trente volumes il faudrait en rajouter trente autres au moins de brouillons.

     

    Des récits fantastiques de La Ville aux romans policiers à double fond tels que Le Juge et son bourreau ou Le Soupçon, ou des pièces radiophoniques (la fameuse Panne) aux écrits récents mêlant paraboles et réflexions, en passant par l’essai politique (sur Israël ou sur la Suisse), les dessins à la plume et la peinture virulemment expressionnistes, cet immense bonhomme n’aura cessé d’approfondir les thèmes qui le hantent depuis ses jeunes années : l’individu perdu dans le grand labyrinthe, la corruption du pouvoir et de la justice par l’argent, la dilution de toute responsabilité dans le chaos de l’Histoire, l’entropie cosmique et l’autodestruction de l’humanité. Autant de thèmes qui traversent son théâtre, de l'increvableVisite de la vieille dame, qui continue de se jouer aux quatre coins du monde, à cette représentation de la folie humaine que figure Achterloo, sa dernière pièce.

     

    Pessimiste paysan, Dürrenmatt n’a jamais cru aux lendemains qui chantent du communisme, pas plus qu’il ne cédait aux sirènes d’aucune autre idéologie que la sienne, critique, de fabuliste à traits acérés. Comme il le disait avec son goût du paradoxe, ce rebelle plantureux, amateur de bons vins et de cigares Brissago, était devenu écrivain en Suisse « précisément parce qu’on n’y a pas besoin de littérature ».

    À l’époque où les grands de ce monde se moquent de la littérature tout en la citant dans leurs discours pour se faire bien voir, le grand Fritz était arrivé, en présence de Vaclav Havel, dans un mémorable discours mêlant la plus folle exagération et la plus juste perception du conformisme helvétique, à défier nos édiles au point qu’ils lui battirent froid au terme de la cérémonie. Nul hommage plus mérité !

    Convaincu qu’il est impossible désormais de démêler la culpabilité des fauteurs de tragédies, ce moraliste panique visait essentiellement à réveiller ses contemporains doublement menacés par la mort spirituelle et l’Apocalypse planétaire, avec les moyens d’un Jérôme Bosch à la sauce bernoise.

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    Dans le texte intitulé Trois jours, Thomas Bernhard   lance son moulin à paroles au fil de pages où il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». 

    Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».

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    Il est difficile de parler aux autres,mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-mêmes. Mais savoir quand on prie vraiment...

     Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à retrouver, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique,  ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire…

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    L’une de mes plus grandes joies, en tant que lecteur, a toujours été d’assister à l’éclosion d’une œuvre nouvelle. Dans un monde qu’Armand Robin disait celui de la «fausse parole», où la dévaluation et la prostitution du langage atteignent aujourd’hui des proportions babéliennes, l’émergence d’une voix réellement singulière, modulée en style sans pareil, me touche toujours autant que la redécouverte de tel ou tel grand livre. C'est dire que je ne cherche pas la nouveauté pour elle-même, mais l’expression, imprévisible à tout coup, d’une perception renouvelée des choses et des mots.

    Popescu.jpgJ’aurai vécu un tel choc à la découverte des livres de Thomas Bernhard, puis à celle d’Antonio Lobo Antunes, et plus récemment dans l’amorce d’un livre soudain jailli comme d’une source, sous la plume de mon ami Marius Daniel Popescu qui ne savait pas, il y a dix ans de ça, un mot de français. Or c’est à la cristallisation d’une langue-geste originale, d’un style à la fois limpide et percutant, et d’un art de la narration jouant sur l’expression orale et l’alternance de multiples strates vocales, qu’on assiste dans La Symphonie du loup, à la naissance de laquelle j’ai assisté de tout près après avoir entendu, au fil de nos virées nocturnes, cent et mille esquisses orales de ce qui, selon moi, devait faire un vrai livre, m’incitant alors à enjoindre mon ami de « casser le morceau ».

    Or le miracle s’est produit, car bien plus qu’un «récit de vie» ordinaire, c’est la transmutation d’un regard, à la fois candide et grave, et l’affirmation, tendre et violente, d’une perception poétique de la vie que représente ce livre enfin abouti après sept ans. 

    Popescu2.JPGDès l’ouverture, limpide et poignante, de La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du« socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, l’écrivain puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval littéralement crucifié par des ouvriers désœuvrés.

    En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine enfin le motif tout de  douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » plus ou moins pacifié.

     

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    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.   

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    On entend beaucoup de «voilà» dans le discours actuel, comme en d’autre temps on a entendu des «j’veux dire» ou des «tu vois ce que j’veux dire ?». 

    Or ce« voilà », plus catégorique, est significatif d’une époque où l’on ne se soucie plus tant de savoir si son interlocuteur « vois » ou pas ce que nous voulons lui dire. Chacune de nos phrases est ainsi ponctuée d’un « voilà » et voilà : c’est à prendre ou à laisser.

    Le metteur en scène Untel, sur France Culture, présente ce matin sa nouvelle réalisation donnée pour un must du festival d’Avignon. Et de préciser en toute simplicité et modestie : ce que j’ai voulu faire c’est simplement ceci, voilà. C’est simplement ceci et cela qu’il me semble important de faire aujourd’hui. Voilà. Je ne sais pas si nous y avons réussi, mais l’équipe y a mis toute son énergie,voilà.

    Et dans la foulée la comédienne Unetelle, qui tient le rôle-titre dansle spectacle d’Untel, témoigne à son tour : moi aussi je pense que c’est important aujourd’hui de dire ceci et cela et de donner du sens au faire.Voilà. Voilà : c’est le sens du spectacle de Jean-Fabrice. C’est ce que nous avons tenté de montrer, modestement, mais avec toute notre énergie, voilà.C’est vraiment ça que nous avons voulu montrer en toute modestie et simplicité.Voilà…

     

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    Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

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    Suisse8.jpgCelui dont on a traité la vocation artistique aux électrochocs / Celle dont les yeux pers ont troublé divers gars du bourg / Ceux qui s’endorment dans le cinéma désert, etc.

     

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    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petits fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que «les bœufs ont l’air de sucer et de ressuer constamment un caramel », à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que « bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère ».

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne, et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les « minutes heureuses ».

     

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme unsurcroît de présence: « Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent ». Ou bien: « Lesoir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable ».
    Ou encore: « Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière ».

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    De quel peintre invisible sommes-nous les modèles ? De quel photographe de mode, les top models ? De quel concepteur d’events les intervenants prenant la pose ?

    Ces graves questions, je me les pose  en considérant la notion de posture intellectuelle qui s’est introduite dans le langage courant de ces dernières années.

    Il y a une trentaine d’années de ça, la question qu’on nous posait sur un ton plus ou moins péremptoire était : d’où parlez-vous ? On ne parlait pas alors de posture mais au plus de position : il fallait préciser sa position. C’était certes moins cool qu’aujourd’hui, mais enfin on était supposé faire corps avec sa position : dire d’où on parlait signifiait qu’on se situait intellectuellement ou politiquement parlant. J’ai toujours refusé, quant à moi, de dire d’où je parlais, mais c’était mon affaire personnelle et vitale, contre ce que je croyais une police de  la pensée et de la parole.

    Or nous n’avons même plus à dire, désormais, d’où nous parlons. Ce que nous disons ne fait plus corps avec ce que nous pensons ou ce que nous sommes: nous n’avons plus qu’à nous positionner en fonction de l’image que nous souhaitons donner durant notre quart d’heure ou notre quart desiècle de célébrité: nous nous réduisons à des postures.

     

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    Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté ; et ce mot me sauve alors : ce mot de beauté.

    Aussi, ces carnets m’aident à me retrouver, chaque jour après l’autre, c’est le bout de bois flotté à quoi je m’accroche pour ne pas sombrer.

     

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    Shakespeare7.jpgSa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. Tandis que la poésie est un acte.

     

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    Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toisans que cela te dérange le moins du monde, etc.

     

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    Amsterdam, ce dimanche 14 octobre 2007. - Petit bonheur soleilleux au coin du canal, avec ma bonne amie. De sombres prophètes nous annoncent la fin du monde, et nous dégustons nos frites au Rembrandt's Corner, dans la rumeur des braves gens, des enfants et des petits canots à moteur qui sillonnent les canaux. Tout à l’heure, il m’a semblé reconnaître la maison de Lieve Joris, et du coup je me suis rappelé notre rencontre et notre virée sur les hauts du col de Jaman où elle m’avait raconté sa rencontre et sa virée à Amsterdam avec V.S. Naipaul, avant de nous retrouver à la terrasse de l’auberge de Sonloup où elle avait reçu un appel du Kivu, de son ami chef de guerre  à la frontière du Congo…

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    Je ne cesse de vivre deux ou trois voyages en même temps alors que nous nous baladons par les rues d’Amsterdam, et cet après-midi au Rijks où nous sommes restés deux petites heures, avant de nous reposer et de lire dans les cafés. Justement j’ai repris la lecture deVertiges de W.G. Sebald, constitué de deux ou trois voyages imbriqués où l’errance de Stendhal en quête de bonheur, celle de Sebald lui-même sur les traces du docteur K., et ensuite celle de Kafka lui-même, ne cessent d’interférer ou de diffuser en résonance.

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    Je me sens très seul à penser comme je pense, mais ce qui compte est de persévérer en toute sincérité et bonne foi, contre toute distraction et tentation desuivre telle mode ou telle toquade passagère. Je sais ce qui est bon pour moiet ce qui est néfaste. Je sens, plus encore que je ne sais, ce qui est vrai etce qui est du toc, ce qui sonne juste et ce qui sonne faux.

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    Oiseau0001.JPGLa Haye, au Mauritshuis. - Pluie mouillée ce matin sur La Haye, à travers laquelle nous marchons jusqu’au Mauritshuis, l’un des plus jolis musées que j’aie jamais visités. Une exposition consacrée au portrait de l’âge d’or de la peinture hollandaise occupe tout l’étage supérieur, où nous nous attardons longuement après avoir passé pas mal de temps à tourner dans les salles du premier étage où s’alignent d’autres merveilles, du Petit chardonneret de Fabritius à une dizaine de portraits de Rembrandt et, que j’attendais impatiemment de voir, à la Vue de Delft de Vermeer au deuxième plan de laquelle luit humblement le petit pan de mur jaune de Bergotte.

     

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    Celui que le chant du merle aide à supporter sa condition de chômeur en fin de droit / Celle qui aime servir des cafés serrés aux matinaux de la Gare centrale / Ceux qui ont une salive intensément sexuelle, etc.

     

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     Je suis tranquille à proportion de l’amour irradiant ma vie, de moi aux autres et des autres à moi. Mais quand je dis moi ce n’est pas du tout par égoïsme ni même par égotisme, non ce moi est largement ouvert, tout à fait conscient de n’être qu’une parcelle infime d’un Moi plus ample et plus profond, englobant tous les corps et toutes les âmes.

     

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    Camperduin, ce 19octobre. - Il a fait ce soir un vent a décorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle était bonne et bienvenue, cette formidable gifle a répétition du grand air de mer, après la traversée de l’immense plaine s’étalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forêts de chênes de l’arrière-pays de Zandvoort.

     

    Je restais encore dans l’émotion du petit pan de mur jaune, retrouvé hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolatés de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’écumes arrachées aux croupes des vagues enragées. Le présentrugissait après la vieille mélodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailesau lendemain de l’éternelle rêverie devant le petit pan de mur jaune que j’aidécouvert pour la première fois tel  que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…  

    Si souvent j’ai repensé, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle présence frémissante… le revoici plus que réel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…

     

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    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

     

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    La vieille angoisse d’avant l’aube m’avait repris devant la mer encore noyée dans le noir du nord, une bribe de phrase m’était revenue de la confusion d’un dernier rêve…Eh oui, quand on s’est adossé au fleuve du Temps… Alors je me suis rappelé où nous nous trouvions avec L. dont la mère s’était réfugiée sur une île proche dans une période difficile de sa vie, puis une première clarté s’est délayée dans l’obscur et, comme posées dans la brume, les bêtes en sommeil réapparurent de loin en loin, et le tableau d’une infinie douceur se recomposa tout entier comme un désert aux couleurs montant peu à peu, le vert blanchi de givre des polders, de loin en loin les éclats de miroir de l’eau gelée, là-bas les taches de rouille des petits étangsaffleurant le brouillard d’où surgissait à peine les ailes d’un moulin àl’ancienne, la ligne orangée du levant et le bleu laiteux de la grande toile pure de cette aube, et tout proche maintenant ce cheval immense semblant scruter ces deux matinaux, ces flocons de laine des moutons de loin en loin, de temps à autre un vol de canards s’arrachant au petit canal jouxtant le sentier spongieux, enfin cet inimaginable dromadaire bougeant lentement dans la lumière irréelle de ce nouveau jour où notre pas s’accordait à celui du Temps…