UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Ceux qui ne pensent qu'à ça

    Animalo02.jpg

    Celui qu’a toujours obsédé la Colombe de Bâle / Celle qui ne pense qu’achats / Ceux qui rêvent de faire pouffer Mona Lisa / Celui qui fait le vide par le plain-chant / Celle qui rougit en avouant qu’elle tire le diable par la queue / Ceux qui n’auront jamais couché que leurs dernières volontés / Celui qui a fini par épouser la veuve Poignet / Celle qui n’avouera jamais à son psy son rêve du minaret à col roulé / Ceux qui répètent volontiers que tout est pur à ceux qui sont purs / Celui qui ne s’est jamais vanté de ce que vous croyez / Celle qui ne pense jamais à mâle / Ceux qui ont fait vœu de tasse de thé / Celui qui rempile Wonder / Celle qui affirme que ces choses-là ne l’intéressent pas du tout du tout n’est-ce pas Yolande ? mais alors du tout du tout du tout / Ceux qui ne situent pas le marathon à ce niveau-là / Celui qu’on a surnommé Le Bouc mais rien ne le prouve dans le canton / Celle qui déclare à l’Abbé Glapion que son homélie l’a fait jouir / Ceux qui affirment que leurs enfants ne penseraient jamais à ça mais vous vous rendez compte / Celui qui insinue que Tintin cherche quelque chose en courant après le yéti /  Celle qui sublime en dansant la bourrée / Ceux qui en parlent à tort et à travers faute de le faire / Celui qui a rangé ses outils au fond du jardin / Celle qui lit le Dialogue des chieuses de Pierre Louÿs et ne trouve pas ça joli-joli / Ceux qui se disent au-dessus des sous-entendus relatifs aux dessous de la sous-secrétaire d’en dessus / Celui qui a le complexe des dupes mais une maman rien qu’à lui / Celle qui s’y entend à démêler les nœuds / Ceux qui pissent dans le violon sans tirer l’eau ces saligots, etc.    

     

     

     

  • Notes d'insomnie

    medium_Czapski13.JPG

    Insomnie I. – CELA m’empêche de dormir et c’est bien : je reconnais CELA pour mon bien, CELA ne se dit pas, qui advient lorsque je me retourne ou me déporte. CELA est mon indicible et ma justification non volontaire.

    Angoisse. – Je me dis qu’elle n’est pas de moi et précisément : elle est en moi le plus que moi qui me taraude, m’interroge et me porte à faire éclater ce moi trop étriqué et trop personnel. Par elle je renoue avec le fonds impersonnel qui procède de la personne mystérieuse. CELA est ma zone sacrée.

    Blanchot. – Longtemps je me suis couché sans le lire, mais ces nuits de bonne heure j’ouvre L’Amitié comme un recours secret. Je ne désire en parler à personne. Leur culte m’a fait me tenir à distance tout en le lisant en douce de loin en loin, lui en son moi nombreux, son silence clair, tellement doucement éclairant.

    Mondanité. – Tenue de ville exigée. Dressing code. L’endroit où il faut être. Toutes ces formules d’un théâtre nul me remontent à la gorge en lisant Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Cela même que je fuis avec Walser et Bartleby à travers les taillis et le long des arêtes.

    Grimace. – Le fantasme est grimace, qui n’est même pas un masque. Celui-ci serait pudeur ou protection, allusion à autre chose, même pulsion pure, tandis que le fantasme est sans histoire, j’entends le fantasme sexuel numérisé et mondialisé qui ne raconte rien mais branle la multitude.

    Bartleby. – L’esquive de celui qui refuse de jouer ne me suffit pas. Je serai l’ennemi de l’intérieur. Je sonderai la bauge et m’en ferai le témoin. Ils croient m’avoir mais je leur souris au nez : je réponds à leur parole vide par mon silence songeur. Je mimerai leur vulgarité et leur platitude. Je vis tous les jours ce grand écart entre la substance et l’insignifiance.

    Du non intérieur. – La Daena, de l’angéologie iranienne, est le modèle céleste à la ressemblance duquel j’ai été créé et le témoin qui m’accompagne et me juge en chacun de mes gestes. Au moment ultime je la verrai s’approcher de moi, transfigurée selon la conduite de ma vie en une créature encore plus belle ou en démon grimaçant. Ma Daena n’attend chaque jour qu’un petit non qui soit pour elle une pensée belle. Elle attend ta conversion matinale, me dis-je en lui souriant, puis je l’oublie en attendant demain qui m’attend, mais je garde en moi ce petit non que j’oppose à tout moment à ce qui risque d’enlaidir ma Daena…

    Insomnie II. – CELA est à la fois le butoir et l’échappée. Tout vise à l’esquiver ou à l’acclimater dans la société du non-être, mais CELA me tient présent. Telle étant l’injonction secrète de CELA: rester présent.

     Joseph Czapski, huile sur toile.

  • Ceux qui visent le Bonus

     

    Bancomat.jpg

    Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier /  Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs / Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros à Davos / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épousé un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour faire chier les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran interposée / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street /  Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie  / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pisser le dinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs / Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense Madame Schlup / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc.

     

  • Ceux qui vont de colocs en colloques

     

    pla-8.jpg

    Celui qui a rencontré  Liz Norton à la coloc de Salamanque l’année de la chasse aux étourneaux / Celle qui se rappelle le brouillard de Salamanque dont seules les têtes des passants émergeaient comme dans une toile de Magritte / Ceux qui se sont mis ensemble pour dire à Fabien le Français arrogant de mieux nettoyer la baignoire après ses bains interminables / Celui qui a partagé à Tübingen la chambre d’un futur serial killer alors passionné de poésie érotique japonaise / Celle qui a pleuré lorsque le Français arrogant lui a lancé qu’elle était juste bonne à se faire mettre en cloque par un des mecs de la coloc / Ceux qui ont fait connaissance à la coloc de Valladolid où ils ont approfondi une première fois la thématique de la fameuse Controverse dont certains sont devenus spécialistes plus tard et se sont retrouvés en divers congrès / Celui qui a fait pas mal de pays aux frais de la fac de lettres de Bologne /  Celle qui a fait voter un fonds spécial pour ses voyages en Chine où elle a fait mieux connaître les premiers poèmes de Gustave Roud l’esthète des sous-bois / Ceux qui ne vont plus qu’aux colloques offrant l’hébergement avec piscine / Celui qui connaît tous les spécialistes mondiaux du Canto XIII de la Commedia de Dante dont il a lui-même proposé une relecture au niveau des substructures latentes / Celle qui répète volontiers à ces dames du salon de coiffure Chez Rita que son professeur de mari ne lui dit rien de ses rencontres extras de conférencier souvent absent  mais lui rapporte à chaque fois son petit cadeau / Ceux qui se sont brouillés à Berkeley au symposium sur le Lien et ont renoué à Nantes au colloque sur la Séparation / Celui qui a beaucoup travaillé sur les écrits attribués à Kilgore Trout avant de rencontrer la veuve de Kurt Vonnegut qui lui a révélé la vérité dont il tirera un article sur le thème du refoulé mystifiant / images-4.jpegCelle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de  Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité /  Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public  / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel / roberto-bolano-blanes-2.jpgCelui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin  pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.  

     

    2666.jpg(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)

     

  • Présence de Philippe Jaccottet

    Jaccottet.jpg

    Révérence amicale au poète, qui a franchi, le 30 juin, le cap des 95 ans... 

     

    C'est un des grands poètes vivants de langue française que Philippe Jaccottet, dont l’œuvre fut la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon le 30 juin 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, aux  modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.

     

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre, cette année-là...

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

     

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

     

    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

     

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

     

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

    Jaccottet5.jpgAnne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ? 

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

     

    Jaccottet02.jpgMusique du silence. Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dane le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

     

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Morandi3.jpgRévélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

     

    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

     Phlippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.