UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Deux exilés de l'intérieur

    Tucholsky01.jpgKraus01.jpg

    À propos de Kurt Tucholsky et Karl Kraus.        

    Proches, autant par la révolte qui les dresse contre l'ordre bourgeois et l'Europe en pagaille, que par leur origine juive, leur situation d'"exilés de l'intérieur" et leur verve satirique, le Berlinois Kurt Tucholsky et le Viennois Karl Kraus différent considérablement, en revanche, par leur thématique et la portée de leurs oeuvres: la première est d'un moraliste, polémiste engagé de grand talent, tandis que la seconde, plus difficile d'accès, apparaît comme celle d'un penseur aux formules fulgurantes, atteignant parfois au génie du verbe.

    Excellemment présenté par Eva Philippoff qui s'est adjoint, pour la traduction, la collaboration de J. Brejoux, Apprendre à rire sans pleurer réunit un peu plus d'une cinquantaine de textes satiriques, de morceaux d'humour et de réflexions plus graves, de "broutilles" - proches de l'aphorisme - et de poèmes, dont l'ensemble forme une bonne introduction à l'oeuvre de Tucholsky.

    Né en 1890 à Berlin, élevé dans la climat de la bourgeoisie juive libérale, Kurt Tucholsky inaugure sa carrière littéraire à dix-sept ans avec un article stigmatisant l'incompréhension manifestée par Guillaume II à l'égard des arts. Des études de droit, entreprises  à contrecoeur, fonderont par la suite ses vues en matière sociale, lui permettant notamment de s'en prendre, en connaissance de cause, à la justice de plus en plus véreuse de la République de Weimar. De ses débuts au Vorwärts social-démocrate, au plus chaud de la lutte, juste après la Grande Guerre, dans les colonnes de la Weltbühne, Tucholsky défendra des positions qui ne cesseront de  se radicaliser. Son itinéraire politique, littéraire et moral, apparaît essentiellement comme celui d'un homme déçu.

    Un franc-tireur

    Tucholsky02.jpgDéçu par ses compatriotes qui, après les affres de la guerre, n'ont cessé de réarmer; déçu par l'Allemagne qu'il vitupère en bloc dans son pamphlet le plus corrosif, Allemagne, Allemagne par-dessus tout ! ou qu'il caricature par le détail, n'épargnant ni le bourgeois-type, épinglé sous les traits de M. Wendriner, aux sains principes et à la panse gonflée de bière Pilsen, ni les visées de la petite-bourgeoisie ("Le destin de l'Allemand: être debout devant un guichet; l'idéal de l'Allemand: être assis à un guichet), déçu enfin, et définitivement, par la montée du nazisme. Exilé en Suède, désespéré et sans ressources, il mettra fin à ses jours en 1935.

    Dans la foulée de l'art satirique - du pamphlet à la chanson de cabaret - tel qu'un Heine avait revitalisé en Allemagne, Tucholsky dispose d'un très large registre, qui lui permet de fixer d'innombrables scènes de la comédie humaine, soit par le dialogue cocasse, soit par le portrait (celui d'un certain Hitler ne le cède en rien à celui du "premier de classe", soit encore par le libelle ou l'épigramme. Un franc-tireur, un moraliste isolé, un humoriste au rire doux-amer de philosophe écoeuré par la violence et la bêtise humaine: il y a de tout ça chez Kurt Tucholsky.  

    Il est bien singulier que, mis à part Les Derniers jours de l'humanité, gigantesque épopée théâtrale, Les Invincibles, où est décrite la lutte des ouvriers viennois et fustigée la corruption de la presse et de la police, ou encore La Troisième nuit de Walpurgis (datant de 1933 mais publiée en 1952 seulement), qui condamne les menées de l'hitlérisme, l'oeuvre de Karl Kraus (1874-1936), ennemi juré du journalisme avili, tienne en fait, pour partie majeure, dans la collection de son célère journal Die Fackel (Le Flambeau), fondé par lui en en 1899 et qu'il rédigera seul à partir de 1911.

     

    Cette revue à la fois littéraire - accueillant par exemple les premiers poèmes de Georg Trakl -,  politique, satirique et philosophique, dont les numéros rouge sang font trembler ou jubiler les intellectuels viennois de l'époque (où voisinent Franz Werfel, Sigmund Freud, Otto Weininger ou Robert Musil), comptera 922 livraisons comptant 30.000 pages. C'est de là que sont tirés les Dits et contredits traduits et présentés par Roger Lewinter, hélas sans encadrement critique. Karl Kraus est de ces écrivains qui se définissent "en situation", en réaction à un état de faits circonstanciés qu'il eût été opportun de situer et commenter pour faciliter la tâche au lecteur. Celui-ci pourra, néanmoins, se reporter au considérable (et fort coûteux) Cahier de l'Herne consacré à Karl Kraus, à moins qu'il ne mette la main sur l'ouvrage de Caroline Kohn, Karl Kraus, le polémiste et l'écrivain défenseur des droits de l'individu (Didier, 1962).

     

    La lutte pour le verbe

    LKraus02.jpgui aussi polémiste, Kraus l'est cependant tout autrement que Tucholsky, sa lutte se situant d'abord et avant tout au niveau de la langue et du verbe, avec lesquels il entretient une relation de poète pour ainsi dire organique.

    La perversion du langage, à ses yeux, est aussi bien le signe de la décadence sociale que de l'effondrement des structures internes de l'individu. Or cette dégénérescence est visible, plus qu'ailleurs, dans la presse. "Ce que la vérole a épargné sera dévasté parla presse", affirme-t-il comme le fit en Russie, quelques années plus tôt, un Vassily Rozanov. Et ce n'est pas qu'une boutade: pour Karl Kraus, en effet, défenseur du classicisme, traducteur d'Aristophane et de Shakespeare, admirateur de Goethe et  de Nestroy, formidable écrivain lui-même, le langage de plus en plus dépersonnalisé de la presse, l'effet dissolvant de sa pensée au rabais, et la diffusion des idées générales qui en découle, sont autant de signes avant-coureurs de l'avènement d'un nouvel homme conditionné, prêt à suivre le premier démagogue.

    Contre tout ce qui procède des idées reçues, contre les principes non ressaisis par la réflexion individuelle nourrie de sa propre expérience, Karl Kraus agit par le langage lui-même, de l'intérieur. Ses aphorismes ne sont pas tous convaincants, loin s'en faut. Mais tout se passe, à leur lecture, comme plus tard à celle d'un Wittgestein: où ce qui compten'est point tant la "vérité de la chose dite", mais plutôt le mouvement libérateur de l'esprit visant à la conquérir.

    Kurt Tucholsky, Apprendre à rire sans pleurer. Aubier/Montaigne, coll. Bilingue.  

    Karl Kraus, Dits et Contredits. Champ Libre.

     

    (Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 5 juillet 1975) 

     

  • Ceux qui réseautent

     

    Agent.jpg

    Celui qui ne partage son carnet d'adresses qu'avec ses amis virtuels / Celle qui suit la trace de l'écrivain à succès sur Twitter en rêvant de se faire plus tard un Skype PVT / Ceux qui ont perdu tout sens de l'amitié en s'en réclamant sur Facebook /Celui qui brandit son nouveau livre comme une carte de visite à valeur ajoutée / Celle qui pense d'abord social et ensuite seulement randonnée au Toggenbourg / Ceux qui voyagent intelligent sur la Toile et en Auvergne réelle / Celui qui a exclu Micheline de son réseau au motif qu'elle triangulait ses messages persos / Celle qui se fait un plan Découverte du bocage / Ceux qui se disent en recherche sans repérer l'ashram dans le brouillard / Celui qui est en contact permanent avec tout ce qui compte dans les médias jurassiens / Celle qui a rêvé de la gloire sans la rencontrer et la poisse sans la chercher / Ceux qui évaluent le potentiel manageurial du village englouti / Celui qui va au McDo pour le wi-fi / Celle qui se lave les dents à l'eau salée et l'annonce franchement sur Facebook / Ceux qui connaissent tant de chansons entraînantes qu'avec eux les vacances en Aveyron finissent par craindre / Celui qui sait encore au Lubéron quelques bleds épargnés par les bourgeois bohèmes / Celle qui randonne toujours avec un flyer documentaire / Ceux qui ont intégré le Réseau sous le pseudo collectif de Maveriche Galmic / Celui se demande si ce n'est pas Gilda Macache qui se planque sous le pseudo de Claude am Schlucht / Celle qui cherche sa part d'aventure en se risquant sur Meetic / Ceux qui se sont rencontrés au McDo le jour de la panne de wi-fi provoquée par un hacker salafiste / Celui qui se fait un look Aéropostale après sa période Petit Prince franchement dépassée / Celle qui trouve une belle austérité montagnarde au plateau de tourbe / Ceux qui le soir à l'étape  se montrent des photos sympas / Celui qui fait les poches des pèlerins de Compostelle aux étapes de grande affluence / Celle qui préfère encore les pèlerines de poil de chameau aux "frères" l'appelant "notre soeur" / Ceux qui ont foutu le feu à la garrigue en évoquant l'incendie spirituel du Chemin / Celle qui pensait que les réactionaires étaient des avions / Ceux qui reviennent à Reiser comme d'autres à leur foi d'enfants que-tout-émerveille y compris les étrons d'ânes en période pascale / Celui qui ne passe plus que 24 heures par jour sur Facebook / Celle qui modère le Groupe Surpoids / Ceux qui se tiennent les coudes sur la Toile / Celui qui pêche sur Twitter et conclut par Skype / Celle qui se tortille sur le Réseau en bas résille /Ceux qui réseautent même en dormant sans cesser de ronfler pour autant, etc.             

     

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui prennent un tournant

    Rahmy15.jpg

     

    Celui qu'elle a laissé seul aux Urgences quand il a décidé de quitter Joséphine / Celle qui ne pouvait pas manquer le nouvel épisode des Experts et s'en est donc remis aux Hôpitaux pour le problème cardiaque de son conjoint d'ailleurs sujet aux intermittences du coeur depuis le décès de sa mère / Ceux qui préfèrent changer de vie  plutôt que de parti malgré les options errantes du Président / Celui qui fait dans le couloir des Urgences des observations à caractère socio-psychologique sur lesquelles il reviendra dans  le Cher Journal qu'il tient à l'insu de sa conjointe Joséphine /Celle qui se demande ce que signifient les croix au crayon notées des les marges du cahier de son conjoint qu'elle consulte régulièrement à son insu pour voir où il en est avec la foi en Jésus / Ceux qui ont résolu de vivre avec l'idée d'un infarctus mortel menaçant le maillon faible du couple /Celui qui médite ce matin sur la notion d'entéléchie selon Leibniz dont la lecture le booste à chaque fois qu'il y revient / Celle qui pense surtout à l'accomplissement de sa journée au niveau gastro / Ceux qui trouvent les ambiances des enterrements globalement plus sincères que des mariages / Celui qui baisse la tête pendant que la cheffe de projet détaille les changements organisationnels à venir en matière de gestion des lavabos / Celle qui est vexée de ne pas comprendre tous les sous-entendus personnels et inter-personnels du nouveau consultant de l'Entreprise en difficulté / Ceux qui rongent leur frein en préparant le coup d'accélérateur qui sortira leur couple de l'ornière / Celui qui tirait des plans sur la comète avec sa future belle-mère fortunée quand sa future ex a décidé d'entrer chez les Ursulines /  Celui qui a bu l'eau du bain avant de réchauffer le bébé au micro-ondes / Celle qui pense recourir à la force si la partie conjugale adverse s'enferre dans ses mesquineries syndicales / Ceux qui expliquent à Jean-Patrice qu'il pourrait servir de fusible dans la relance de leur couple /Celui qui parle de procrastination à sa conjointe toujours impatiente de conclure / Celle qui a l'esprit d'escalier en matière d'orgasme même platonique / Ceux qui gèrent le consensus sensuel  du groupe au moyen de discussions franches arrosées d'alcool de poire / Celui qui change à  vue d'oeil sans changer de boxer et ça aussi se remarque au bureau / Celle qui s'attarde dans la boutique Au temps perdu où elle fait l'acquisition d'un baby doll vintage /Ceux qui à la réunion annuelle des Proust québecois s'accordent à penser que porter un tel nom n'est pas moins dommageable au plan de la crédibilité que de s'appeler tous Bush ou Blair / Celui qui se transforme à vue sur le film passé en accéléré par son oncle jaloux de ses performances précoces mais actuellement sur le déclin genre Federer sexuel / Celle qui n'a pas changé plus que la Suisse après son lifting bancaire / Ceux qui ont changé de conjoints mais pas de valeurs fondamentales au sens reconnu par la communauté internationale et alliés, etc.   

     

    Image: Lucian Freud          

  • Un roman d'une âpre beauté

    Damien Murith.jpg

     


    Une sombre merveille, sous le titre de La Lune assassinée,  marque l'entrée en littérature de Damien Murith.

    Nul doute que ce joyau d'écriture et d'émotion constituera un moment fort de la rentrée littéraire romande. En à peine plus de cent pages, mais d'une intensité dramatique et d'une densité poétique rares, ce roman cristallise une tragédie domestique qu'on pourrait dire hors du temps et des lieux alors même que le passage des saisons y est fortement scandé, dans un arrière-pays où cohabitent paysans et ouvriers.

     

    Le drame se joue dans un village aux traits immédiatement accusés en prologue par une seule longue phrase expressionniste soudant les plus sinistres images et le présentant "comme une teigne, avec ses maisons basses que mangent les vents", au milieu d'une vaste plaine s'étendant à l'infini "comme les reste d'une promesse", tandis que ses gens apparaissent "usés, râpés, cassés, la figure creuse, la douleur muette", bref de quoi faire fuir l'étranger de passage, qui va s'y attarder cependant autant que le lecteur parce que la vie y pulse et y palpite contre toute attente.

    Le plus étonnant en effet, dans ce récit en deux parties constituées chacune d'une quarantaine de séquences narratives parfois très brèves (jusqu'à deux lignes sur une page), c'est qu'y cohabitent la plus noire dureté et quelle sensualité partagée entre de splendides évocations de la nature et des scènes à caractère sexuel à la fois explicites et sans complaisance.

     Le drame relève à la fois des passions humaines et de la fatalité. Il survient dans la configuration familiale conflictuelle  par excellence, opposant, autour du fils, la mère et la jeune bru. Pierre et Césarine sont mariés depuis six ans. L'homme travaille à l'usine voisine. La Vieille hait "la petite", en laquelle elle voit une créature du diable depuis la mort de l'enfant du jeune couple, mais n'en disons pas plus, sinon qu'au triangle familial s'ajoute la pièce rapportée de "la garce" à la très entêtante présence érotique.       

    Ce roman pourrait se passer dans nos contrées ou  à peu près n'importe où, au XXe siècle ou aujourd'hui. À vrai dire, l'essentiel de La Lune assassinée déjoue ce genre de repères même si l'on pense, littérairement parlant, à l'âpreté terrienne des premiers romans de Ramuz (Aline et Jean-Luc persécuté, plus précisément), aux nouvelles acides de Campagnes de Louis Calaferte, aux récits véristes siciliens de Giovanni Verga ou aux plongées en Irlande profonde de William Trevor ou John Mc Gahern.

    Jouant sur l'ellipse poétique avec un art sans faille, Damien Murith évite les écueils du minimalisme par son usage détonant des mots et des formules, et le caractère éminemment concret de tous les éléments du récit. Tant la nature que les changements de saison, l'orage menaçant qui presse le travail aux champs, le curé qui bénit la vieille haineuse parce qu'elle le gave de bons morceaux, les murmures aux fenêtres, les femmes à l'éternel lavoir, le feu d'enfer de l'usine , un couteau de poche à l'usage peut-être double, les bêtes crevant dans l'incendie, l'hiver s'étirant entre ennui et commérages, la sécheresse fauteuse de culpabilité appelant un bouc émissaire, l'apaisante jovialité d'une belle-soeur de passage, les douceurs du sexe et le délire de la possession: tous ces éléments de la réalité sont fondus en unité et rendus dans une langue d'une haute précision et d'une constante justesse musicale. Une séquence rend merveilleusement l'harmonie possibleen ce bas monde, irradiée par la présence d'un enfant, hélas passagère. D'autres moments saisissent par leur apparente "obscurité", où l'élision participe de la poésie. 

    Si chaque mot de ce roman compte, ses images et son climat portent également vers la représentation plastique et picturale. On pense au Ramuz "cinéaste" de Jean-Luc persécuté en voyant Césarine suivre, de nuit, son homme jusqu'à la maison de la "garce" enfin identifiée, comme Jean-Luc marchant dans la neige sur les traces de sa femme adultère. On pense aussi aux gravures de Félix Vallotton ou aux dessins de Louis Soutter en lisant le roman à l'eau-forte de Damien Murith, dont il faut saluer enfin la subtilité de sa modulation dans le temps, au fil d'une construction qui va vers le dévoilement et l'enchaînement du malheur chevillé aux homme tandis que la plaine, "comme un pays sans fin, avec son ciel de faïence", reste  lumineuse autour du village "morne et noir, comme un insecte recroquevillé"...

     

    Damien02.pngDamien Murith. La Lune assassinée. L'Age d'Homme, 109p. En librairie ces prochains jours.     

  • Le charme d'Amélie

    Nothomb05.jpg

     

    À propos de La nostalgie heureuse.

     

    Il y aura vingt ans et une année pile, cette fin d'été, que des centaines de milliers de quidam(e)s de langues et de couleurs variées consacrent deux heures annuelles à lire le dernier roman d'Amélie Nothomb. Au lendemain de la parution d'Hygiène de l'assassin, en 1992, la jeune romancière belge m'avait annoncé crânement qu'elle avait vingt romans prêts à la publication dans ses tiroirs. Je l'avais crue sans la croire, comme lorsqu'elle m'a dit plus récemment qu'elle avait lu Le rouge et le noir une trentaine de fois. Il en va des affirmations et autres sentences d'Amélie comme du noir et de la forme de ses chapeaux: il s'agit de marquer. Comme lorsque, dans ce vingt-et-unième roman, marquant son retour au Japon après seize ans d'absence, elle écrit en découvrant la triste banlieue qu'est devenu Shukugawa, le village de son enfance, et les résidences prétentieuses qui ont remplacé la maison de ses premières années, anéantie par le séisme de janvier 1995: "L'Apocalypse, c'est quand on ne reconnaît plus rien".

    Cette façon de marquer est celle d'un écrivain. Même chose quand elle évoque son goût jaloux pour la lessive, remontant à ces années où sa "seconde mère" Nishio-san déployait les vases draps pour transformer "un chiffon en une étendue lisse". L'image, apparemment anodine, marque la survivance d'une émotion première: "L'unique continuité de mon quotidien à part l'écriture , c'est le linge, au point que je me fâche si quelqu'un s'en charge à ma place". Par obsession de la propreté ? Nullement: pour se rappeler qu'elle est la "fille" de Nishio-san.Pas étonnant, à ce propos, que l'un des moments les plus émouvants de La nostalgie joyeuse soit celui de ses retrouvailles avec la toute vieille dame.

    Nothomb01.jpgSeize ans, donc, après avoir quitté le Japon pour la dernière fois, Amélie Nothomb accepte d'y retourner, à l'invite d'une réalisatrice de télé française, pour un reportage sur les lieux de son enfance. Le bref séjour, fin mars-début avril 2012, sera aussi l'occasion de revoir son "fiancé" de la vingtaine, éconduit en des circonstances qu'elle relate dans Ni d'Ève ni d'Adam - ce Rinri qu'elle dit "le plus gentil garçon du monde", qui est devenu chef d'entreprise et va lui faire vivre, la retrouvant, un moment qu'il dit lui-même "indicible".

     

    Ces deux moments de réelle émotion, liée à deux personnes qui ont beaucoup compté pour l'Amélie de cinq ou vingt ans, s'inscrivent dans un récit marqué par le passage du temps et les fissures intimes ou telluriques. En arrière-fond, la stupeur et les tremblements du Japon débordent largement des entreprises nippones évoquées dans le fameux roman (qui valut à la romancière une longue fâcherie de l'édition japonaise) pour marquer l'air et les mentalités. On le sent fort lors de son pèlerinage à Fukushima ou durant sa visite à sa vieille nourrice, et jusque dans les remarques plus ironiques de Rinri que la sacralisation de la catastrophe impatiente.

    Le motif central de La nostalgie heureuse découle de son titre même. Amélie Nothomb s'est senti "nostalgique invétérée" dès ses plus jeunes années, alors que ce type de tristesse reste suspect pour beaucoup d'Occidentaux, lié à ce qu'on croit du passéisme morbide. Or ce qui est très intéressant, dans ce récit, tient au glissement de ce que nous appelons nostalgie, avec une connotation plutôt mélancolique, vers ce que les Japonais appellent natsukashii, dans une acception plus heureuse. C'est Corinne Quentin, traductrice en japonais de Métaphysique des tubes, qui lui fait   remarquer cette nuance, précisant que la nostalgie triste n'est pas japonaise et que, d'après elle, la madeleine de Proust est natsukashii plus que morose - d'où Amélie conclut, avec son humour pince-sans-rire coutumier,  que Proust est "un auteur nippon".  

    Un livre peu connu, mais très remarquable, de George Orwell, intitulé Coming up for air (Un peu d'air frais) et décrivant le retour d'un quadra londonien sur les lieux de son enfance, reste une des plus fortes évocations du sentiment de déchirement qu'on peut éprouver dans ces circonstances (Orwell parle d'un merveilleux étang devenu cloaque immonde), dont Amélie Nothomb fait le premier motif de ses retrouvailles, finalement radouci par l'accession à une sorte de sérénité "zen", dans la grâce du vide accepté. Rien là de fumeusement "mystique", mais une simple expérience de la présence accomplie, qui n'exclut ni malice ni auto-dérision.

    Lorsque la romancière demande à son ami Rinri ce qu'il a pensé de Ni d'Eve ni d'Adam, dont il était tout de même le protagoniste non consulté, son ancien amoureux répond qu'il a trouvé "cette fiction charmante", ce qu'Amélie ne comprend pas comme un "adjectif poli" mais au sens où ce livre "distille un charme".

    Et c'est ce qu'on pourrait dire, en fin de compte, de tous les livres d'Amélie Nothomb, et même de ceux qui peuvent sembler un peu inférieurs à  d'autres : qu'ils distillent un charme...

     

    Nothomb04.pngAmélie Nothomb. La nostalgie heureuse. Albin Michel, 151p.                      

     

     

  • Ceux qui échangent à l'Atelier

    Atelier.jpg

    Celui qui a opté pour une séance d'essai gratuite / Celle qui a des bottes rouges style George Sand en chasse / Ceux qui sont faits pour échanger / Celui qui lit toujours un haïku pour mettre le groupe en confiance / Celle qui angoisse avant d'écrire mais aussi pendant et encore plus après / Ceux qui investissent dans le souvenir d'enfance transposé / Celui qui a oublié de mettre son portable en mode silencieux et perçoit de la réprobation dans le regard d'Odile qui se concentre  /Celle qui a eu sa période Colette / Ceux qui comparent leur façon d'évoquer de la luzerne sans adjectifs / Celui qui dit avoir été très influencé par Lautréamont dont il a dû se libérer par un effort suivi / Celle qui insiste sur la nécessité de maintenir la créativité du groupe en aval /Ceux qui revendiquent le mentir vrai de leur autofiction /Celui qui désigne les éléments non participatifs du groupe sans les nommer /Celle qui assume son besoin d'ancrage dans le concret genre lave-vaisselle / Ceux qui proposent de coopter l'animation du groupe / Celui qui murmure à celle qui l'apppelle sur son portable qu'il est en atelier comme il dirait qu'il est en analyse /Celle qui joue à fond la carte de la sincérité / Ceux qui notent le titre quand Emile dit qu'Yves Ravey (avec y, précise-t-il un brin pédant) a sorti un nouvel opuscule (toujours cette précisosité d'Emile !) chez Minuit / Celui qui affirme que pour lui l'écriture est un geste citoyen / Celle qui invoque une AG des copropriétaires pour excuser son absence  au prochain atelier / Ceux qui doublent la mise avec un atelier de photo de charme / Celui qui pose en slip minimum pour les camarades libérées de l'atelier de charme / Celle qui s'efforce de "renouer le dialogue" entre Marjo et Baptiste / Ceux qui en appellent à plus de visibilité de l'atelier dans les médias locaux /Celui qui dit à Louise-Anne que son poème zen est "presque un manifeste" / Celle qui souligne le côté tribal du groupe dont chacune et chacun sont des rebelles par rapport au Sysème / Ceux qui pensent déjà "roman" et peut-être même "publication" en rédigeant leurs esquisses, etc.