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Deux exilés de l'intérieur

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À propos de Kurt Tucholsky et Karl Kraus.        

Proches, autant par la révolte qui les dresse contre l'ordre bourgeois et l'Europe en pagaille, que par leur origine juive, leur situation d'"exilés de l'intérieur" et leur verve satirique, le Berlinois Kurt Tucholsky et le Viennois Karl Kraus différent considérablement, en revanche, par leur thématique et la portée de leurs oeuvres: la première est d'un moraliste, polémiste engagé de grand talent, tandis que la seconde, plus difficile d'accès, apparaît comme celle d'un penseur aux formules fulgurantes, atteignant parfois au génie du verbe.

Excellemment présenté par Eva Philippoff qui s'est adjoint, pour la traduction, la collaboration de J. Brejoux, Apprendre à rire sans pleurer réunit un peu plus d'une cinquantaine de textes satiriques, de morceaux d'humour et de réflexions plus graves, de "broutilles" - proches de l'aphorisme - et de poèmes, dont l'ensemble forme une bonne introduction à l'oeuvre de Tucholsky.

Né en 1890 à Berlin, élevé dans la climat de la bourgeoisie juive libérale, Kurt Tucholsky inaugure sa carrière littéraire à dix-sept ans avec un article stigmatisant l'incompréhension manifestée par Guillaume II à l'égard des arts. Des études de droit, entreprises  à contrecoeur, fonderont par la suite ses vues en matière sociale, lui permettant notamment de s'en prendre, en connaissance de cause, à la justice de plus en plus véreuse de la République de Weimar. De ses débuts au Vorwärts social-démocrate, au plus chaud de la lutte, juste après la Grande Guerre, dans les colonnes de la Weltbühne, Tucholsky défendra des positions qui ne cesseront de  se radicaliser. Son itinéraire politique, littéraire et moral, apparaît essentiellement comme celui d'un homme déçu.

Un franc-tireur

Tucholsky02.jpgDéçu par ses compatriotes qui, après les affres de la guerre, n'ont cessé de réarmer; déçu par l'Allemagne qu'il vitupère en bloc dans son pamphlet le plus corrosif, Allemagne, Allemagne par-dessus tout ! ou qu'il caricature par le détail, n'épargnant ni le bourgeois-type, épinglé sous les traits de M. Wendriner, aux sains principes et à la panse gonflée de bière Pilsen, ni les visées de la petite-bourgeoisie ("Le destin de l'Allemand: être debout devant un guichet; l'idéal de l'Allemand: être assis à un guichet), déçu enfin, et définitivement, par la montée du nazisme. Exilé en Suède, désespéré et sans ressources, il mettra fin à ses jours en 1935.

Dans la foulée de l'art satirique - du pamphlet à la chanson de cabaret - tel qu'un Heine avait revitalisé en Allemagne, Tucholsky dispose d'un très large registre, qui lui permet de fixer d'innombrables scènes de la comédie humaine, soit par le dialogue cocasse, soit par le portrait (celui d'un certain Hitler ne le cède en rien à celui du "premier de classe", soit encore par le libelle ou l'épigramme. Un franc-tireur, un moraliste isolé, un humoriste au rire doux-amer de philosophe écoeuré par la violence et la bêtise humaine: il y a de tout ça chez Kurt Tucholsky.  

Il est bien singulier que, mis à part Les Derniers jours de l'humanité, gigantesque épopée théâtrale, Les Invincibles, où est décrite la lutte des ouvriers viennois et fustigée la corruption de la presse et de la police, ou encore La Troisième nuit de Walpurgis (datant de 1933 mais publiée en 1952 seulement), qui condamne les menées de l'hitlérisme, l'oeuvre de Karl Kraus (1874-1936), ennemi juré du journalisme avili, tienne en fait, pour partie majeure, dans la collection de son célère journal Die Fackel (Le Flambeau), fondé par lui en en 1899 et qu'il rédigera seul à partir de 1911.

 

Cette revue à la fois littéraire - accueillant par exemple les premiers poèmes de Georg Trakl -,  politique, satirique et philosophique, dont les numéros rouge sang font trembler ou jubiler les intellectuels viennois de l'époque (où voisinent Franz Werfel, Sigmund Freud, Otto Weininger ou Robert Musil), comptera 922 livraisons comptant 30.000 pages. C'est de là que sont tirés les Dits et contredits traduits et présentés par Roger Lewinter, hélas sans encadrement critique. Karl Kraus est de ces écrivains qui se définissent "en situation", en réaction à un état de faits circonstanciés qu'il eût été opportun de situer et commenter pour faciliter la tâche au lecteur. Celui-ci pourra, néanmoins, se reporter au considérable (et fort coûteux) Cahier de l'Herne consacré à Karl Kraus, à moins qu'il ne mette la main sur l'ouvrage de Caroline Kohn, Karl Kraus, le polémiste et l'écrivain défenseur des droits de l'individu (Didier, 1962).

 

La lutte pour le verbe

LKraus02.jpgui aussi polémiste, Kraus l'est cependant tout autrement que Tucholsky, sa lutte se situant d'abord et avant tout au niveau de la langue et du verbe, avec lesquels il entretient une relation de poète pour ainsi dire organique.

La perversion du langage, à ses yeux, est aussi bien le signe de la décadence sociale que de l'effondrement des structures internes de l'individu. Or cette dégénérescence est visible, plus qu'ailleurs, dans la presse. "Ce que la vérole a épargné sera dévasté parla presse", affirme-t-il comme le fit en Russie, quelques années plus tôt, un Vassily Rozanov. Et ce n'est pas qu'une boutade: pour Karl Kraus, en effet, défenseur du classicisme, traducteur d'Aristophane et de Shakespeare, admirateur de Goethe et  de Nestroy, formidable écrivain lui-même, le langage de plus en plus dépersonnalisé de la presse, l'effet dissolvant de sa pensée au rabais, et la diffusion des idées générales qui en découle, sont autant de signes avant-coureurs de l'avènement d'un nouvel homme conditionné, prêt à suivre le premier démagogue.

Contre tout ce qui procède des idées reçues, contre les principes non ressaisis par la réflexion individuelle nourrie de sa propre expérience, Karl Kraus agit par le langage lui-même, de l'intérieur. Ses aphorismes ne sont pas tous convaincants, loin s'en faut. Mais tout se passe, à leur lecture, comme plus tard à celle d'un Wittgestein: où ce qui compten'est point tant la "vérité de la chose dite", mais plutôt le mouvement libérateur de l'esprit visant à la conquérir.

Kurt Tucholsky, Apprendre à rire sans pleurer. Aubier/Montaigne, coll. Bilingue.  

Karl Kraus, Dits et Contredits. Champ Libre.

 

(Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 5 juillet 1975) 

 

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