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  • Ceux qui se coachent de bonne heure

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    Celui qui a établi un listing de ses qualités et défauts qu'il compare à celui de son compagnon de vie Jean-Marcel avant leur entretien ouvert avec leur coach relationnel Hervé Mulot / Celle qui a signé la plupart des coups de coeur rédigés en lettres rondes sur les bandeaux des têtes de gondoles de la librairie Bouquinons Positif ! du quartier des Muguets / Ceux qui pensent idéalisme allemand tout en restant cuisine française / Celui qui va faire coacher ses collaborateurs de la police cantonale afin qu'ils puissent mieux gérer les comportements inappropriés des malfrats globalement étrangers sans vouloir vexer les pays limitrophes où il y a aussi du bon / Celle qui conclut de son étude-genre sur la vie de Rimbaud (poète français d'une orientation sexuelle pluraliste) que le jeune Arthur a manqué d'un coach qui eût pu le mettre en garde contre un individu  à la Paul Verlaine notoirement marié et catholique / Ceux qui resteront ressource externe de l'Entreprise dont les RH ont coopté la mutation positive au moment du remaniement du personnel obsolète / Celui qui défend le principe de l'allaitement naturel en dépit de son refus d'adopter un nouvel enfant même dans le besoin /Celle qui a toujours donné le sein au niveau symbolique / Ceux qui font peser le silence dans le living comme s'ils étaient déjà partis / Celui qui fluidifie ses rapports sensuels avec Alberte pourtant branchée Onfray ces derniers temps /  Celle qui réalise ce matin gris que d'autres gens habitent dans la grande ville et qu'eux aussi lisent peut-être des poèmes comme elle et sa bru (Vanessa la Canadienne) en complicité au niveau du ressenti /  Ceux qui constatent un peu marris (même les femmes) que leur vie se réduit de plus en plus à des listes de choses à faire genre contacter un coach plus performant / Celui qui se sent soudain prince-évêque d'une ville d'empire rien qu'à écouter une cantate de Jean-Sébastien Bach (le père) dans sa Renault Espace 4x4 / Celle qui a lu La course du rat à l'époque sans se rappeler quel chien elle avait alors ni si Fabrice était déjà son ex /Ceux qui montrent du doigt leur collègue qui n'aime pas les ânes et le dit au dam de tout respect humain / Celui qui qualifie les personnages du Loft de "suicidés de la satiété" /  Celle qui annonce de nouveaux  lendemains qui chantent sur Canal Peluche / Ceux qui vont voter pour le maintien de l'Armée suisse afin de montrer aux Chinois et autres puissances étrangères que nos divisions de banquiers sont soutenues à la base / Celui qui se recroqueville sous sa couette en rêvant d'être lui-même la couette sous laquelle se recroquevillerait une fille rêvant d'être sa couette à lui / Celle qui estime que la notion de respect-des-aînés découle des principes dépassés d'une société patriarcale et ne bronche donc pas quand son fils Kevin lance à son second beau-père qu'il lui pisse à la raie avant de la taper de 300 euros / Ceux qui militent pour le droit à la joie des islamistes même radicaux / Celui qui milite pour la jupe courte mais contre le harcèlement même virtuel / Celle qui milite pour le coaching des violeurs en puissance genre prof de maths brandissant son tinel / Ceux qui affirment que le Seigneur n'eût jamais cautionné l'institution des majorettes si populaire dans les cantons de l'Est pourtant fidèles au diocèse / Celui qui propose le recours à un nouveau mode de coaching spirituel pour pallier le vide laissé par l'accroissement du scepticisme des fonctionnaires de Dieu en milieu moite  / Celle qui reproche à son père de se crisper sur son prétendu droit biologique pour lui interdire de découcher un soir de Noël /Ceux qui disent à Marie: coache-toi là !, etc      

     

    (Cette liste a emprunté un peu de leur mauvais esprit aux ouvrages récemment parus de Pierre Lamalattie (Précipitation en milieu acide) et de Philippe Muray (Causes toujours).

     

    La peinture reproduite ci-dessus est une oeuvre de l'artiste suisse Robert Indermaur.

  • Portrait d'éditeur en mufle mariole

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    À propos de La Combustion humaine, de Quentin Mouron

     

    Moins de deux ans après l'apparition de Quentin Mouron sur la scène littéraire romande, le jeune écrivain de 24 ans, double national suisse et canadien, s'est imposé, avec ses deux premiers romans (Au point d'effusion des égouts et Notre-Dame-de-la-Merci), au premier rang des auteurs de la relève.

     

    Or le voici revenir en force avec un troisième livre tenant plus de la longue nouvelle que du roman, ou plutôt du pamphlet débridé, qui lui vaudra probablement quelques avanies. D'ores et déjà, un refus de subvention du service culturel du Canton de Vaud a pénalisé l'ouvrage, chose plutôt rare. Cela signifie-t-il, comme l'auteur le prétend à un moment donné, que toute critique soit punie dans ce pays ? S'agissant du soutien de l'ouvrage, la Ville de Lausanne à prouvé le contraire. Affaire à suivre...  

     

    Au demeurant, disons que La combustion humaine peut bel et bien apparaître, aux yeux d'aimables fonctionnaires de la culture, comme le fait d'un auteur crachant dans la soupe, pour ne pas dire qu'il vomit dans le potage. Il y est question, en effet, d'une éditeur genevois promenant, de nos jours, le regard le plus féroce sur le milieu littéraire et médiatique romand, pour juger plus largement d'un peu tout à l'emporte-pièce: de la profusion des livres nuls à la médiocrité des médias,  des "tarés" qui se retrouvent sur Facebook ou de l'abrutissement généralisé de notre pauvre société oscillant entre gastromanie et dépression suicidaire.

     

    Rescapé d'un lourd passé de sempiternel humilié, le sieur Vaillant-Morel, célibataire dans la cinquantaine, s'est "littéralement tiré du néant" pour se lancer dans l'édition une quinzaine d'années plus tôt. Avec 200 livres à son catalogue, il fait figure de passeur exigeant et s'est acquis l'estime du "milieu". Cela pour la façade.

     

    Car le vrai Morel est un cynique qui ne croit plus à rien. Se réclamant de Proust et des "classiques", mais taxant déjà un Céline d'"écoeurant faiseur de phrases", il prétend savoir quand "il y a littérature" et ne la trouve à vrai dire plus nulle part, sauf chez un poète serbe du nom de Paul Fajnova, dont il a publié tous les livres. Pour le reste, néant: "Après quelques années dans l'édition, il avait acquis la certitude que les auteurs étaient des cons et les lecteurs aussi".

     

    Comment expliquer alors que le personnage s'enferre dans ce dépotoir ? Parce que le besoin d'être reconnu par "le milieu" lui tient lieu de raison d'être, tout en méprisant celui-là. Le mépris est d'ailleurs la clef du personnage, qui aigrit son indéniable lucidité.

     

    Celle-ci paraît d'abord rigoureuse, contre tous les simulacres littéraires ou culturels, modes ou toquades. Mais le besoin d'être adulé incite Morel à la servilité quand il en va de son intérêt. Il est prêt, ainsi, à flatter un "minable" si celui-ci, mécène ou journaliste, peut lui être utile: "Morel était un monstre de vanité que les éloges de ses confrères suffisaient à dompter".

     

    Jouant apparemment le jeu social, il se pointe tantôt à tel raout littéraire  en l'honneur de Rousseau et tantôt à telle mondanité genevoise célébrant Joël Dicker. À tout coup, le ronchon ricane, et plus encore en observant les usagers de Facebook ou les clients de la Migros, dont aucun ne se doute évidemment qu'il est le fameux éditeur Morel. Ainsi se fait-il même houspiller par une quadra blonde qu'il a dépassée à la caisse. Alors de remarquer: "Qu'importe que je sois respecté par d'honnêtes vieillards et de gras fonctionnaires, si je ne suis pas capable de passer devant une connasse à la caisse rapide de la Migros du coin ?" On voit le niveau. Et l'on comprend que ce mufle caractérisé incarne, malgré sa prétention "proustienne", un homme-creux de notre époque ne vivant qu'en surface, attentif aux seuls fonctions et pouvoirs sociaux.

     

    "Moulé" aux nouvelles pratiques, Morel travaille par Internet et se laisse fasciner par Facebook dont il ne voit, à vrai dire, que les aspects grotesques ou dérisoires. Curieusement cependant, la communication virtuelle lui convient mieux que le seul spectacle de la rue, lequel reflète sa triste morosité: "Pour lui, c'était plutôt un genre de morgue où les cadavres n'auraient pas eu le bon goût de se tenir tranquilles, ou une façon d'abattoir où le bourreau retarde"...

     

    Dénué de toute empathie, le personnage s'efforce de justifier son goût pour la poésie de Paul Fajnova en invoquant ses "reflets d'absolu" et sa façon de "toucher le mystère". Et de s'enfoncer dans une explication filandreuse sur les mots du poète: "Chacun d'entre eux comptaient (sic) séparément puis en tant que la phrase qu'ils formaient; puis cette phrase, qui pouvait se lire isolément, donnait à l'ensemble du sens et en recevait de lui".

     

    Or un tel sanglier est-il crédible dans son appréciation de la société en général et de la littérature en particulier? C'est la question qui se pose finalement à la lecture de La Combustion humaine, dont le discours, très enlevé et plein d'énergie rhétorique, pèche par trop de généralités simplificatrices. Pamphlet de jeune auteur ne connaissant le milieu dont il parle, et ses acteurs, qu'en surface, ce livre n'a pas la riche vibration impressionniste d'Au point d'effusion des égouts, ni rien de la tendresse imprégnant Notre-Dame-de-la-Merci.

     

    Si les observations de Quentin Mouron restent souvent pertinentes (notamment sur Facebook, dont il ne dit pourtant rien des rencontres enrichissantes qu'on ne cesse d'y faire), son portrait de Morel relève de la caricature plus que de la figure romanesque. En quarante ans d'expérience, je crois avoir rencontré la plupart des éditeurs romands et plus encore d'auteurs, mais de personnage aussi lugubrement plat que Morel: jamais. À vrai dire, il y a bel et bien "combustion" chez la plupart des serviteurs passionnés du livre, en Suisse romande et partout ailleurs, alors que Morel ne pense qu'à se servir froidement de l'édition pour se donner l'impression d'exister. À cet égard, le petit jeu consistant à identifier un "modèle" de Morel parmi nos éditeurs vivants serait tout à fait vain.

     

     Quant au milieu littéraire romand, pas pire ni meilleur que son homologue québecois, wallon ou parisien, il se trouve réduit ici à une espèce d'abstraction ectoplasmique et soumis à un dénigrement risquant de conforter les poncifs du "tous des nuls" frappant notre littérature et notre cinéma. Dans la foulée, Morel s'en prend, assez ignoblement, à l'un des prix littéraires les plus estimables de notre pays (le Prix Bibliomedia, décerné par les bibliothécaires et voué à la promotion des livres dans les établissements romands) pour le rabaisser au niveau d'un vil "racket".

     

    Quentin Mouron, fort heureusement, vaut mieux que son méchant personnage. Au premier regard, La combustion humaine épate d'ailleurs par sa crâne vigueur et son insolence, si rare chez nos jeunes auteurs. Cependant, une lecture plus fine fait apparaître les failles de ce récit-pamphlet quant à la réflexion (de terribles sentences pseudo-philosophiques: "Les hommes heureux ne le sont que par manque de loisir", ou pire: "Les gens heureux sont des gens superficiels"...), autant que par incohérence organique (un véritable amateur de Proust ne peut être aussi vide) et par négligence de style.

     

    Passons: si Morel méprise globalement les lecteurs, l'on ose croire que Quentin Mouron se gardera de le suivre dans cette ornière alors que de, toute façon,  le dernier mot sur La combustion humaine leur appartiendra...    

     

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    Quentin Mouron. La combustion humaine. Olivier Morattel éditeur, 113p.  

     

     

     

  • Ceux qui vous dévisagent en silence

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    Celui qui refuse de garder un secret / Celle qui a honte de la bosse de son père / Ceux qui ont un goût de cendre dans la bouche / Celui qui renvoie à sa tante Astrid le pyjama jaune qu’elle lui a offert pour ses quarante ans / Ceux qui estiment que l’employé Bobilier ne tient pas ses promesses / Celui qui cherche Dieu sous le manteau (selon son expression) / Celle qui te houspille parce que tu ne lui donnes que deux euros devant l’Eglise du Saint-Rédempteur / Ceux qui se rappellent la belle époque des Chaussettes noires et plus précisément les paroles de Dactylo Rock / Celui qui fume des Havane avec son beau-père dont il ignore le passé de fasciste argentin / Celle qui se rengorge comme le pigeon bleu des voisines nourri au foie gras périgourdin / Ceux qui se sont connus à la Ligue de la lecture de la Bible avant l’effondrement de la maison de paroisse qui a coûté la vie à la chatte siamoise de Mademoiselle Billeter / Celui qui a fauché les Nike du fils adoptif de ton ami Amilcar dans les vestiaires du FC Nantua / Celle qui en pince pour un serrurier au chômage amateur de Neil Diamond / Ceux qui ont besoin d’un fond de Beaujolais quotidien pour ne pas désespérer / Celui qui sait par cœur l’hymne patriotique du Yemen / Celle qui s’est offerte au postier du quartier des Mouettes sans résultat probant / Ceux qui prétendent avoir vu Alberto Moravia à l’aéroport de Monrovia / Celui qui ne voyage que pour lui-même avec une valise violette / Celle qui recouvre tous ses livres de papier pergamin / Ceux qui ont lu L’Ethique de Spinoza à la même époque mais en ont tiré des conclusions diamétralement opposées tout en partageant un goût vif pour la baudroie / Celui qui aime les oignons crus et les écrits tardifs de Tacite / Celle qui collectionne les effigies du Président Enver Hodja que son cousin a traité d’inverti au bowling de Gyrokäster / Ceux qui ont renoncé à leurs ambition de meilleurs haltérophiles du demi-canton / Celui qui choisit une fois pour toutes de voter chrétien-social modéré / Celle qui sacrifie à la Marie Brizard pour se consoler des inattentions de son jeune voisin taxidermiste / Ceux qui se réfugient dans l’élevage de visons, etc.

    Image: En l'Arbonie, de Jephan de Villiers.

  • Ceux qui ne pensent qu'à ça

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    Celui que la lumière des sous-bois attire irrépressiblement / Celle qui aime être prise de boisson mais sans être vraiment bourrée / Ceux qu'insupporte l'idée de passer un jour sans écrire un poème ou une sentence genre Sénèque avant le mélancolique dénouement des veines ouvertes dans l'eau chaude / Celui qui a souvent pensé partir mais en est toujours revenu avant / Celle qui devient neige quand il neige et volcan quand tu sais y faire / Ceux qui ne pensent à leurs enfants que pour qu'ils leur en fassent qui pensent à en faire d'autres genre Ancien Testament et autres écrits tribaux assez déprimants / Celui qui refuse à jouer l'animal de compagnie de sa mère américaine ou juive ou napolitaine ou bantoue / Celle que hante le désir d'un nouveau chapeau ou (selon la génération) d'un boy friend maori au dos rituellement tatoué / Ceux qui répondent à l'appel de l'inconnu sans lui demander son orientation sexuelle selon les Accords de Kyoto / Celui qui regarde le pétard de sa fille Marie-Clotilde et se demande s'il doit regretter qu'elle n'ait plus trois ans / Celle qui a vu le zob de son père aux douches du tennis et l'appelle la péniche  sans penser à mal ni à contre-courant du canal / Ceux qui citent volontiers Lacan pour montrer à quel point ils sont au-dessus de chat / Celui qui se concentre sur sa forme à coup de pompes / Celle qui offre un fouet à neuf queues à son fils dont son nouveau patron -  un Monsieur Jupien - lui a fait une liste d'outils indispensables à l'exercice de sa profession dans une maison / Ceux qui se sont réalisés dans l'ornement esthétique SM sur porcelaine / Celui qui les préfère avec un fond de teint crème qui les fasse sans âge / Celle qui s'est fait tartir vingt ans auprès de celui qui a demandé un jour sa main avec la politesse de son milieu instruit et libéré / Ceux qui avaient disparu vingt ans durant avant de partir pour de bon / Celui qui ne porte jamais deux cravates à la fois en dépit de ses pulsions folâtres / Celle qui a pris conscience cette nuit que son oreiller était plein de plumes d'oiseaux qui n'auront jamais dormi en volant / Ceux qui voient loin dans l'avenir sans distinguer précisément ce qu'il y a au bout tout là-bas / Celui qui a toujours eu l'impression qu'un gardien en uniforme olive tournait la tête vers eux quand il risquait une main sur l'épaule d'albâtre (enfin genre albâtre) de son épouse légitime née Bouvier des Tranchées / Celle qui n'a jamais trouvé de magazine olé olé sous les pyjamas de son père / Ceux qui ne tendent qu'à biaiser quand on leur demande ce qu'ils ont fait dans l'ascenseur arrêté si longtemps / Celui qui boit des Cocas allégés sans craindre de baiser niveau zéro / Celle qui s'est fait tout enlever pour ne plus y penser / Ceux qui vont au jardin zoologique afin de voir les beaux animaux avant de rentrer chez eux pour faire ce que ceux-là font sans y penser, etc.  

     

    Peinture: Pierre Bonnard.  

  • Mon buzz de 2012

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    Le 30 juillet 2012, voici ce que j'écrivais, après lecture des épreuves du livre que m'avait envoyées Bernard de Fallois, à propos du formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, qui parut le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. Un an après, le livre  a été vendu à 650.000 exemplaires dans sa seule version française, et 33 traductions de l'ouvrage sont en cours. La version allemande a été vendue à 70.000 exemplaires en deux semaines et les versions espagnole et italienne font également un tabac. Pour ceux qui, jaloux ou snobs, pensent que ce succès est essentiellement une affaire de marketing, l'on peut  rappeler que ce roman, initialement plébiscité par le public et le libraires, a été couronné par le Grand Prix du roman de l'Académie française et par le Prix Goncourt des lycéens.

     

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Pour autant, la publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus.

     

     

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     

     

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  

     

    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrez un roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une telle maîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

    Dicker8.gifJoël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.   

     

     

  • Sortilèges de Monsieur Chien

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    À propos du deuxième roman de Jacques Tallote, traversée magique des hantises de l'époque.

    Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.
    D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce deuxième roman de Jacques Tallope, après Alberg (Table Ronde 2010, Prix Marcel Aymé ) frappe immédiatement le lecteur par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.

    Que s'est-il passé durant les quatre heures semblant coupées du "film" de ce jour durant lequel Livia Sorgue, 19 ans et séchant un peu sur un travail consacré à la guerre froide, s'est trouvée probablement agressée sur une dune, après y avoir entendu des plaintes suspectes, avant de reprendre ses esprits dans sa chambre, sans autre souvenir ? Telle est l'angoissante interrogation que Livia partage avec Luca, dans la vie duquel elle est pour ainsi dire tombée du ciel - il l'attendait d'ailleurs -, et avec lequel elle est entrée en immédiate complicité.
    Installé dans une espèce de loft en campagne où il travaille la matière et les formes, Luca, diplômé en philo, a viré dans les arts plastiques où il poursuit une recherche personnelle exigeante. C'est là aussi qu'il a accueilli Nils, de deux ans son cadet, qui fuit un père aux penchants morbidement destructeurs après la désertion, aux alentours de ses sept ans, d'une mère Norvégienne retournée dans le froid partager la vie d'un musicien de black metal, avant de crever comme une bête blessée le long d'une autoroute. Pour compléter le quatuor de cet été-là, paraît encore Susan, fine Anglaise de dix-sept immédiatement attirante aux yeux de Nils et bientôt attirée par celui-ci.
    Lorsque Luca et Livia reviennent sur les lieux du traumatisme vécu par celle-ci, nul signe visible n'atteste la réalité du drame, pas plus qu'on ne saura ce qui est réellement arrivé à Susan au même endroit où, vingt-cinq ans plus tôt, une autre jeune femme encore a été agressée. Ce qui est noté, dans le cas de Livia et de Susan, c'est que la figure de Monsieur Chien fait signe puisque c'est là, aussi, que Nils a trouvé son animal fétiche, genre caniche de plastique noir à tête dévissable...

    Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire.
    Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...
    Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".

    En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement".
    Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...

    Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier à découvrir.

    Jaques Tallote. Monsieur Chien. L'Age d'Homme, collection Contemporains, 168p.

  • Ceux qui se croient purs

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    Celui qui prétend détenir le Sceau  / Celle qui taxe sa fille de 37 ans de Mae West / Ceux qui ouvrent le courrier de leur jeune fille au pair punky / Celui qui te rappelle que roncaner  n'est pas français sans cesser de te réclamer ceci et cela / Celle qui surveille les écarts de langage de sa mère que sa maladie porte au relâchement au dam de sa voisine de chambre anciennement professeure de grammaire et qui a donc fait l'Université, elle / Ceux qui sont tâtillons à t'agacer comme du gratta-cul / Celui qui estime que sa jeune conjointe devrait prendre des cours pour couper les carottes et les cheveux en quatre selon les règles de l'art à la française / Celle qui estime que sa fille unique devrait rédiger ses SMS dans une langue non moins pure de scories / Ceux qui édictent les lois du bien-parler genre laitue cuite refroidie / Celui qui se dit un pur produit de l'Internet en cela qu'il réalise ses fantasmes par procuration et sans autre dépense que le matos de base et les abonnements connexes / Celle qui fait rougir l'abbé Crampon en lui confessant tout ce qu'elle ne fait pas avec Tom sans lui épargner les moindre détails / Ceux qui estiment que la manuélisation sexuelle fait partie de l'hygiène non-dite des fils légitimes chez les Du Pont de Sous-Garde (branche aînée) et que l'affaire des filles reste l'affaire des mères / Celui dont les déclarations sentimentales ont la pureté des messages publicitaires / Celle qui se voudrait un pur esprit en tant qu'abonnée aux revues Gestion de l'affect et Jardins intuitifs / Ceux qui postent des images de leurs organes  sur Facebook en proclamant que "tout est pur à ceux qui sont purs" / Celui qui a déclaré la guerre à l'Unique au nom des couleurs de l'arc-en-ciel / Celle qui estime que l'obsession de la puretée morale est proportionnée à celle de l'accumulation du capital de la famille Du Pontet de Sous-Garde et alliés / Ceux que toute obsession rend suspicieux jusqu'à l'obsession alors qu'il y a tant de choses à faire dans le monde au seuil de l'été indien / Celui qui ne consent à la pureté qu'à proportion de l'adaptation plastique de celle-ci à sa nature foncièrement bohème voire bordélique sous divers aspects / Celle qui préfère les tours et détours aux lignes droites qui d'ailleurs n'existent pas dans la nature / Ceux qui préfèrent les pieds nus de leur belle-mère prenant de l'âge aux propos lénifiants des gériâtres qui positivent, etc. 

    Peinture: Robert Indermaur.