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  • Cherche Blanc à marier

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    Un reportage de la RTS qui fait débat. Et la nouvelle inédite qu'en tire Max Lobe: La couleur du malheur. 

     

    Un reportage à la fois intéressant et dérangeant, à divers égards, a été diffusé cette semaine par la Télévisions suisse romande, à l'enseigne de Temps Présent, sur le thème Cherche Blanc à marier, avec une focalisation marquée sur les mariages plus ou moins truqués, et autres arnaques via Internet, observable notamment au Cameroun. Moments forts du reportage: les relations virtuelles établies, par l'entremise d'une webcam, par telle jeune femme décidée à se marier à tout prix avec un Européen; l'analyse, par un fonctionnaire camerounais, de faux documents de divorce produits par un mari camerounais établi en Suisse, ou l'établissement devant la caméra de faux papiers officiels, obtenus pour de l'argentau Cameroun et confirmant le divorce de la journaliste elle-même (!), ou encore l'intervention du cinéaste Thierry Ntamack,  auteur d'un film démystifiant les grandes espérances de certaines femmes africaines, intitulé Le Blanc d'Eyenga.

    Choqués par l'aspect certes "glauque" de certaines séquences, mais bien réelles hélas, des téléspectateur africains, notamment Camerounais, se sont exprimés avec virulence sur le Forum de la RTS. Au demeurant, il a été dit très clairement, pendant et après le reportage, que les situations exposées ne représentaient qu'une minorité des relations contractées entre Africains (ou autres étrangers) et Suisses. D'aucuns vont jusqu'à affirmer que l'émission aurait été programmée sciemment afin d'influencer les prochaines votation sur la révision de la Loi sur l'asile, ce qui semble évidemment faux. Du moins le débat mérite-t-il de s'ouvrir, car l'émission de TP expose une réalité indéniable qu'il serait vain ou hypocrite de nier. L'orientation du reportage peut-elle être taxée de racisme ? Nullement, même si l'accent porté sur les cas évoqués pèse peut-être excessivement, sans contrepoint positif.

             Réaction intéressante: celle du jeune écrivain camerounais Max Lobe, auteur de 39, rue de Berne, roman dans lequel les thèmes de l'exploitation des femmes africaines, autant que les mariages "bidon", à Genève, sont modulés avec autant de force expressive que d'émotion. Pour contribuer à sa façon au débat, Max Lobe vient d'ailleurs de composer la nouvelle que voici:

            

    La couleur du malheur

    par Max Lobe

     

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et je me fiche du qu’en dira-t-on.

    Ma mère a toujours été claire dans cette histoire-là : le jour où je lui ramène un Nègre chez elle, out ! elle me fout dehors. Elle me fout dehors et me renie.  Punto basta. Quelle honte ! elle s’offusque toujours. Un gendre noir pour elle, c’est un échec. Non, elle n’en veut pas. Et moi, je la comprends.

    Depuis mon plus jeune âge, ma mère a toujours soutenu qu’elle avait trop souffert de la discrimination raciale ici chez les Blancs où moi j’ai eu la chance de naître. Elle m’a toujours dit qu’elle avait été dénigrée au contact des Blancs. Elle s’était sentie salie, certes. Mais ma mère a toujours soutenu défendu qu’elle s’était davantage sentie salie au contact des Noirs. Elle demandait à Dieu comment il avait eu la mauvaise idée – oh combien mauvaise fut-elle! – de la créer Noire. Femme et noire : l’équation de tous ses malheurs, elle dit. Elle avait pourtant tout fait pour s’arracher cette couleur incrustée dans sa peau. En vain. Même des bains réguliers dans de l’eau de Javel n’y pouvaient rien. Exténuée, elle avait dû déclarer forfait.

    Le comble, c’est l’erreur qu’elle a commise en se mariant avec un Noir. Elle se le reproche tout le temps.

    Mourâh c’est ma mère. Elle est née dans un Cameroun en pleine colonisation. Elle dit qu’à l’époque on chantait la Marseillaise dans les écoles bantoues. On était Français. On était Français et bien éduqués. On portait des petites robes blanches, des chapeaux à visière rose et des chaussettes bien propres. Mourâh s’est toujours vantée d’avoir été à l’école du Blanc. Ses parents aussi, dit-elle. Vers la fin de ses études primaires, elle devait se marier. C’était comme ça. Son promis venait de terminer son Brevet d’études du premier cycle. Il devait partir en Métropole, en France. Partir en Métropole pour rallonger ses connaissances. Mais avant son départ, sa famille avait jugé qu’il n’était pas bon pour un homme de rester seul. La famille de cet homme-là avait cogné à la porte des parents de Mourâh et avait demandé sa main. La dot était conséquente, correspondant au niveau d’études très élevé de ma mère. On avait tout arrangé entre familles. Ma mère était absente, bien sûr. Elle savait qu’elle allait finir par aimer cet homme-là. Elle allait l’aimer. L’aimer parce qu’il avait un Brevet d’études. L’aimer parce qu’il partait en Métropole, à Paris. L’aimer parce qu’il allait devenir son mari. L’aimer parce que c’est comme ça. L’aimer parce que ça s’apprend, l’amour. Avec le temps, tu finiras par l’aimer, lui disaient les autres femmes, conseillères.

    Quelques années plus tard, après avoir réussi son certificat d’études primaires, elle avait rejoint son mari, ce Noir-là. Dès les premiers mois, c’était la galère. Il lui avait imposé deux autres épouses noires ; elles n’étaient même pas bantoues ! C’était à prendre ou à laisser. Mourâh avait écrit à sa famille pour leur raconter que les choses ne lui convenaient pas là où on l’avait envoyée. Elle avait reçu une lettre qui lui disait ce qu’elle n’ignorait pas. Et ce qu’elle n’ignorait pas c’était que l’amour-là, ça s’apprend. Ça s’apprend comme toute autre chose. Ça vient petit à petit, avec le temps. Il faut seulement être patient. C’est tout.

    Elle savait ce que voulait dire être épouse dans un ménage polygame puisqu’elle était elle-même issue de ce type de famille. Quand c’est ton tour de donner la chose-là, il faut seulement donner. Sans broncher. Elle était devenue une donner-donner. Une donneuse. Et son mari prenait ça comme il voulait. Comme un fauve. Aucune tendresse, elle dit. Aucun mot doux. Aucun préliminaire. Ma mère était donneuse et lui preneur. Chacun a sa place. Chacun joue son rôle. Et le jour où ma donneuse de mère avait eu la mauvaise idée de fermer ses jambes alors même que c’était son tour de donner, cela lui avait valu une magistrale bastonnade. Un poignet cassé, des cheveux arrachés, un œil de panda et de nombreux autres bleus. Tout ça c’était passé en France. En Europe oui ! La peur, le silence, la soumission : c’était là les maitres mots. Donne tes fesses, cuisine et tais-toi.

    Mais Mourâh n’était pas comme ses coépouses. Elle s’était entêtée. Après tout, n’avait-elle pas fait un certificat d’études primaires ? Ne lui avait-on pas enfoncé dans le crâne depuis toujours qu’elle était Française, Blanche et bien éduquée ? Alors, pourquoi se laisser malmener ainsi par un vulgaire Noir ? Ma mère rêvait d’amour. Elle rêvait de tendresse. Elle rêvait de petits jeux amoureux comme le chantaient ces talentueux artistes français. Des textes qu’on leur faisait lire et chanter à l’école du Blanc, en terre bantoue. Elle attendait toujours que lui soient offertes des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas. Elle attendait toujours que surgisse un jour son aigle noir avec des yeux couleur rubis et des plumes couleur de la nuit comme dans ses rêves d’enfant. Oui elle attendait toujours qu'on lui demande d’aller décrocher la lune, d’aller voler la fortune et de se teindre en blonde. Mais rien de toutes ses attentes jamais dévoilées n’arrivait. Son homme était juste trop Noir pour se ployer devant de tels caprices de petites Blanches. Ce qu’il voulait, lui, c’était manger et baiser à satiété. Le reste, on s’en tape !

    D’un de ses multiples viols conjugaux, Mourâh était tombée enceinte. J’étais née, en France. Au Cameroun on avait dit que Mourâh était une vraie femme. Voilà qu’elle a fini par apprendre à aimer, avait-on constaté  en regardant des photos d’elle. Photos où elle s’efforçait tant bien que mal à de sourire. À son faux sourire, au pays, on avait dit que c’était le sourire des Blancs. Que Mourâh était devenue Blanche.

    Mais peu après ces âneries familiales, ma mère s’était enfuie du domicile conjugal. Son bébé au dos. C’est dans un refuge pour femmes battues qu’elle s’était cachée.

    Mais le noir ne dure jamais éternellement, Mourâh me dit toujours. Le soleil finit par jaillir, elle conclut. Son soleil blanc avait fini par l’éclairer. Et c’est le Blanc de ma mère qui maintenant est mon père. Je porte son nom et c’est lui qui m’a élevée.

    Voilà pourquoi ma mère dit qu’elle ne veut plus voir la trace des Nègres dans sa descendance. Et moi, je la comprends.

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et en toute sincérité, je me fiche de ce que les gens penseront de moi. Je suis née ici. Je suis d’ici. Désormais mes origines sont ici, ici en Europe, vous me comprenez bien ?! Je suis une Européenne. Je suis une Blanche ! Blanche je suis dans ma pensée. Blanche je suis dans mon quotidien. Blanche je suis par mon accent. Blanche je suis dans mon alimentation. Blanche je suis dans mon sourire. Blanche je suis jusque dans mes rêves. Dites-le-moi, pourquoi vais-je aller avec des Noirs ? D’ailleurs j’ai quitté Paris parce qu’il y en a trop ! Ils sont partout. Partout, on les voit. Dans les métros, dans les avenues, dans les magasins, et maintenant même à la télévision et dans la politique. On se croirait en Afrique! Aussi ai-je décidé de quitter Paris, de quitter la France. Je vis aujourd’hui dans le Gros-de-Vaud en pays vaudois, dans une petite commune de quelque deux cent habitants. Je suis la seule Noire du village et c’est mieux comme ça.

    Et quand je pense à toute la discrimination que ma mère a vécue depuis son arrivée en Europe. Les boulots de merde. Une administration qui vous discrimine au patronyme. Un voisin de palier qui vous soupçonne des odeurs de poisse et de viande de brousse. Une sphère politique qui vous traite de profiteurs. Un peuple qui vous prend régulièrement pour cible. Quand je pense à tout cela… Quand je pense à toute la discrimination que j’ai moi-même vécue malgré le fait que je suis Blanche. Quand je pense à tout cela, je me dis : non, plus jamais ça. Plus jamais de cette vilaine peau dans ma famille.

    Tout ce mépris, tout ce dédain à cause de ce noir qui salit ma peau si abondamment.Non, je ne veux pas de cela pour ma descendance. Quand je pense à tous ces produits que ma mère a déversé sur ma peau pour venir à bout de cette couleur du dénigrement, cette couleur du rabais, cette couleur de l’insulte, cette couleur de la suspicion, de la souffrance, de la pauvreté, du désœuvrement, de la famine, de la guerre, de l’excision, du mal, de toute la misère du monde… Je me dis non, je ne veux pas de cela pour ma progéniture. Je ne veux pas de la même souffrance pour mes enfants. Est-ce si difficile à comprendre ?… Je n’en veux pas.

    Et malheur ! Je dis bien malheur ! Malheur à mes filles couleur renversé à qui je donnerai un patronyme européen, celui de mon Blanc que j’aurais trouvé sans grande difficulté puisque je suis moi-même Blanche. Malheur à mes filles si elles ramènent dans ma famille un nom bizarre. Malheur à elles, si elles osent ramener encore cette couleur-là dans les voies de mes entrailles. Malheur !

     

     

       

     

     

     

    Cherche Blanc à marier. Rediffusion le lundi 3 juin 2013 à 16h sur RTS Deux. Un reportage de Philippe Mach et Isabelle Ducret Image : Philippe Mory Son : Blaise Gabioud Montage : Valérie Weyer

     

     

     

     

  • Pour aller danser...

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    … Elle avait beau se trouver au pied du mur, comme qui dirait qu’elle faisait tapisserie dans sa robe sac, mais tout à coup il s’est passé quelque chose, je ne sais pas, la brise du soir, un rien de sensualité coulant du boulevard, et voilà qu’elle s’est mise à onduler, toute lascive et molle, sa robe s’est remplie d’airs, on y a vu à travers, on aurait dit qu’elle dansait avec son ombre claire, enfin quoi plus belle qu’elle à ce moment-là tu oublies…
    Image : Philip Seelen

  • Une tragédie ordinaire

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    Sur Le Passé, d'Ashgar Fahradi.

     

    Il est certains films dont les qualités, qu'on pourrait dire simplement humaines, liées à l'émotion qu'ils suscitent à la ressaisie de situations dramatiques, voire tragiques, vont de pair avec l'élaboration d'une forme artistique accomplie, tant pour leur mise en scène que dans le travail des acteurs, et sans doute Le Passé, de l'Iranien Ashgar Fahradi, présenté au dernier festival de Cannes, en est-il un exemple des plus remarquables.    

     

    Ceux qui ont déjà vu Une séparation, qui décrocha l'Ours d'or du festival de Berlin en 2011 et fut admiré un peu partout dans le monde, se rappellent la première qualité d'Ashgar Fahradi, directeur d'acteurs dont l'extrême sensibilité se confirme dans Le Passé, en complicité parfaite avec d'admirables acteurs et un imagier de premier ordre.

    Si l'opus précédent du réalisateur iranien se passait à Téhéran, dont le climat social était assez lancinant, Le passé se déroule en région parisienne où Marie (Béatrice Béjo, saisissante d'intensité à foucades et replis) vit avec sa fille Lucie (genre grande ado révoltée, qui porte un lourd secret et à laquelle Pauline Burlet prête son très beau visage et sa sensibilité vive)) avec son nouvel ami Samir (Tahar Rahim, dont l'immense talent s'est imposé dès Le prophète de Jacques Audiard), le fils de celui-ci et sa fille cadette à elle - deux rôles d'enfants incarnés à merveille par les petits Elyes Aguis et Jane Jestin.  

     

    Lepassé04.jpgAu début du film, après quatre ans de séparation, le mari de Marie, Ahmad (le cinéaste Ali Mosaffa, passé de l'autre côté de la caméra) débarque à Paris à la demande de sa femme qui désire régler une procédure de divorce relevant apparemment de la formalité. Or la situation que découvre Ahmad, reparti au pays après avoir vainement essayé de s'adapter à la vie française, se trouve plombée par un secret, voire plusieurs secrets, qui entourent le geste désespéré de la femme de Samir, plongée dans le coma depuis des mois. Passons sur les détails, même si tout dans ce film repose sur les détails parfois infimes qui changent souvent le cours de nos vies, et que le scénario travaille en finesse. D'aucuns, à ce propos, ont parlé de pesanteur ou de lenteur, mais il me semble que le refus de dynamiser artificiellement l'action, au profit des sentiments en jeu dans leur dévoilement progressif, donne justement sa force sans pathos à ce film d'amour scellé par le tragique le plus ordinaire.

    Comme dans Une séparation, le regard porté sur ses personnages par le réalisateur, sans pesanteur accusatrice aucune, laisse entrevoir la part de responsabilité de chacun, jusqu'au plus innocent en apparence. Au latent sentiment de gâchis, qui pourrait se dégager de telles situations typiques des familles éclatées ou recomposées si banales de nos jours, s'oppose un effort de compréhension et de pacification, aux conséquences parfois imprévisibles, que poursuit ici l'ex de passage. Bref c'est un film à voir absolument que Le Passé, dont on ne sort pas bouleversé mais ému, touché, réellement interpellé...       

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  • On the Rocks

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    … La question n’est pas de savoir s’il est plus élégant de patiner sur un iceberg ou sur un glacier de Terre de Feu : ce qui compte est le style qui s’y adapte à chaque fois, car tout dépend des surfaces taillées et du plus ou moins aigu des angles, tant que de la consistance cristalline de leurs biseaux - mais quelle griserie c’est à tout coup de toupiller imaginairement sur son glaçon à la pointe de ses lames tout en laissant couler en soi la chaleur ambrée de son treizième Coca-cognac…
    Image : Philip Seelen

  • Un Gatsby qui en jette

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    Dans une version baroque et kitschissime, Baz Luhrmann se montre moins infidèle à la lettre qu'on aurait pu le craindre...

    L'adaptation cinématographique des grands textes littéraires est souvent décevante, et c'est un peu à reculons que nous allions assister ce soir à la projection de Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann, mais une chronique de Sorj Chalandon, dans Le canard enchaîné, m'avait incliné à une curiosité qu'auraient pu décourager divers autres jugements très négatifs. Excès de paillettes et d'effets spéciaux, avais-je entendu dire, blockbuster hollywoodien tape-à-l'oeil noyant le récit au dam de tout romantisme. Bref à peu près ce que je déteste à l'ordinaire.

     

    Gatsby03.jpgOr curieusement, c'est justement le summum de l'artifice qui m'a intéressé dans cette version frisant parfois le surréalisme dans le kitsch visuel, comparable au parti pris esthétique hyper-kitsch du Querelle de Jean Genet adapté par Rainer Werner Fassbinder, autre exemple d'une transposition paradoxalement très proche du texte en dépit de sa féerie plastique. Car les mots du texte de Fitzgerald traversent le film de part en part, sous la plume de Nick Carraway le narrateur. 

     

    Gatsby01.jpgJe comprends, cela va sans dire, la frustration de ceux qui s'attendaient à une adaptation plus "classique" du Great Gatsby, tant par le décor que par l'atmosphère de l'époque. En l'occurrence, cependant le "décor" numérique de New York et des châteaux, évoquant plus le Las Vegas d'un cocaïnomane que les demeures patriciennes de la côte Est, touche au rêve éveillé par sa grandiose folie autant que par l'hyperréalisme de BD des scènes misérabilistes, constituant une sorte d'objet en soi et ressortissant plus à la manipulations d'images virtuelles qu'au cinéma ordinaire, dans lequel s'inscrivent les protagonistes.

     

    Gatsby05.jpgCela étant, les personnages  du drame sont bien là, physiquement présents et "dégageant" leur aura particulière, autant en ce qui concerne Jay Gatsby campé par le magistral Leonardo di Caprio, que l'adorable Daisy en son double rôle (Carey Mulligan) et le "narrateur" Nick Carraway (Tobey Maguire) dont la présence décentrée de témoin est bien rendue par un jeu distancié non dénué d'attention amicale.    

     

    Bref, la partie psychologique du drame reste assez bien cadrée dans les scènes de retrouvailles de Gatsby et Daisy, ou dans la confrontation des deux rivaux, et la fin du film, par-delà les assommantes cascades de voitures et autres zooms calamiteux sur Manhattan ou les étoiles filantes, rejoint le livre de Fitzgerald en douceur, non sans un filet d'émotion, par la seule vertu des mots. Après cela,on oubliera vite le film pour revenir au livre... 

     

     

  • Au piège du temps

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    À propos du dernier roman de Martin Suter

     

    C'est  un livre étrange et un peu fou, dégageant une sensation physique e t psychique de malaise et de curiosité mêlés, que le dernier roman de Martin Suter, intitulé Le Temps, le temps et modulant une réflexion apparemment abstraite à partir de faits apparemment concrets sur la nature du temps.

    Lorsque Martin Suter était enfant, il recopia une comptine qu'il cite en épilogue et disant: "Le temps, le temps / il fait un long voyage, / il court il court / vers l'éternité".  

     

    Mais qu'est-ce au juste que le temps, dont on ne sache pas que même Marcel Proust l'ait rencontré ? Existe-t-il plus que Dieu dont on ne trouve pas le nom cité une seule fois dans la Recherche ? Le vieux Knupp est persuadé du contraire: il pense que le temps n'existe pas. Ce qui existe, selon lui, ce sont les modifications liées au passage des jours et des années, qu'il suffirait en somme de supprimer pour "tuer" le temps ou, plus exactement, afin de prouver que celui-ci n'existe pas.

     

    Le prof octogénaire Knupp a élaboré sa théorie après la mort de sa femme, une vingtaine d'années plus tôt, à la suite d'un voyage en Afrique. L'événement, bonnement inconcevable pour ce personnage très organisé,  l'a choqué au point qu'il en est venu, comme souvent cela arrive après les grands traumatismes qui nous font imaginer que l'événement n'est qu'un cauchemar, à reconstituer le monde environnant supprimant toutes les modifications apparentes, de la taille des arbres aux moindres objets constituant le décor de ce quartier petit-bourgeois propre-en-ordre où il se trouve que son vis-à-vis immédiat, un certain Peter Taler, a vécu à peu près le même drame, à cela près que sa femme à lui a été assassinée à sa porte.

    Comme on s'en doute, les deux personnages seront amenés à se rencontrer, et d'abord parce que Peter Taler, de la fenêtre qu'il ne quitte plus depuis la fin tragique de sa femme, observe sans discontinuer le voisinage en quête du moindre indice pouvant se rapporter à l'assassin, et plus particulièrement le vieux Knupp qu'il a naturellement soupçonné malgré les dénégations de la police. Or ce qu'il va découvrir, c'est que le vieux Knupp l'épie lui aussi, et depuis assez de temps pour savoir, peut-être, ce qui s'est passé le jour du meurtre. Ce qui les rapproche est évidemment le fait qu'aucun des autres n'a "tourné la page", rejetant chacun à sa façon la réalité et son inscription dans le temps De fil en aiguille, Taler va se trouver engagé dans l'entreprise de plus en plus extravagante de Knupp, qui ne laisse d'intriguer et d'inquiéter le quartier... Dans la foulée, on pense à Bouvard et Pécuchet en suivant les menées des deux personnages à la fois grotesques et comiques, auxquels le romancier parvient à nous intéresser.

     

    S'il démarre lentement et progresse au rythme des déambulations de nos deux barjos alémaniaques, ce roman singulier peut être lu comme une espèce de fable très suisse, à la fois par le climat  sourdement oppressant dans lequel il se déroule - le quartier a quelque chose de terrifiant dans sa tranquillité menaçante, où tous s'observent en coin - et par la réflexion qu'il développe sur le refus de tout accroc dans la trame des jours, revenant à la fois au refus de la mort et, bien entendu, de la vie.     

     

    Comme dans Small World, premier de ses romans explorant le bord des gouffres physiques et psychiques de la maladie d'Alzheimer, Martin Suter parvient à capter l'attention du lecteur avec un art de conteur simplement magistral, jusqu'au dénouement rusé à souhait.

    Martin Suter . Le Temps, le temps. Editions Bourgois, 354p.

  • Ceux qui n'en reviennent pas

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    Celui qui en reste baba / Celle qui se sent dépassée / Ceux qui se cherchent une contenance / Celui qui a découvert ses limites de tolérance à l’odeur corporelle au bureau / Celle qui prétend qu’elle reconnaît une personne de couleur les yeux fermés dans l’autobus / Ceux qui spéculent sur l’au-delà / Celui qui reprend sa mise / Celle qui va pour présenter sa fille Agathe au concours de Miss Handicap / Ceux qui ont fait leur deuil de leur l’Opel Kadett restée sous une coulée de boue du Teufelhorn / Celui qui en revient à l’omnibus pedibus selon son expression de radinus / Celle qui a compris que des enfants ne lui permettraient pas de s’affirmer en tant que battante à la japonaise / Ceux qui ont renoncé à se faire exploser dans un grand magasin par simple nonchalance / Celui qui est stupéfait de constater la vitesse de dégradation d’un visage quand la méchanceté sévit / Celle qui a fait le tour de la Question et ne se gêne donc plus de prendre du poids et même d’en jouir, ah, ah / Ceux qui se mouchent dans leurs doigts avant de serrer la main du dentiste aux ongles douteux / Celui qui pose en slip minimum dans le bulletin des Body Builders du quartier des Oiseaux / Celle qui est jalouse de son cousin Paul dont le magazine Je m’occupe fait l’éloge à propos de son élevage de ragondins / Ceux qui font le poing dans leur poche revolver / Celui qui gît sous le coup que Morphée lui a assené en plein débat sur le développement durable / Celle qui boit les paroles du diacre dont la ressemblance avec George Clooney diffuse une sorte de parfum de café subliminal / Celui qui vainc les forces du Mal en bombant le torse / Celle qui vainc les forces du Mal en fronçant le sourcil / Ceux qui ont vaincu les forces du Mal en leur jeunesse scoute et qui les reçoivent maintenant à goûter, eh eh / Celui qui dit que la modiste travaille du chapeau / Celle qui opine du chef et parfois du sous-chef / Celles qui font l’amour avec leur piano à queue mais au figuré s’entend / Celui qui change de nom la nuit / Celle qui demande à Pablo de l’étonner et qui se fait larguer dans la foulée / Ceux qui constatent que plus rien n’est comme avant et se demandent : et après ?, etc

    Image :Philip Seelen.

  • Le chorus géant d'Alain Gerber

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    Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.

    L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".

    NewYork9.jpgOn est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !

    De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.

    Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.

    C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.

    Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.

    Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.

    Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.

    Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p.

  • Cingria clochard cosmique

     

     

    Cingria130001.JPGLa nouvelle édition critique des Oeuvres complètes du génial Charles-Albert inspire même les pédants !

    Charles-Albert Cingria (1883-1954) est un immense écrivain mineur qui ne sera jamais lu par plus de mille lecteurs. Mais ceux-ci font des petits et l’œuvre, pas toujours facile d’accès, continue de susciter le même émerveillement candide ou savant.

    La légende de l’extravagant personnage, charriant mille anecdotes savoureuses, conserve son aura. Georges Haldas nous le décrivait pionçant sur des sacs de sucre à la gare de Cornavin ou lavant ses caleçons dans le Rhône; un autre ami l’a vu traverser la pelouse de l’éditeur Mermod et rejoindre la compagnie très chic en beau costume, prêté par ses hôtes, non sans traverser le bassin aux nénuphars. On en aurait comme ça des sacs !

    Cingria13.JPGVélocipédiste savant sillonnant l’Europe, d’Ouchy à Sienne ou de Genève à Paris, en passant par le Maroc et la Provence, avec sa petite valise aux manuscrits, son béret basque, ses boîtes de cachous (pour les enfants) et ses pantalons golf, Cingria fut le plus atypique des écrivains issus de Suisse romande. Pittoresque et bien plus, ce fils de famille cosmopolite (Turco-polonaise et genevoise d’assimilation) d’abord aisée et ensuite ruinée, ne gagna jamais sa pitance qu’en écrivant. Des tables l’accueillaient un peu partout pour le  sustenter et bénéficier de ses sublimes improvisations de conteur. Il vécut souvent à la limite de la misère, humilié par les bourgeois (et plus encore les bourgeoises) qui lui supposaient par ailleurs des mœurs douteuses. Un épisode pédérastique anodin - de jeunes voyous pelotés sur une plage - lui valut ainsi un bref séjour dans les prisons de Mussolini. Mais la sublimation radieuse, autant que l’alcool (certains le disaient « toujours ivre ») remplacèrent sûrement la vie affective et sexuelle de cet homme très pansu à tête de forçat dont l’œuvre, pourtant extrêmement poreuse et sensible, est pure de toute psychologie sentimentale.

    Or Cingria, autre paradoxe, s’est acquis des lectrices fanatiques, séduites par sa façon prodigieuse d’enluminer le monde, à l’écart des embrouilles politiques et de la platitude quotidienne. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs joué un rôle décisif dans le rassemblement d’une œuvre énorme mais longtemps éparpillée en une constellation de revues et journaux.

    Cingria7.JPGÀ relever alors: que ses écrits follement originaux, lumineusement profonds, furieusement toniques, mais aussi précieux, voire parfois abscons, n’ont jamais cessé d’être lus depuis la mort de l’écrivain. De nouvelles générations d’amateurs et de commentateurs se bousculent ainsi au portillon du paradis poétique de celui qu’on appelle familièrement Charles-Albert, comme Rousseau est appelé Jean-Jacques.

    Les deux premiers (énormes) volumes de l’édition critique des Œuvres complètes, qui en comptera sept , viennent de paraître sous couverture bleue à motifs dorés, témoignant de ce persistant et joyeux intérêt. On pouvait craindre, comme avec Ramuz, que les « spécialistes» asphyxient le texte sous leurs commentaires pédants ou jargonnants. Mais ce Gulliver, loin d’être bridé par les Lilliputiens universitaires, les inspire au contraire !

    À la première édition «safran» en 18 volumes, dirigée par Pierre Olivier Walzer et  suivant l’ordre chronologique des parutions, succède ici une édition critique qui a le grand avantage, après le désastre ramuzien, de placer les gloses, souvent bienvenues d’ailleurs, après les textes. De nombreux inédits intéressants, des notes de pas de page souvent utiles, des descriptions «génétiques»    également éclairantes donnent son sens à l’entreprise. Chaperonnée par la très diligente Maryke de Courten, introduite avec brio malicieux par Michel Delon, l’édition suit un classement parfois discutable mais en somme ingénieux et conforme à  l’esprit kaléidoscopique et buissonnant de Charles-Albert, dûment expliqué par la vestale du Temple que figure  Doris  Jakubec.

    Cingria77.jpgUne constellation d 'hommage persillés

    «Ah, sacré Charles-Albert !», s’exclame le jeune écrivain et lettreux vaudois Daniel Vuataz, 26 ans, qui vient de décrocher sa licence avec une étude consacrée à la légendaire Gazette littéraire de Frank Jotterand. Simultanément, le lascar a conçu et dirigé un triple numéro de la revue lausannoise Le Persil, fondée par Marius Daniel Popescu. 

    48 pages sur papier pelure grand format, réunissant des inédits, une iconographie formidable et des textes d’auteurs reconnus (comme Philippe Jaccottet, François Debluë ou Corinne Desarzens, notamment) ou de la génération de Daniel Vuataz, aux tons très divers et répondant éloquemment à la question-titre : «Pourquoi faut-il relire Charles-Albert Cingria ?».

    Après divers autres hommages «historiques», dès la mort de l’écrivain (la fameuse Couronne de la N.R.F., chez Gallimard, en 1955), deux petits livres également épatants viennent de paraître chez Infolio, sous la direction de Patrick Amstutz: Florides helvètes de Charles-Albert Cingria, par Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris, fourmillant de notations pertinentes; et  un recueil d’hommages intitulé Cippe à Charles-Albert Cingria, d’excellent niveau lui aussi.

    Charles-Albert Cingria. Œuvres complètes, Vol. 1 et 2. L’Age d’Homme, 2012.

    Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris. Florides helvètes de Charles-Albert Cingria. InFolio, coll. Le Cippe, 109p.

    Cippe à Charles-Albert Cingria, InFolio, Le Cippe, 118.

  • Ramuz classique en toute jeunesse

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    Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.  

     

    Ramuz1.jpgLes portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé.  Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.

    Panopticon44.jpgEntre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre.   Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.

    C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…

    Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.

    Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète. 

     

    Salut à beaucoup de personnages

    Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.

    Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en  découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien,  fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.

    PanopticonB124.jpgLe montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.

    Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé  et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.

    Or, ce que Ramuz a  vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’  Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».

    « L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à  la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…

     

    Un terrien au bord du ciel  

    Ramuz2.jpgRamuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.

    La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…

     

    (Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)

  • Ceux qui élèvent le débat

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     Celui qui rêve d'une nouvelle alliance entre les vivants et le vivant / Celle qui se relève en chantonnant avant de faire un doigt d'honneur à l'évangéliste en Mercedes /Ceux qui estiment que tout ce qui a été tordu peut être redressé / Celui qui se rappele "le monde merveilleux des métamorphoses qu'invente la féerie de l'enfance et que l'adulte dédaigne d'explorer pour le refouler en fantasmes morbides dont il s'empoisonne l'existence" / Celle qui renonce à dire que la vie est sacrée pour affirmer qu'elle est bien belle et bonne à vivre / Ceux qui récusent "l'art funeste d'étouffer la nature" que désignait Diderot / Celui qui recommande la tolérance pour toutes les opinions et l'intolérance pour tout acte inhumain / Celle  qui se sent mieux dans les brasseries que dans les temples et les cabinets de psys / Ceux qui s'opposent à toute forme de mutilation prétendue sacrée et à toute mise à mort sacerdotale des bêtes / Celle qui rappelle le geste de la poétesse Qurrati 'l-Ayn appelant dans la Perse de 1848 les femmes à se libérer du tchador et de la tyrannie masculine /  Ceux qui constatent que le sacré est trop souvent l'alibi de la barbarie / Celui qui peine à croire en aucun âge d'or de l'humanité même si les cueilleurs du magdalénien se la coulaient plus douce que les mineurs du Katanga ou les paysans chinois / Celle qui te fait valoir les dernières découvertes de la paléontologie selon lesquelles l'exhumation des squelettes aurignaciens ou magdaléniens ne laisse point apparaître de crânes fracassés à coups de battes de base-ball ou de poitrines percées au sabre de Ninja /  Ceux qui revendiquent l'acception première du terme de religio exprimant un sentiment de fusion entre les éléments inséparables du vivant genre tes meufs et les autres gazelles / Celui qui lisait Alain à dix-huit ans et rajeunit tout soudain en relisant dans Propos sur le bonheur que "nous sommes empoisonnés de religion" et qu'"il faut prêcehr sur la vie, non sur la mort; répandre l'espoir, non la crainte; et cultiver en commun la joie,vrai trésor humain" / Celle qui enjoint ses enfants de ne point se comparer aux autres au motif que chacun est unique / Ceux qui reconnaissent avec Raoul le Belge "qu'il n'y a que la volonté de vivre pour dissoudre ce qui la nie", et.

     Peinture: Robert Indermaur.

    (Cette liste fait partiellement écho à la lecture  de l'essai de Raoul Vaneigem intitulé De l'inhumanité de la religion, paru en 2000 chez Denoël)