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  • Donner à voir

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    La formule de Conrad. - Dans une espèce de nouvelle à valeur de profession de foi de "pro", datant de 1933 et intitulée Une centaine de faux départs, Scott Fitzgerald cite l'énoncé du "devoir" de l'écrivain tel que l'a formulé le romancier Teodor Jozef Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad: "Mon devoir est, par la seule puissance du mot écrit, de vous donner à entendre, de vous donner à sentir, mais il est avant tout de vous donner à voir".

    Or cela tombe bien, s'agissant de Fitzgerald dont on peut comparer directement, ces jours, ce que donne à voir son chef-d'oeuvre intitulé Gatsby (The great Gatsby) dans le fil qu'en a tiré Baz Luhrmann. Celui-ci nous en met plein la vue, comme on dit, mais que montre-t-il ? Beaucoup moins que ce que montrent les mots de Fitzgerald sur l'écran de notre cinéma mental. À vrai dire, les quelques qualités sensibles indéniables du film, si l'on excepte son délire visuel spécifique parfois intéressant, se rapportent aux mots et aux images du livre fidèlement recyclés. Sinon: trop de tape-à-l'oeil qui empêche de voir.

     

    Dicker5.jpgCe que montre Joël Dicker.- Le phénoménal succès de La vérité sur l'affaire Quebert a suscité autant de commentaires dépréciatifs, sur fond d'envie de nature variée, que d'enthousiasme, réduit par les plus sots à une affaire de marketing, alors que la première qualité du romancier Joël Dicker est aussi de donner à voir.  On a ressassé le fait que le roman faisait tourner les pages, comme s'il s'agissait d'un gadget mécanique, alors que son immédiate vertu est de donner à voir en imposant un espace romanesque clair et chargé d'énergie. On voit immédiatement Marcus Goldman courir à travers les rues de New York, comme on voit Holden Caulfield, le protagoniste de L'Attrape-coeurs de Salinger, errer dans les mêmes rues. Le fait que ce roman "culte" ait dépassé les 60 millions d'exemplaires et qu'il s'en vende chaque année plus de 200.000 n'a rien à voir avec un plan marketing prolongé - c'est un effet du charme singulier de l'ouvrage dont personne ne dira que c'est un chef-d'oeuvre mais qui n'en continue pas moins de faire tourner les pages -on en souhaite autant à Dicker...

     

    Fitzgerald13.jpgL'image parasite. -  Si l'une des forces du romancier est de donner à voir, comme le disait Conrad, il va de soi que cette recommandation n'est en rien une apologie d'un réalisme descriptif conventionnel de type photographique. S'il y a de très bons romans réalistes, et même dans la catégorie facilement décriée du réalisme socialiste (que ses contempteurs n'ont le plus souvent pas lu), le "donner à voir" de Conrad nous renvoie à ce que nous "entendons" aussi bien dans son prodigieux Typhon, récit d'un naufrage qu'on peut lire comme un poème épique ou une métaphore politico-sociale. Or la plasticité de ce roman, magnifiquement passé dans notre langue par André Gide, se retrouve dès les premières pages de Jean-Luc persécuté, l'un des plus beaux romans de Ramuz, comme il se retrouve dès les premières pages merveilleusement elliptiques et dansantes de Gatsby, par le seul moyen des mots.

    A contrario, et le film de Baz Luhrmann est là pour l'illustrer, la prolifération des images est un cancer pour l'oeil dont les métastases menacent l'esprit. Sans en faire une nouvelle querelle des images, je dirai pourtant que leur multiplication chaotique contrevient au point de vue de l'ange...       

     

     

  • Ceux qui donnent à voir

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    Celui qui révèle un certain jaune en le confrontant à un certain noir / Celle qui décrit le paysage en fouettant l'air de sa canne blanche / Ceux qui lisent la fleur par son seul parfum / Celui qui s'exhibe sur Youtube sans rien montrer que son cul à quelques milliers de cons dont certains gagneraient à être connus mais pas tous /Celle qui présente ses tulipes avec fierté /  Ceux qui regardent les jouets des enfants après leur départ qui à la ville qui à l'étranger / Celui qui n'aime rien tant que la vue des îles qui émergent du fleuve proustien dans une lumière que les critiques littmraires diplômés qualifient d'intemporelle /Celle qui pense que Dieu se montre dans la Nature mais pas partout / Ceux qui voient la lune quand on montre le rond de serviette / Celui qui affirme au colloque qu'une nouvelle Poétique est à fonder en insistant sur le fait que sa proposition soit homologuée dans les Actes finaux avec son nom et son titre précisés /Celle qu'on dit une coloriste des sentiments / Ceux qui regardaient l'opéra les yeux fermés - je parle évidemment de La Donna del lago diffusée sur Radio Beromünster en octobre 1956 / Celui qui montre son savoir à ses lycéennes un peu déçues qu'il s'en tienne là / Celle qui compare Nabila à une nature morte aux deux melons / Ceux qui font le détour par l'idéogramme afin de faire piger le truc aux réticents / Celui qui tend à épurer son discours de toute référence culturelle ou littéraire explicite afin de se rapprocher du peuple et des indigènes plus proches de la nature que ses collègues de la fac de Lettres / Celle qui a le don de raconter des conneries en 3D / Ceux qui dissertent à propos de la mise en espace des romans d'Ivy Compton-Burnett par le seul truchement des dialogues qui annoncent en somme Beckett et tout le fourbi / Celui qui donne à voir à condition qu'il ait à boire / Celle qui voit la IXe Symphonie de Mahler  rien qu'à déchiffrer la partition dans le métro aérien de New York pourtant tristement connu des mélomanes pour son acoustique discutable, etc.  

     

    Peinture: Joseph Czapski.

  • De vieux amis

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    Après notre cappuccio de tous les matins, assortis de force dolci, la Professorella nous a emmenés ce matin à Bocca di Magra tout en nous faisant l’irrésistible récit du séjour de l'écrivain Georges Borgeaud en Toscane, qui non seulement est arrivé à se faire payer le voyage mais a renouvelé en outre sa garde-robe aux frais de ses hôtes. Or nous sourions et rions sans discontinuer, avec la Professorella qui est devenue, en quelque jours une véritable amie, autant que le Gentiluomo. Moi qui me suis toujours senti mal à l'aise en compagnie des universitaires du milieu littéraire romand, le plus souvent guindés et rabat-joie, je suis enchanté par le bon naturel et la gouaille de la Professorella, dont l'enfance et l'adolescence très difficiles, la jeunesse problématique et borderline, puis les études menées contre vents et marées, le départ en Italie et la carrière, participent d'une expérience humaine et d'un caractère hors du commun qui me rappellent  la trajectoire inverse, d'Italie en Suisse, d'une Anne Cuneo. Sacrées bonnes femmes ! Et combien je suis content, aussi, de voir ma bonne amie, qui a passé sa licence universitaire la cinquantaine passée, s'entendre si bien avec la Professorella tandis que je souris aux vitupérations mussoliniennes du Gentiluono ne cessant de conspuer la pourriture actuelle du "povero paese" avec des accents nostalgiques et des incantations au Duce que je récuse évidemment.

     

    Professorella77.JPGNos amis prisent, tous deux, les romans policiers qu'on appelle gialli, en Italie, et je les verrais bien en protagonistes de romans noirs subtilement retors à la Highsmith, non pas assassins l'un de l'autre mais peut-être complices dans la couverture d'un meurtre particulièrement esthétique ou à valeur politique purificatrice. Je sens plus de tendresse, chez la Professorella, à l'endroit de son étudiant quinqua de la prison de Pise, meurtrier par amour, que pour ses collègues de la Faculté des Lettres de Lausanne dont elle  persifle volontiers les intrigues et les ridicules. Au chapitre toujours réjouissant des racontars, je me suis régalé de l'entendre évoquer les séjours, à Pise, d'un Gilles Deleuze et de ses secrétaires-esclaves, ou d'un Michel Foucault plus débonnaire à son dire; et le feuilleton de ses relations avec Maître Jacques, auquel elle a consacré tout un livre, ne m'a pas moins enchanté tant elle y met de couleur et d'humour. Plus qu'un bas-bleu ordinaire, comme on en trouve tant dans la paroisse littéraire romande, notre amie était LA spécialiste de littérature, un peu canaille sur les bords, qui pouvait évoquer la place de la femme dans les romans de Jacques Chessex ou parler de Nicolas Bouvier sans forcément poser à la vestale vénérante du Temple.            

    Copie de DSCN7334.JPGIl n'y a guère que quelques jours que nous avons débarqué à Marina di Carrara et pourtant, étrangement, il me semble que nous avons déjà là de vieux amis, tant nos souvenirs respectifs s'entrecroisent, de nos plus belles années  de jeunesse (selon le mythe dont aucun de nous quatre ne semble être dupe) à celles que nous vivons aujourd'hui, en passant par divers personnages que nous avons connus dans  la bohème lausannoise de l'époque où la Professorella hantait  le Barbare, la librairie anar de Claude Frochaux ou les rives du lac où les plus belles filles du monde (selon Godard) draguaient les mecs - je pense évidemment à la Professorella en fleur d'une certaine photographie vintage soupirant au pied d'un macho à chemise ouverte et avenir assuré dans le Barreau...                                      (A Marina di Carrara, ce jeudi 27 mars 2008)

     

    (Cette évocation est extraite d'un livre en chantier)

  • Ceux qui vivent dans les arbres

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentif aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel d'où il a chu / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient leurs enfants de la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

  • Temps présents

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    Notes de l'isba (38)

     

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil ! En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !

     

     Augustine.jpgWebcams. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.  Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    L'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité  de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là. Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de  Temps Présent.      

     

    MaxLobe.jpegFaits et fiction. -   Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres . Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...