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  • Le chant du monde

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    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les enfants en armes également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin. Les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur. Le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur… La tentation est alors de conclure qu’il n’y a plus rien : que rien ne vaut plus la peine, que tout est trop gâté et gâché, que tout est trop lourd, que tout est tombé trop bas, que tout est trop encombré. On cherche quelqu’un à qui parler mais personne, on regarde autour de soi mais personne que la foule, on dit encore quelque chose mais pas un écho, on se tait alors, on se tait tout à fait, on fait le vide, on fait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on est prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.

     

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux - l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret... 

     

     

    Peinture: Savoie, 2005.

  • Ceux qui sont de trop

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    Celui qui n'était pas attendu même pas au virage /

     Celle qui a retiré l'oeuf noir du nid àl'insu du coq / Ceux qui n'ont pas la masse musculaire requise à l'admission de l'école des tueurs / Celui qui déroge au dressing code de l'armée des ombres /  Celle qui a un nez de trop / Ceux qui reprochent à Anton ses succès cantonaux au hornuss / Celui qui taille tout ce qui dépasse y compris les ailes de travers / Celle qui tend à l'uniformisation des postures morales de ses catéchumènes  y compris albinos ou javanais / Ceux qui demandent au groupe de les coopter en tant que maillons solvables / Celui qui se sent seul au milieu des pères de famille divorcés néo-libéraux / Celle qui fait comprendre à son juge de mari qu'elle a la loi du plus fort avec elle en la personne du Hell's Angel  El Toro / Ceux qui se sentent mal au sein de la nature même traitée au DDT / Celui qui assiste au repas de l'araignée  non sans une pointe d'envie genre nouvelle cuisine /Celle qui n'avait pas compté sur le goût exclusif de son fils unique pour la laitue non traitée  / Ceux qui dansent sur le ventre de leur mère de façon  inappropriée / Celui dont la présence gêne à la réu des cadres abstinents vu qu'il s'abstient de s'abstenir / Celle qui se fait remarquer par une pertinence argumentative  indésirable au jugé des aînés de la faculté de théologie / Ceux qui font faire canon blanc à leurs recrues noires / Celui qui est tellement trop que c'en est assez / Celle qui défie le Conseil des loutres / Ceux qui font comprendre aux deux messies de retour qu'un suffira comme ça / Celui qui croit en Dieu juste ce qu'il faut / Celle qui n'a jamais promis d'oeuf à deux jaunes et passe donc pour fiable au titre de caissière de l'Association du minigolf / Ceux qui n'ont jamais été admis du fait de leur différence et en ont conclu qu'il leur faudrait se comporter autrement sans se renier trop enfin tu vois quoi ou quoi, etc.

  • En vivant, en voyageant, en écrivant...

    DSCN5906.JPGNotes25.jpgDU VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    ll va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

     

    Lucia23.jpgAvant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau - et rien de semblable ne se passe jamais entre nous, ou presque, en musique -, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

     

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.             

     

     

    Vernet1.JPGLA VIE ET L'ART. - Un peu plus d'une année après la mort de Floristella, et quinze ans après celle de Thierry, la présence de ces deux amis nous reste à la fois vive et dispersée entre leurs nombreux tableaux ornant les murs de la Désirade et ceux de nos filles, et ce qui nous reste en mémoire de nos moments de partage, une salade niçoise dans la cuisine de Belleville et la balade qui suivit aux Buttes-Chaumont, le vert des mêmes jardins dans les toiles de Thierry, le Christ orange de Floristella et le merveilleux chat blanc que nous avons vu aux Envierges et qui survit auprès de nous comme un ange tutélaire sur la toile qu'elle nous a offerte, ou les petits opéras de la cour de l'Hôtel de Ville dont Thierry concevait les décors, les coquelicots en Toscane de Floristella, la magie nocturne du port de la Spezia ressaisie par Thierry, et tant de moments, comme autant  de visions fugaces ou de minutes heureuses.  Qu'est-ce qui était de la vie ou de l'art dans cette double relation au double sens de l'affectivité et de la consonance artiste ?L'idée de le distinguer ne nous vient même pas, tant la présence réelle des oeuvres de nos amis pallie leur absence.   

     

    DESTINATION ROMA TERMINI. -  C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux partances sans retour, mais le seul drame ce soir serait de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une avant de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux...

     

    Copie de _DSC0002.JPG COLLINES ET COQUELICOTS .- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers, et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

     

    FONTAINES ET FILLES EN FLEURS. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...

     

                                                                                                               (Rome, le 19 mai 2009)

     

    DE LA PARESSE. - Promis-juré:  nous ne ferons rien aujourd'hui,  ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert: c'est cette façon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...

     

     

    DU LIEU PERDU. - La manière d'abruti du chanteur de charme sans voix enfilant, dans cette trattoria de la partie la plus abrutie du Trastevere, les rengaines sentimentales les plus éculées et privées ici du moindre charme, ne serait pas si répulsive si les tablées de Bataves et de Teutons et de Nippons ne lui faisaient une telle ovation d'abrutis...

     

     DU BLEU RETROUVE. - Vous en étiez à désespérer de toute cette vulgarité, assis sous les affiches en format multimondial du couple Beckham, vous vomissiez le nouvel Emporio quand, à trois pas de là, vous avez franchi la porte bleue pour vous retrouver chez les anges très humains et très poètes et très musiciens du très auroral et très pictural Beato Angelico...

     

     DU FANTASME DE TREVI. – Ils n’osent pas, hélas, franchir le pas; ils reviendraient bien à minuit, elle malgré son embonpoint, et lui malgré ses cheveux de vieille souris, se jeter dans la grande vasque, mais à minuit tous deux pioncent après une exténuante journée à rentabiliser le Passeport Musées…

     

    NOS CHERS HÔTES. - De retour à Marina di Carrara, où nous arrivons de Rome par le train, je me dis ce soir que voyager sans bien s'entendre avec sa compagne ou son compagnon, ou voyager sans faire de bonnes rencontres en chemin ne vaut pas la peine. Maintes fois je me suis reproché de ne pas savoir voyager, le plus souvent par réserve timide ou par indolence rêveuse. Dans ma vingtaine je suis allé maintes fois en Italie ou en Espagne, à Paris ou ailleurs dans l'idée d'y écrire un livre, et je revenais sans livre et sans avoir noué aucune amitié, assez semblable en somme au pauvre Ramuz séjournant à Paris comme un empoté alors que Cendrars écumait les bars. Mais même voyageant mal on voyage, on note en passant, Ramuz griffonne ses carnets du Louvre et ne pas le faire au Louvre eût été impensable ou tout différent, comme j'ai vécu une première fois la Toscane en la traversant à vélo sans rencontrer personne ou peu s'en faut; mais tous les jours je rédigeais mes chroniques dont La Liberté publiait des extraits, et quand je suis revenu à Sienne ou Cortone je me retrouvais un peu plus chez moi, sans que la chose puisse évidemment se comparer à notre arrivé de cet après-midi, chez nos amis de la via Bortoloni, accueillis à bras ouverts et bruyamment reconnu par le chien Thea - un peu moins par les chats... 

     

    Retrouver des amis chez eux, c'est retrouver une table et des bibliothèques où piocher et bouquiner sans s'occuper tout le temps des autres, des objets familiers, des objets usuels un peu différents, d'autres habitudes comme celle, pour le Gentiluomo, d'allumer le soir la télé pour vitupérer le "povero paese", ou celle, pour la Professorella, de courir après ses chats en multipliant les appels suppliants. Ainsi resterons-nous quelques jours chez ces amis dont le joyeux désordre de livres et de papiers, et d'animaux, et de tableaux, ressemble assez au nôtre en tout différent, l'amitié consistant à  se laisser aller...

     

                                                                                                  (Marina di Carrara, ce 22 juin)               

     

    COMBINAZIONE. – Au marché de Marina di Carrara vous attend Khaled et son étal de jeans de toutes les tournures et tous à dix euros, que vous essayerez sous le regard narquois des matrones - et pour un euro de plus le petit marchand vous filera la marque de votre choix, Gucci ou Dolce Gabbana, que votre conjointe y coudra volontiers…  

     

    Massa02.jpgLE PARTI DES ANIMAUX. – Sorry Sior Scrittor, étais-je tenté de dire ce soir à Guido Ceronetti en traversant ses collines de Toscane plus douces que nulle part ailleurs, scusi Signor mais je récuse votre façon de récuser toute descendance humaine au profit de l’Aragne ou du Scarabée plus dignes que nous, selon vous, de nous survivre – et qui dira donc la beauté des Crêtes siennoises en votre paradis retrouvé de blattes et de scolopendres, cher misanthrope que je soupçonne, quand les moustiques attaquent, de ne pas lésiner non plus sur le Fly Tox ?

    Or le plus drôle est qu'avec la Professorella, à la faveur de notre escale à Marina di Carrara, nous avons décidé de consacrer l'ouverture d'une prochaine livraison du Passe-Muraille à cet écrivain si singulier dont elle m'a l'air d'avoir tout lu, avec lequel elle se trouve en correspondance régulière et qui se dit prête à m'accompagner jusqu'à sa tanière des alentours de Chiusi.

     

     En attendant je n'en finis pas de m'étonner des curiosités de notre amie, qui nous a emmenés hier en un lieu au moins aussi insolite que le val magique de Mario del Sarto, et qui plairait à Ceronetti, évoquant à la fois une cour des miracles des animaux cabossés et rafistolés de toutes espèces, un biotope forestier paradoxal en plein imbroglio de routes et de bâtiments du bord de mer, enfin une sorte de labyrinthe poétique à la Lewis Carroll où l'on croise à tout moment tel lapereau fuyant comme un jouet mécanique ou tel paon majestueux faisant la roue pour lui-même (raison pour laquelle je l'ai surnommé Sollers), non sans découvrir au passage, derrière une haie de joncs ou le long de nombreuses pièces d'eau, entre autres cages et perchoirs, tout un monde d'oiseaux de jour ou de nuit aux plumages plus ou moins hirsutes ou dépenaillés, de rongeurs de tailles variées et d'ongulés, de volailles farouches ou de chevreuils boiteux. Et nous nous en allions ainsi par les allées, à la fois émus et vaguement enchantés, comme de vieux enfants perdus dans un rêve éveillé.

     

                                                                                                     (Marina di Carrara, le 23 mai)

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font la part des anges

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    Celui qui a appris à deux à lutter contre le froid / Celle qu'on croit inactive parce qu'elle fait des patiences / Ceux qui se vantent d'avoir vaincu la vanité / Celui qui fait effort de laisser-aller / Celle qui en apprend pas mal de ses têtes blondes / Ceux qui domptent leur impatience / Celui qui n'a pas su protéger ses enfants de la faiblesse / Celle qui rêvait de fabriquer une Angelina Joie bis et qui a été déçue en mieux / Celui qui fait partie d'un choeur et se sent donc l'âme grandie / Celle qui se sent protégée en chantant des motets de Schütz / Ceux qui écoutent la manécanterie du fond de la cathédrale / Celui qui sent son eau devenir plus tranquille / Celle qui libère ses cheveux en attendant que le vent se lève / Ceux qui relisent la liste des invités de Gatsby consignée par Nick Carraway dans les marges d'un annuaire de chemins de fer perimé /Celui qui marque ses pages avec une repro de l'Angelus Novus de Paul Klee cher à WB / Celle qui lit et relit L'Effondrement de Scott Fitzgerald en se rappelant ses belles années à Baltimore / Ceux qui ont connu le beau   type à guêtres violettes qui plus tard étrangla sa femme / Celui  qui se rappelle les ailes déployées des livres ouverts de Bergotte dans la vitrine de Monsieur Marcel de la librairie Chez Céleste / Celle qui se rappelle le zozotement de cet Edgar Beaver dont les cheveux sont devenus blancs comme neige en une nuit sans que nul ne sache pourquoi même pas lui / Ceux qui pensent toujours à l'un ou l'autre de leurs cousins quand la radio annonce un "accident de personne" / Celui qui ne fut au repos sexuel que dans le cercueil  que sa veuve fit visser fissa / Celle qui te dit comme ça que de Fitzgerald il faut lire "surtout les nouvelles" comme pour laisser les romans aux philistins /Ceux qui ne se souviennent pas d'avoir pensé qu'ils étaient enfants quand ils l'étaient / Celui qui a vu l'ange le premier mais n'en à rien dit au pharmacien Camomille / Celle qui jouit d'être seule avant et après le bureau / Ceux qui savent que les bureaux conspirent / Celui qui a connu la faiseuse d'anges de Montorgueil / Celle qui ne tombera pas du trapèze tant que l'ange la tiendra à l'oeil / Ceux qui savent que l'humanité perdra son enfance et donc son âme quand elle perdra son conteur, etc,  

     

     Image: Angelus Novus, de Paul Klee

  • Ceux qui étendent le domaine de la lutte


     

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    Celui qui écrit seul dans un phare désaffecté / Celle qui se réjouit d’aborder Plotin avec ses petits crevés / Ceux qui prennent tout leur temps pour faire ce qu’ils aiment dans une maison bien tenue / Celui qui range son atelier en écoutant du Vivaldi / Celle qui récurait le dortoir des séminaristes annamites à l’époque où Marguerite n’était pas encore Duras / Ceux qui accomplissent leur devoir civique avec la gravité des esclaves récemment libérés / Celui qui remet ses compteurs vitaux à zéro / Celle qui se remplit d’énergie en marchant le long de la mer aux poumons tonitruants / Ceux qui ne savent plus où ils en sont et se l’avouent et se sentent alors un peu mieux et parlent entre eux et c’est reparti mon fifi / Celui qui est paralysé par l’hésitation / Celle qui n’en peut plus de ne pas être écoutée / Ceux qui se taisent pour ne pas déranger / Celui qui préfère ses fantasmes à son esseulement et s’en retrouve plus seul encore c’est fatal / Celle qui tourne en rond dans la cage d’ascenseur de son cœur qui monte et descend comme un dément / Ceux qui sont d’autant plus vrais qu’ils n’ont aucune idée du faux / Celui qui se perd dans la Toile en espérant s’y retrouver par défaut / Celle qui a trop peu d’humour pour se risquer sur Facebook sans se blesser / Ceux qui ont trop de bons sens pour compter leurs amis / Celui qui voit l’avenir de Facebook dans le bistrot d’à côté / Celle qui écrit à ses 1777 amis et n’en a plus que 1666 quand elle a fini / Ceux qui se demandent comment donner plus de sens à leur vie sans se demander pourquoi / Celui qui parle trop vite pour s’entendre lui-même / Celle qui se dispute avec son conjoint sur le thème d’une morale plutôt innée ou plutôt acquise tandis que leur fils Kevin évalue la résistance bioéthique du chimpanzé Bono au moyen d’un fer à souder / Ceux qui ont tout misé sur leur visibilité sociale sans mesurer ses effets sur les bandes des quartiers défavorisés / Celui que la jobardise généralisée ne désarme pas du tout au contraire cher Hubert /  Celle qui lit Joseph de Maistre pour énerver sa mère végétarienne et adepte des Valeurs de Progrès / Ceux qui luttent pour ne pas se décourager de lutter / Celui qui te dit va voir en Afrique chaque fois que tu te plains de ce qui se passe dans ce canton à vrai dire épargné par la grande criminalité mais où les petites crapules pullulent en toute impunité / Celle qui trouve tous les jours une nouvelle cause à défendre sur son site garantissant le remboursement des causes perdues / Ceux qui estiment que la montée en puissance de la Chine remet en cause les fondamentaux de l’extension du domaine de la lutte, etc.

     

     

    Image: Philip Seelen

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ceux qui parlent en dormant

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    Celui qui est sous l’eau / Celle qui rêve à la Ville Sainte / Ceux qui font la paix dans le désert blanc / Celui qui parcourt tous les Calvaires d’Espagne / Celle qui drague entre les tombes / Ceux qui s’estiment les Remparts du Bien Foncier / Celui qui ne supporte pas l’odeur des tenniswomen / Celle qui fait ses lessives en tenue de latex / Ceux qui refusent l’absolution de l’évêque Boubacar Lomé invité à la chapelle des Augustines / Celui qui joue du banjo pour sa cousine trisomique / Celle qui a calculé que le ventilateur la décapiterait avant Minuit / Ceux qui fument de l’opium au Danemark / Celui qui sait tout du Grand Sylvain / Celle qui prétend avoir connu Soubise et ses oignons dans une vie antérieure / Ceux qui ont des fesses à la douceur de bourses en pis de chamelles / Celui qui légifère en fonction des avancées de son cancer du pylore / Celle qui pique les fleurs en papier de la salle d’attente du Docteur Belouga / Ceux qui se font tartir au bord de la mer Caspienne / Celui qui exterminait les hannetons du Champ Dessous au printemps 1955 / Celle qui tire la langue à l’abbé Charrat / Ceux qui se sont rencontrés à l’Amicale des éleveurs de vers à soie / Celui qui rêve d’emballer la caissière bègue de la COOP / Celle qui découvre que le Centre de sophrologie de V. est un vecteur de rencontres échangistes / Ceux qui hantent les tea-rooms de veuves encore faisables / Celui qui fait observer à sa voisine de palier Nadine Cruchon que la pie jacasse elle aussi mais est fidèle / Celle qui croyait que Nadine était une gousse / Ceux que Nadine Cruchon a déçus / Celui qui a repeint son violon aux couleurs de l’Equateur / Celle qui a envoûté Beckham par télépathie afin qu’il marque contre l’Equateur / Ceux qui n’ont jamais su où se trouvait l’Equateur ni les Pouilles / Celui qui a passé toute son enfance dans une township / Celle qui répertorie les blogs sataniques / Ceux qui rompent le pain de l’amitié, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Conversation sous les étoiles

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    Sur le dialogue. - Nous étions l'autre soir une chic équipe de poulains et parrains littéraires, sur la terrasse presque estivale d'un café du coeur de Lausanne, à parler de choses et d'autres en nous régalant de cuisine italienne, quand la plus jeune du quintet, prénom Isabelle (Isabelle Aeschlimann, auteure jusque-là d'un seul livre, Un été de trop), lança comme ça la question du dialogue: bonne question.

    La question du dialogue est en effet des plus intéressantes, rarement évoquée par la critique, en cela qu'elle est ce moment du roman où le personnage se dessine par ce qu'il dit et se définit par rapport à son interlocuteur. Le dialogue n'est évidemment qu'un moment du roman, il peut être explicite ou implicite, mais si ce détail sonne faux, gare à l'ensemble. Au cinéma, c'est pareil, où tant de films sonnent faux parce que leur dialogue reste artificiel - l'observation est assez accablante pour le cinéma suisse romand, notamment. Mais un certain cinéma français très dialogué pèche aussi, souvent, par excès de mots d'esprit et autres vannes flattant le public. Le vrai dialogue est une sculpture mobile dans l'espace. Le dialogue travaille le verbe en 3D. En passant, j'ai indiqué à la jeune Isabelle la piste des romans de la chipie anglaise Ivy Compton-Burnett, essentiellement tissés de dialogues qui "tiennent" l'espace et le temps d'incomparable façon.

    Or  Jean-Michel Olivier, présent à notre table et d'ailleurs parrain de la jeune Isabelle, a lui aussi faufilé tout son dernier roman, Après l'orgie, par le truchement d'un dialogue étincelant entre une jouvencelle chinoise déjantée  et un psy confit de jobardise; et l'autre jeunote de la compagnie , Anne-Frédérique Rochat (auteure pour sa part d'Accident de personne et Apnée), s'est déjà fait remarquer pour ses dialogues de théâtre incisifs voire barbelés; enfin l'ami Quentin Mouron, également de la partie. nous étonnera encore dans le même registre: cela ne fait pas un pli. Autant dire que la conversation sous les étoiles n'avait rien d'artificiel ou d'académique !  

     

    Simenon5.jpgDétour par Michel Audiard

    Cette question du dialogue est abordée, non sans pertinence mordante, dans un petit livre d'Alain Paucard, Président du Club des Ronchons, récemment réédité chez Xénia et consacré à Michel Audiard en ses oeuvres de verbe et de celluloïd, au titre de grand dialoguiste comparable à un Henri Jeanson.  

    Anar réac assumant jovialement sa liberté d'esprit, Alain Paucard distingue bien le dialogue français authentique monté de l'humus populaire et sa contrefaçon argotique de salon ou de bar chic. Grand connaisseur de cinéma, il oppose en outre les observateurs tendrement pessimistes  de la société (les Marcel Aymé, Duvivier et consorts) et les   artisans de cinéma  point trop sophistiqués ou moralisants (John Ford contre Hitchcock ou Kubrick), aux intellos des années 60 jugeant le cinéma populaire du haut des Cahiers qu'on sait...

    Et Paucard de préciser cela de très juste: "Le dialogue de film n'est pas de la littérature. Audiard, qui aime Simenon, l'a adapté plusieurs fois et n'a pas gardé une ligne du dialogue originel que pourtant il appréciait." Cependant un écrivain, poulain ou parrain, aurait beaucoup à apprendre des meilleurs artisans du dialogue, que ce soit au théâtre (relire Anouilh !)  ou au cinéma. L'une des faiblesses récurrentes du cinéma romand et de la littérature de même souche est d'ailleurs là, je le répète lourdement: platitude ou pédanterie du dialogue, sans parler des carences de scénars...

     

    Eva.jpgQuestion métier. - Bref, il faut revenir aux maîtres du genre, et par exemple aux nouvelles ciselées en finesse de Scott Fitzgerald ou aux premiers récits, à la fois comiques et plombés de mélancolie, de Tchékhov. Ou bien, exercice du jour pour votre atelier d'écriture, Madame, ou pour votre cours magistral, Monsieur, en l'Institut littéraire à fronton de Haute Ecole Spécialisée productrice de diplômes d'écrivaines  et d'écrivains (point trop vaines on espère. et non moins vains), cette leçon formidable que reste la revoyure, pour la énième fois, du chef d'oeuvre de Mankiewicz intitulé All about Eve, à détailler plan par plan pour le dialogue et sa mise en bouche par Bette Davis et Ann Baxter. autant que pour sa mélodie d'images...