À propos d'Une histoire de Jésus, de J.M. Coetzee.
Le nom du rabbi Iéshoua, que nous appelons Jésus dans la langue de Voltaire, sous "une seule voix", selon l'expression d'André Chouraqui, a suscité une quantité de représentations et d'interprétations. De l'unique Fils de Dieu rédempteur au zélote révolutionnaire, du mystique essénien au grand initié parmi d'autres, du Christ des douleurs au Pantocrator, Jésus n'en finit pas de nous interroger, comme on dit, et de nous inspirer, à travers ce que René Girard qualifie de révolution anthropologique, les sentiments et les idées les plus contradictoires et, parfois, les plus féconds.
C'est ce que je me dis chaque fois que je reviens à ce livre à la fois méconnu et génial, dans la postérité de Nietzsche et Dostoïevski, qu'est La Face sombre du Christ (paru chez Gallimard en 1964, avec une long essai-préface de Joseph Czapski), et c'est ce que je me suis répété à la lecture du dernier roman de J.M. Coetzee, Une enfance de Jésus, dont le titre original, The Childhod of Jesus, est à vrai dire plus affirmatif...
Certains lecteurs se demanderont probablement, à la lecture de ce roman, quel diable de rapport il peut bien y avoir entre l'histoire de ce petit David égocentrique et capricieux et celle que racontent les évangiles ? Or il y a bel et bien de la parabole, ou au moins de la fable romanesque, à la fois réaliste et tenant du rêve, dans le périple de David et de son protecteur Simon, de sa mère adoptive Inès et des autres figures vivantes de ce roman, y compris le chien Bolivar et le cheval El Rey.
Un homme prénommé Simon, la quarantaine mais sans passé défini, débarque un jour sur la côte espagnole en compagnie d'un gosse de cinq ans qu'il a recueilli sur le bateau sans avoir pu lire le papier, emporté par le vent, sur lequel était inscrit le nom de la mère et son éventuelle adresse.
Arrivés du sud de nulle part et sans ressources, comme des millions de migrants, l'homme et l'enfant se retrouvent d'abord dans un centre d'accueil de réfugiés d'un genre plutôt répulsif; puis Simon trouve un logement et un job de docker, amorce une relation avec une certaine Elena assez peu amène, et se met à la recherche de la mère de l'enfant dont il croit que son intuition (le coup de l'ange ?) va la lui faire trouver. Et de fait, Simon "reconnaît" la mère de David en la personne d'une femme dans la trentaine en train de jouer au tennis avec deux types, dont son frère. Or, priée à son tour de "reconnaître" son fils en ce môme inconnu, la prénommée Inès regimbe d'abord. Mais le lendemain, contre l'avis de son frère Diego, sous l'effet à vrai dire non identifié du saint-esprit et de son désir plus terre-à-terre d'avoir un enfant à elle, Inès se dit partante pour la reconnaissance en maternité, et c'est parti...
On ne raconte pas un roman de J.M. Coetzee: on le vit. Etce qu'on vit en l'occurrence est un très déroutant et très prenant roman de la relation fondamentale entre un homme et un enfant qui pourrait être son fils, un enfant et une femme qui pourrait être sa mère, des gens qui semblent tous tombés du ciel et en quête d'une vie nouvelle. Rien là-dedans, au demeurant, d'une fable pseudo-mystique à la Paulo Coelho! Rien d'explicitement chrétien ! Rien que de mystérieusement humain...
Dans la foulée, le roman touche à des multiples instances de la vie familiale ou sociale qui semblent aller de soi, qu'il s'agisse des sentiments maternel ou paternel biologiquement non fondés, de l'apprentissage des mots et des nombres par un enfant qui aimerait gouverner le langage et le réel, des raisons de faire l'amour ou d'y renoncer selon qu'on est home ou femme, des raisons d'admettre un travail abrutissant sans chercher à l'améliorer, entre autres.
Après les romans qui ont fondé la notoriété mondiale de J.M. Coetzee (prix Nobel de littérature en 2003), des mémorables Au coeur de ce pays et Michael K, sa vie, son oeuvre, jusqu'à Disgrâce, tous marqués par les réalités sociales et politiques de l'Afrique du sud au temps et au lendemain de l'apartheid, Coetzee n'a cessé d'explorer les multiples aspects de la réalité contemporaine et de ses propres migrations personnelles, entre la remémoration de Vers l'âge d'homme et le formidable Elizabeth Costello posant la question des pouvoirs de la littérature face au crime dit "contre l'humanité".
Quant à son dernier roman, il prolonge cette sorte de méditation romanesque en phase avec le "bruit du temps", sur une ligne finale qui me rappelle ce que le philosophe russe Léon Chestov appelait la "lutte contre les évidences", avec une façon de remettre en question nos certitudes qui évoque, en somme, celle d'un certain blanc-bec palestinien affrontant les docteurs de la Loi juive...
J.M. Coetzee. Une enfance de Jésus. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga Du Plessis. Seuil, 2013, 376 p.
Vassily Rozanov. La face sombre du Christ. Essai-préface de Joseph Czapski. Gallimard, 1964.
Léon Chestov. Sur la balance de Job (contenant notamment La science et le libre examen, et Les révélations de la mort) Flammarion, 1966.