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    Chessex27.jpgCamus.jpgEllroy.jpgJauffret.jpgLovey2jpg.jpgSuter.jpgHaslett.jpgSprenger5.jpg

    Regard rétrospectif sur une année de lecture

    Que reste-t-il de nos lectures de l’année écoulée ? Quels livres, lectrice ou lecteur, nous ont vraiment marqués ? Quel jugement critique serions-nous portés à développer ou à réviser avec le recul des jours ? Quel rendez-vous aurons-nous manqué ?

    Autant de questions, entre autres, qui peuvent orienter un bilan transitoire à la fois partiel et partial, que chacun nuancera ou contredira à sa guise…



    Chessex25.gifJacques Chessex post mortem

    Trois mois après la mort subite de l’écrivain vaudois, survenue le 9 octobre 2009, son dernier roman, encore corrigé de sa main, a paru dans un climat de scandale local exacerbé (on pourrait dire aussi commercialement boosté) par la mise du livre sous préservatif de cellophane, assortie d’une interdiction aux mineurs, à vendre donc comme un vulgaire magazine porno alors que Sade, Genet ou Bataille sont en poche et en vente libre dans les librairies. Tout cela qui relève du flafla hypocrite, mais le livre ? Sinon du grand Chessex : une assez forte figuration baroque de la dernière année du divin Marquis, alerte, insolent à souhait, enlevé, avec une frise de personnages bien silhouettés et un épilogue cocasse lié à la survie posthume du crâne fameux, qui rayonne encore comme un déchet nucléaire. Dernier pied de nez de l’écrivain aux puritains calvinistes ? On l’a dit un peu facilement, alors que l’inspiration claire-obscure de Maître Jacques est fondamentalement d’un puritain poète au lyrisme puissant, styliste parfois étincelant et merveilleux, mais aux pouvoirs nettement plus limités dans le registre du roman.

    Jacques Chessex. Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 170p. °°°

     Sainte Flannery

    Flannery28.jpgL'oeuvre fascinante de Flannery O'Connor (1925-1964) est ici réunie en un fort volume, avec une préface pertinente de Guy Goffette, un aperçu bio-bibliographique très substantiel, deux romans dont La Sagesse dans le sang (adapté au cinéma sous le titre Le Malin par John Huston), des essais éclairants, la correspondance également incontournable, réunie sous le titre de L'Habitude d'être, et enfin, et surtout pourrait-on souligner; les trois recueils de nouvelles qui lui valent la plus haute estime: Les Braves gens ne courent pas les rues, Mon mal vient de plus loin et Pour quoi ces nations en tumulte ?

    De Faulkner à Le Clézio, les plus grands ont salué cette nouvelliste sans par eille, d'un humour, d'un mordant, d'une empathie humaine et d'une pénétration spirituelle qui ont pu la faire comparer à un Bernanpos au féminin transporté dans le Deep South de sa Georgie natale. 

    Flannery O'Connor. Oeuvres complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1229p.  °°°°



    Camus.jpgCinquantenaire de la mort d’Albert Camus

    Les commémorations saturent désormais les médias, dans un emballement que stigmatisait le regretté Philippe Muray, non sans raison. Mais rappeler quelle perte signifia, pour la littérature française de la deuxième mnoitié du XXe siècle, la mort accidentelle d’Albert Camus, le 4 janvier 1960, peut être l’occasion de rendre justice à un auteur stupidement rabaissé au rang de « philosophe pour classes terminales ». Surtout, on en profitera de rappeler l’urgence de lire Le Premier homme dont le manuscrit inachevé fut retrouvé dans la Facel-Vega fracassée de Michel Gallimard et qui annonce, de toute évidence, un nouveau départ dans l’œuvre du romancier dont la puissance d’évocation et la pâte humaine n’avaient jamais connu cette densité et cette ampleur. À relire aussi dans la foulée : La Chute évidemment, chef-d’œuvre dostoïevskien, le discours de Stockholm que fonde une éthique clairement réaffirmée, ou les magnifiques proses de Noces, par exemple. Tout cela disponible en poche ou en Pléiade, salon les moyens de chacun… °°°°



    PanopticonP45.jpgL’Amérique parano d’Ellroy

    James Ellroy achève sa trilogie historico-panique avec Underworld USA, évoquant la face sombre des années Peace & Love, sinistre suite de tragédies amorcée en 1963 par le « grand moment » de l’assassinat de JFK, premier des complots suivi par les exécutions de Martin « Lucifer » King – selon le mot de l’affreux Hoover – et de Robert Kennedy, bête noire de ce dernier, jusqu’à la réélection de Nixon. Non sans brio, le maître du roman noir californien brosse une fresque grouillante sans donner, aux personnages de premier rang, le relief qui donnerait à l’ensemble sa valeur de chronique «à l’antique». Ellroy, si remarquable parfois dans ses romans plus serrés, se perd dans cette vision somme toute paranoïde et confuse, qu’on dira finalement l’Amérique d’Ellroy. Mauvais signe enfin : un an après sa lecture, on ne se souvient presque de rien d’Underworld USA…

    James Ellroy. Underworld USA. Rivages/Thriller, 840p. °



    Sollers25.jpgAu Jardin de Philippe Sollers

    Plus de 900 pages pour détailler son amour de l’amour, du bonheur, de la musique de Mozart et de la peinture de Fragonard, entre cent autres célébrations passagères (Hugo, Fitzgerald, Cioran, Beauvoir, etc.) ou récurrentes (Rimbaud. Nietzsche, Joyce, Dante), et comment le rejeter sous prétexte qu’on ne peut pas sacquer le personnage parisien, frimeur de première évidemment ? Or, Sollers a beau ne pas aimer qu’on préfère chez lui le critique au romancier, ou le liseur, le passeur, comme on voudra : le fait est que c’est par le chemin des autres qu’on le suit le plus volontiers à la rencontre de lui-même, essayiste inépuisable qui a l’art de sensibiliser tout ce qu’il touche et de l’inscrire dans sa mosaïque toute personnelle. Après La guerre du goût et l’Eloge de l’infini, cette suite représente, autant que les précédents, plus qu’un banal recueil de textes publiés dans les journaux, magazines et autres revues : un formidable Work in progress où puiser sans relâche à son tour.

    Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 918p. °°°°



    Jauffret2.jpgJauffret forcément noir

    Le noir a toujours marqué les romans de Régis Jauffret, souvent avec une sorte de complaisance morbide, à croire que l’écrivain « projette » sa sinistrose intime plus qu’il n’observe le monde tel qu’il est. À meilleure preuve : la frise lugubre de ses Microfictions, perdant de leur crédibilité à force de gros traits affreux. Or je suis loin d’être gêné par la noirceur – je place très haut la pure horreur de J’étais Dora Suarez, de Robin Cook -, mais je n’aime pas l’artifice affectant la noirceur. Surprise là-dessus : Sévère sonne plus vrai, qui constitue la mise en voix de l’affaire Stern, où le romancier parle au nom de la meurtrière, dans une forme cinglante qui n’a pas valeur de plaidoyer pro domo mais aide à certaine compréhension. Hélas, à un an de distance, rien ou presque ne me reste de ce roman « de circonstance »…

    Régis Jauffret. Sévère. Seuil, 160p. °

    Le poète et les philistins

    entrer des mots clefsPaul Léautaud affirmait qu'un prix littéraire, comme une médaille à un bovin aux comices agricoles, déshonorait un écrivain... mais c'était après qu'il eut pas mal espéré le Goncourt pour Le petit ami. De son côté, Thomas Bernhard veut bien des prix, pour les facilités financières qu'ils lui rapportent, mais ce n'est pas pour autant qu'il se mettra à plat ventre - c'est le moins qu'on puisse dire - devant ceux qui l'honorent, et notamment ceux qui le font pour s'honorer eux-mêmes sans lui montrer le moindre intérêt. Huit récits et trois discours, dont une incroyable diatribe qui mit en rage un ministre de la culture et fit fuir la compagnie, composent ce cocktail explosif et délectable, illustrant autant le ridicule de scertaines institutions culturelles que la vanité blessée de l'écrivain. Curieusement, ce livre épatant resta inédit du vivant de l'auteur, disparu en 1989, mais ceux qui aiment TB se jetteront dessus ! °°°

    Thomas Bernhard. Mes prix littéraires. Gallimard, coll. Du monde entier, 137p.     

     

     





    Lovey.jpgNos années « russes »

    La réapparition, ces derniers jours, au premier rang de la scène internationale, de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui fut l’homme le plus riche de la Russie et que Poutine, de plus en plus fortuné pour sa part, a « sacrifié » pour des raisons tout autres que morales ( !), rappelle l’improbable quête-enquête d’une des protagonistes de ce roman, qui évoque l’évolution de la Russie et des sentiments qu’a pu inspirer ce pays mythique à travers les générations. S’il n’est pas vraiment drôle, en dépit de l’humour qui en imprègne les pages, ce roman est en revanche original, très prenant en ses premières pages chorales et attachant ensuite par le jeu des relations douces-acides entre ses personnages. Une espèce de spleen, évidemment tchékhovien, en marque la tonalité sur l’air de la jeunesse perdue…

    Catherine Lovey. Un roman russe et drôle. Zoé, 224p. °°°



    Rolin02.jpgVoir Bakou et ne pas mourir

    La bourlingue rêveuse, érudite et grappilleuse, épique et poétique à la fois, donc forcément cendrarsienne sur les bords, d’Olivier Rolin, se poursuit ici sur le ton du journal-fiction relancé par auto-référence. Six ans après une première escale, et pour déjouer ( ?) un suicide annoncé en 2004 dans Suite à l’Hôtel Crystal, censé se réaliser en 2009, l’écrivain revient sur le lieu du crime et en tire un livre où son art de l’évocation donne le poids qui manque à la nécessité fondamentale (à mes yeux en tout cas) du projet.

    Olivier Rolin. Bakou, derniers jours. Seuil, 173p. °°



    Kracht2.jpgUchronie helvète

    Les succès glanés en Germanie font désormais apparaître des auteurs en traduction française, via Paris, qui modifient nettement les rapports entre Confédérés de langue différente. Un journaliste parisien à la mode proclame tout à coup que le jeune Christian Kracht est un auteur suisse à ne pas louper. Ah Bon ? Comme on est curieux, on va y voir, pour découvrir un roman tout à fait curieux, de type uchronique, décrivant une Suisse soviétisée en guerre contre l’Allemagne nazie gagnante en Europe. Le roman punkoïde ne manque pas de chien mais est un peu court dans ses développements, le dino Dürrenmatt est allé plus loin et plus profond dans ses variations sur le Réduit national, mais la chose ne manque pas de sel.

    Christian Kracht. Je serai alors au soleil et à l’ombre. Jacqueline Chambon, 142p. °°



    Suter.jpgSuter ou l’excellence

    Martin Suter est au roman suisse à succès ce que Roger Federer est au tennis mondial : il réussit. Avec de vraies réussites romanesques, à commencer par Small World, étonnante plongée dans le dédale de la maladie d’Alzheimer, et des récits d’époque magnifiquement ficelés, abordant à chaque fois des thèmes intéressants au fil de stories crédibles. Storyteller : c’est l’auteur nouveau qui séduit sans faire forcément la pute, ce qu’un certain milieu littéraire a de la peine à avaler, qui rêve de réussite « pure ». À cet égard, Le cuisinier joue sur un velours tout de même équivoque : la passion des gens pour la cuisine, et en l’occurrence corsée de pouvoirs aphrodisiaques, et la mauvaise conscience des Suisses par rapport aux immigrés, en l’occurrence Tamouls. Résultat ? Une excellente story, fine et sensible, bien documentée sur les milieux traversés, propre en ordre comme un match de « rodgère », le top de la compétence, mais c’est ailleurs qu’on ira chercher failles et les vertiges qui font la grande littérature.

    Martin Suter. Le Cuisinier. Christian Bourgois, 343p. °°



    Haslett.jpgLa tache américaine

    Après Bret Easton Ellis, avec American Psycho, et La Tache de Philip Roth, un nouvel auteur se révèle en force avec un roman qui met en contraste deux sociétés antinomiques : celle des nouveaux traders de Wall Street, prêts à tout pour faire de l’argent avec l’argent, et celle de l’ancienne élite intellectuelle que représente la vieille prof d’histoire Charlotte, sœur du Président du Trésor. Entre Douglas Panning le battant sans scrupules, marqué à vie par une bavure militaire qu’il a vécue durant la guerre du Golfe, et Charlotte, titube un tout jeune ado sans repères dont le père, ruiné et suicidé, symbolise la ruine d’un Système déliquescent. Le roman ne se réduit pas pour autant à une démonstration : c’est un livre vrai qui fait mal, admirablement conçu et construit, filtrant aussi bien les composantes complexes de l’économie, et restituant aussi les nuances physiques ou affectives de la vie. À mes yeux : une des lectures les plus marquantes de l’année.

    Adam Haslett. L’intrusion. Gallimard, 362p. °°°°



    Sprenger2.jpgUn amour paradoxal

    Après deux premiers romans affirmant une voix et une vision du monde assez proche de celle de Jacques Chessex, sur fond de puritanisme et de désirs contrariés, Anne-Sylvie Sprenger relève un défi romanesque assez casse-cou en revisitant le drame de Natascha Kampusch, la séquestrée autrichienne, dans un contexte romand et avec une paire de personnages crédibles en dépit de l’extravagance de leur confrontation. On connaît le phénomène qui fait s’attacher un otage à ses gardiens, précisément documenté par Kampusch. Mais la romancière investit ici un espace narratif propre, où la séquestrée devient en somme le maître du jeu, aimante et donneuse de vie, que son prédateur névrosé ne parviendra pas à suivre dans son dessein libérateur. Elliptique, et parfois abrupt, le roman n’en pose pas moins de vraies questions, et sa musique y ajoute.

    Anne Sylvie Sprenger. La veuve du Christ. Fayard, 152p. °°°



    entrer des mots clefsVolodine multiface

    Trois romans d’un coup, sous trois pseudos différents, à commencer par Ecrivains d’Antoine Volodine : cela devait faire un grand coup éditorial, qui a été dûment relayé par les médias, mais dont il reste quoi passé l’effet d’annonce ? C’est ce que je me demande tout de même après une année, et même appréciant la tentative de Volodine de constituer tout un univers imaginaire parallèle, aux multiples ramifications. Cela étant, et pour l’essentiel, la démarche collective du post-exotisme me semble de plus en plus montrer ses limites, manifestes en tout cas dans la mise en relation de ces trois livres de Volodine, Manuela Draeger et Lutz Bassman. Rien à voir, évidemment, avec le développement des œuvres hétéronymique d’un Pessoa, inventant à chaque fois des langues et des univers différents. Ici, l’idée d’un collectif travaillant à divers degrés sur une œuvre multiforme est intéressante à l’état de projet, mais son aboutissement littéraire laisse tout de même perplexe, pour parler gentiment.

    Antoine Volodine. Ecrivains. Seuil, 185p. Lutz Bassmann. Les aigles puent. Verdier, 160p ; Manuela Draeger, Onze rêves de suie. L’Olivier, 196p. °°



    Coulon2.jpgPremier galop

    Le critique littéraire guette la relève avec attention, impatient de découvrir une nouvelle voix, et particulièrement dans la jeune génération. Or il m’a semblé déceler, chez Cécile Coulon, comme chez Sacha Sperling à la fin de l’année précédente, un ton et une vivacité, un talent de narration et un potentiel annonçant peut-être un écrivain à venir en dépit des limites de cette variation « américaine » sur des thèmes rabattus par des auteurs « cultes » à la Carver et autres Carson McCullers. Reste à voir si la promesse de ce premier roman se confirmera, comme on l’attend aussi de Sperling…

    Cécile Coulon. Méfiez-vous des enfants sages. Viviane Hamy, 107p. °°



    DelAmo.jpgComme un chœur proustien

    L’évidence d’un talent littéraire nouveau avait été remarquée dès la parution d’Une éducation libertine, confirmée avec Le sel, deuxième roman de Jean-Baptiste del Amo d’une tonalité toute différente. Les relations « sourdes » entre membres d’un même clan familial en tissent la substance vocale, très finement modulée par des dialogues qui s’inscrivent dans le flux d’une narration à multiples points de vue. Parfois trop marqué, le tour « littéraire », parfois trop ostensiblement « poétique» du roman nuit à son déploiement naturel puissant, lié à des situations fortes. Bien dessinés pour la plupart, les personnages pèchent ici et là par schématisme, à la limite de la caricature, à commencer par la figure du père dominateur contesté dans ses positions. Encore un peu formaliste et fié, le roman annonce cependant un vrai tempérament d’écrivain dont la modulation narrative du temps en impose.

    Jean-Baptiste del Amo. Le Sel. Gallimard, 284p. °°



    Moeri.JPGUn comique tout actuel

    L’imagination « sociologique » des écrivains francophones est assez pauvre, et notamment en Suisse romande. J’entends par là que rares sont les auteurs qui traduisent, par leur observation, les faits et les mouvements significatifs qui « travaillent » nos sociétés en mutation, ou qui captent les faits de langage caractéristiques de ces changements, comme sait les ressaisir un Michel Houellebecq. Or, avec plusieurs romans et autres recueils de nouvelles, Antonin Moeri a bel et bien montré cette capacité, corsée par un sens du comique, du grotesque ou de la dérision qui font merveille dans son dernier recueil, savoureux en diable et ressaisissant un climat « classe moyenne » typique de la nouvelle société consommatrice et « positive » en diable. La chose est d’autant plus cocasse que ces nouvelles se passent, pour majorité, dans un bourg de la riviera lémanique chère au vieux Ramuz, qui souffrirait sans doute de voir à quel point le village planétaire a colonisé nos vénérables rivages vignerons où se pointent informaticiens névrosés et négresses pétant de santé…

    Antonin Moeri. Tam-tam d’Eden. Campiche, 235p. °°°


    Douna21.jpgUne voix nouvelle

    Surprise épatante dès les premières pages de L’Embrasure : une voix, un allant irrépressible, un regard sur l’homme et la nature marquent l’apparition d’un nouvel écrivain en la personne de Douna Loup. On pense à La Bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic en lisant ce récit d’un chasseur confronté à l’énigme de la destinée humaine, et aux instances secrètes de la mort, qui a cru pouvoir vivre en parfaite autarcie masculine et découvre un autre monde avec celle qui a été rebaptisée Eva. Sans une hésitation, malgré le recul des mois, ce livre m’apparaît comme un des cadeaux de l’année 2010, promesse qui nous fait attendre beaucoup de la jeune romancière genevoise.

    Douna Loup. L’Embrasure. Mercure de France, 184p. °°°


    Kerangal.jpgLe roman à venir

    Tonique et passionnant de bout en bout : tel m’est apparu Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal, listé sur la plupart des grands prix et gratifié d’un très mérité Médicis. La mention actuelle de Jules Romains fait très vieux jeu, que John Dos Passos mettait pourtant bien plus haut, à l’époque, qu’un Sartre ou que d’autres romanciers français, pour sa vision panoramique de la métropole parisiennes (Dans Les Hommes de bonne volonté) et sa façon de faire parler la communauté des hommes. En l’occurrence, la romancière nous propose un vrai roman de la mondialisation, dont le chantier géant du pont de Coca est le lieu. Epique et lyrique, polyphonique et conçu comme un merveilleux meccano mobile, ce roman vaut enfin par son rythme et ses qualités d’évocation, qui pallient ses limites dans la réalisation de ses personnages, dont la plupart restent stylisés, voire un peu schématiques.

    Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont. Verticales, 315p. °°°°

    Echenoz.jpgUn génie revêche

     Après Zatopek et Ravel, Jean Echenoz faufile une troisième biofiction sur le canevas de la vie et des oeuvres d'un ingénieur-artiste dont nous suivons l'irrésistble ascension, dans l'Amérique en train de s'électrifier à outrance, puis le déclin et la chute en douceur, dans un tourbillon plus ou moins odorant de plumes de pigeons - une autre de ses passions. En filigrane se module une réflexion-méditation frottée d'un rien de mélancolie, sur la captation des inventions des poètes par les tâcherons de l'utilitaire, la solitude de l'artiste et la beauté de l'Inutile. Tout cela porté par une écriture fluide et merveilleusement évocatrice, avec quelque chose de souplement constructiviste, si l'on ose dire - et l'on ose.

    Jean Echenoz. Des éclairs, 180p.  °°°   

     Adieu à Georges Haldas

    Haldas18.JPGC'est un grand écrivain de la Relation qui a disparu le 24 octobre 2010 à Lausanne en la personne de Georges Haldas, âgé de 93 ans et laissant qui laisse une oeuvre d'une centaine de titres, où domine la ressaisie de l'instant ou du temps déployé dans une constellation de chroniques inépuisables. Ses premiers livres marquants, Boulevard des Philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973), rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l'attention à la chose politique, puis à la mère, figure discrète magnifiée, aussi, dans le recueil poétique des Funéraires. Quoique défendue à Paris par Georges Piroué, chez Denoël, l'oeuvre d'Haldas ne passa jamais vraiment la barrière du Jura, n'était par le truchement des éditions L'Age d'Homme, où Vladimir Dimitrijevic publia l'essentiel de ses livres. Dès 1975 parurent ainsi les quatre volumes, parfois bien touffus, de La Confession d'une graine, les seize volumes des carnets quotidiens de L'Etat de poésie, et quelques ouvrages plus largement connus du grand public, tel le triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987). °°°°      

     Olivier3.jpgCandide nègre

    Ce livre manquait, qui joue avec brio sur les clichés de ce qu’on pourrait dire le Feuilleton planétaire, avec son carnaval échevelé de fantasmes recyclés tous les jours par les médias mondiaux. Le modèle voltairien du Candide n’est pas immédiatement évident, et pourtant c’est bien cette figure de témoin plus ou moins ingénu que l’auteur promène d’Afrique à Hollywood, puis des paradis du tourisme sexuel à la Suisse des femmes de banquiers frustrées. Peut-être déstabilisé, dans les premières pages, par la charge énorme sur l’Afrique à la fois pillée et cupide, le lecteur comprend ensuite que tout le roman se développe en deuxième degré sarcastique, parfois jusqu’à saturation. L’abus des marques citées, comme chez Bret Easton Ellis, ou des références musicales constituant la « bande-son » du livre, alourdit l’ouvrage, dont le tonus reste impressionnant.

    Jean-Michel Olivier. L’Amour nègre. Bernard de Fallois/ L’Age d’Homme, 350p. °°°

    entrer des mots clefsBonaparte au col de l'Histoire

    C'est un récit des plus originaux que ce nouvel aperçu, qu'on pourrait dire intimiste et très minutieusement descriptif, au demeurant, du fameux épisode du passage du Saint-Bernard par Bonaparte et son armée, en mai 1800. Comme en abyme, puisqu'il s'agit d'une leçon particulière à épisodes commandée au narratateur par un bon père, pour l'édification d'une demoiselle Oth, sa fille, l'épique épisode joue beaucoup sur un subtil mimétisme, puisque le prof s'ingénie à capter l'attention de sa pupille plutôt fascinée par telle maîtresse de Bonaparte en Egypte, tel fringant général (le superbe Desaix promis à la plus subite mort à Marengo) ou tel prince victime du sombre sacrifice qu'on sait (le duc d'Enghien), quand elle ne s'intéresse pas plus trivialement à l'intendance, détaillée à la folie. Or, de tout cela se dégage une vision kaléidoscopique du drame napoléonien, traité dans une sorte de spirale temporelle relevant de la rêverie romanesque au meilleur sens. 

    Jean-Yves Dubath. Bonaparte et le Saint-Bernard. D'autre part, 153p. °°°  

       entrer des mots clefsVitelloni à la valaisanne

    On se rappelle en souriant les dadais provinciaux de Fellini, dans Les Vitelloni, en suivant les pérégrinations du double romanesque d'Alain Bagnoud, fils de vigneron du Valais qui débarque à Genève pour y faire ses études de lettres non sans hésiter entre les carrières de chanteur de rock, de peintre ou d'écrivain. Le titre de ce troisième volet d'un triptyque autiobiograpique (après La Leçon de choses en un jour et Le jour du dragon) est emprunté à un standard de Marclette Honoré, The Blues of passing vocations, sur lequel ont rêvé le protagoniste et ses compères Dogane (le fils d'immigrés italien dandy dont les errances sexuelles inquiètent un peu son ami), Léonard (le chanteur et guitariste du groupe The Dragon), entre autres figures de cette semi-bohème juvénile détonant plus ou moins dans la communauté encore soudée du lieu, où les émules de Dylan & Co se contentent pour le moment de faire les bals locaux...

    Après un début qui rend bien le malaise du jeune plouc débarquant dans la grande ville froide où il a le sentiment d'être snobé par tout le monde, l'auteur égratigne les poses artificielles des étudiants se piquant de modernité jargonnant à qui mieux mieux, dans une veine qui se veut satirique mais qui lui convient peu, par trop lourdingue. Bien meilleur dans l'évocation des atmosphères et des personnages de son environnement naturel, et surtout après son retour au pays, Alain Bagnoud excelle à saisir la gêne liée au choc des mentalités, entre parents paysans et jeunes gens en train de s'américaniser, Valais traditionnel et nouvelle culture émancipée. Au fil de dialogues aussi elliptiques que significatifs, avec pudeur et tendresse, l'écrivain restitue bien ce moment des grandes espérances universalistes des années 70 en butte à la réalité rabat-joie de la Suisse profonde.

    Alain Bagnoud. Le Blues des vocations éphémères. L'Aire,206p. °°

    entrer des mots clefsPortrait en creux

    J.M. Coetzee n'est pas du genre à se flatter, comme on a déjà pu le constater à la lecture des Scènes de la vie d'un jeune garçon et de Vers l'âge d'homme, deux premiers récits à caractère autobiographique. Or il va beaucoup plus loin, dans L'été de la vie, en développant un portrait post mortem de l'homme qu'il a été dans l'Afrique du Sud des dramatiques années 1970, par le truchement d'une enquête biographique menée par un universitaire auprès de quatre femmes et d'un collègue. Le résultat est saisissant, relevant du vrai roman en abyme et jouant sur la multiplication des points de vue et la variété des genres, entre carnets et inteviews. D'un témoignage à l'autre, c'est en outre le portrait des témoins qui se dessine en même temps que celui de l'écrivain défunt dont rien ne permettait de penser, alors, qu'il allait élaborer une oeuvre majeure tant il semblait un homme ordinaire, voire falot. On se rappelle le magnifique Elizabeth Costello et ses aperçus sur les télescopages de la littérature et du réel, en lisant ce livre tendre et drôle, extraordinairement poreux et subtil, mobile, lucide et sourdement sensuel. 

    J.M. Coetzee. L'été de la vie. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 315p. °°°°    

    entrer des mots clefsL'art d'un conteur

    Raphaël Fayolle a le sens de la narration, et plus précisément le sens du conte, au sens où l'entendait et le pratiquaient un Marcel Aymé ou un Pierre Gripari. Qui plus il est, il lui vient des idées absolument originales qu'il parvient à moduler de façon asticieuse et intelligible, avec des trouvailles épatantes et une sorte de poésie fluide et plastique qui rappelle un peu, aussi, les conteurs d'une certain réalisme magique italien ou latino-américain. Sept couleurs, de La Maison rose introduisant un saisissant paradoxe, aux Escarpins rouges nimbés d'enfantine cruauté, en passant par Le ballon jaune à la chute terrifiante, ordonnent cette suite incessamment surprenante d'histoires alternant aussi les climats et les intensités, où lon constate qu'un Châle orange peut former un contraste parfait avec le noir de telle nouvelle. Le titre du recueil annonce lui aussi la couleur, où l'humour le dispute à la fantaisie des situations et des rebondissments, mais avant d'être mort on est content de se faire plaisir avec une telle lecture...

    Raphaël Fayolle. À la fin tout le monde est mort. Editions Jean-Paul Bayol, coll. L'Esprit de l'escalier, 154p. °°°     


    (Suivront des notices sur Anne-Lise Grobéty, René Girard, Philippe Muray, Pierre-André Milith, François Beuchat, Sébastien Meyer, Bertrand Redonnet, Jean d'Ormesson, Jay Parini, Michel Houellebecq, etc.)



    Cotations de JLK

    ° Passable.

    °° Appréciable.

    °°° Recommandable

    °°°° Incontournable.

    °°°°° Insupérable.

  • Ceux qui battent de l'aile

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    Celui qui claudique de la jambe que lui a laissée le tigre Mollah / Celle qui se relève de son crash sur le Grand Huit / Ceux qui flageolent des ailerons mais restent des requins en affaires / Celui qui peine au crime / Celle qui ne tue plus que le temps / Ceux qui ont passé du saut de carpe au sauté à la crème / Celui qui ne tire plus de coups qu’à blanc / Celle qui laisse tout tomber même sa playlist / Ceux qui déforment même les propos que vous n’avez pas tenus / Celui qui ne veut pas savoir que sa tante Lol s’est pendue vu qu’il ne s’occupe que du positif / Celle qui ne connaît pas sa chance et ne la tente donc pas / Ceux qui militent pour la mort à option avec accompagnement à la carte et versement échelonnés à la firme Indignitas & Co / Celui qui conseille l’insémination létale à la tromboniste désabusée / Ceux qui estiment que les anges blessés doivent être traités selon l’hygiène / Celui qui achève bien les chevaux et s’occupera plus tard de sa cousine qu’il appelle la Jument Caprice / Celle qui hennit de nonheur à chaque visite de Lachenal le facilitateur d’optimisme / Celle qui a renoncé aux conclusions homicides de son problème paternel / Ceux qui jouent du basson pour exorciser leur douleur animale / Celui qui se rapicole à la semence de hongre / Celle qui manque à sa parole de Grande Muette / Ceux qui piétinent au seuil du Paradou / Celui qui bat la semelle sur le plongeoir brûlant / Celle qui ramasse les restes de son Jack Russel écrasé par le piano de la pub Nescouac / Ceux qu’on croyait invulnérables et qui défuntent comme les autres sous l’avalanche de pierre du Val Canonica / Celui s’efface doucement à la gomme / Celle qu’on n’humiliera plus de son vivant / Ceux qui se déconnectent entre chien et loup / Celui qui panique à réception du courriel du serial killer / Celle que les motets de Schütz protègent décidément / Ceux qui reposent en paix dans le Requiem de Fauré / Celui que toute forme de violence désarme en apparence mais attends donc / Celle qui subit le contrecoup de l’effet papillon du Tsunami javanais dans son bain de boue de Chianciano Terme / Ceux qui savent où se dirigent les tanks pendant que vous vous la coulez douce bande de branques, etc.
    (Notes jetées dans le Pendolino à destination de Milan-Florence)

    Image: Philip Seelen
  • Molière ou l'humour roi

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    En mémoire de celui qui défunta le 17 février 1673 et dont la dépouille fut escortée la nuit par mille porteurs de torches souriant de chagrin, après le rejet de l'Eglise. Tartuffe dégage ! Place à Molière dans  La Pléiade !

    Quoi de neuf? Molière ! Mais lequel? demanderont certains fâcheux : vous voulez dire Corneille ? Pas du tout répondront d'autres réducteurs de têtes : le seul Molière qui tienne la route, proche du peuple et des femmes en lutte, Molière et ses camarades qu’une Ariane Mnouchkine a si bien rendu dans son aura romantique...

    Molière pré-révolutionnaire ? Molière censuré ? Molière maudit et enterré comme un chien ? Molière le «théâtreux» dont Pierre Corneille aurait écrit les pièces à en croire une légende vieille d’un siècle et que les ordinateurs seraient censés avérer aujourd’hui ?

    Rien de tout cela, nous répondent d’un seul chœur trois « moliéristes » aussi fervents que ferrés érudits qui signent respectivement l’édition nouvelle de la Pléiade (Georges Forestier professeur de la Sorbonne, avec son collègue Claude Bourqui, universitaire fribourgeois qui eut l’idée de cette nouvelle édition en 2002) et l’Album très richement illustré qui l’accompagne (François Rey, autre grand connaisseur de Molière). Comme l’église au milieu du village, les trois compères remettent Molière au cœur de la Cour du Roi-Soleil, qu’il a fait rire comme personne avec L’Ecole des femmes.

    «Bel esprit, écrivent ainsi Georges Forestier et Claude Bourqui, acteur comique hors pair, génial inventeur d’une comédie d’un nouveau genre et promoteur d’un type de spectacle princier inconnu jusqu’alors, Molière avait accédé à une situation enviée qui faisait de lui l’une des personnalités les plus en vue de la Cour : on ne voit pas en quoi il aurait pu en souffrir comme les deux siècles «républicains» qui viennent de s’écouler ont voulu le croire».

    Quoi ? Molière royaliste ? Collabo du pouvoir, celui qui brocarde si bien les mères et pères abusifs, les cafards confits en dévotion ou en pédantisme, les amoureux jaloux et les bourgeois filous ? Tartuffe à sa façon, comme on a dit qu’il fallait être soi-même cocu pour montrer les cornes des autres, ou près de ses sous pour brosser le portrait d’un Harpagon ?

    Rien de tout cela non plus, objectent encore nos trois moliéromanes. Ou plus exactement : nuances ! Proche de Louis XIV, Molière le fut dès son adolescence du fait de sa charge de tapissier et valet de chambre, assistant au lever du monarque. Devenu grand comédien, reconnu en province puis à Paris autant qu’à Versailles, auteur de pièces effectivement révolutionnaires en cela qu’elles peignaient la société – on l’appelait d’ailleurs « le peintre » -, Molière n’était pas plus un courtisan lécheur de bottes qu’un contestataire. Mais là encore : nuances. Car s’il y a chez lui du progressiste se piquant d’émancipation féminine ou de libre pensée religieuse, c’est à l’instar de toute une société civilisée qui s’exprime à la Cour et plus encore dans les salons de la Ville.

    Par ses idées préfigurant les Lumières, Molière n’est pas si original qu’on le croit. Comme les « mondains » civilisés, dits aussi « galants », il défend le bon goût et la bonne vie contre les fâcheux, les pédants, les bourgeois parvenus et les bas bleus jouant les savantasses. Sa philosophie est d’un matérialiste sceptique, souligne Claude Bourquoi, qui traduit Lucrèce et se défie des fumées métaphysiques.

    Molière n’est-il qu’un clone amusant de Corneille le docte ? Certains le prétendent aujourd’hui, invoquant la statistique lexicale. Mais les spécialistes en la matère se contredisent. Et puis, comment ne pas sentir la différence profonde qui distingue et même oppose les esprits et les "voix" de Corneille et de Molière ?  Comme si le génie n’avait pas sa musique et sa voix, irréductibles ! La gravité de Corneille et la joie de Molière ! Mais les fâcheux n’aiment pas la joie de Molière. Mais ceux qui voudraient en faire un « collectif », un maudit aux mille galères, les écervelés du scoop et de la publicité qui ne voient en Molière qu’un mythe, ne semblent avoir aucune oreille alors que le grand public entend toujours Molière.

    Or l’essentiel est ailleurs : s’il nous fait rire aujourd’hui encore, comme personne, alors que le XVIIe siècle a produit plus de 1000 pièces, c’est que l’humour incomparable de Molière touche au plus profond, mêlant satire et indulgence, bon sens et bonté - un « rire dans l’âme » qui fait du bien...

    Oeuvres et vie en miroir

     «Molière est le seul auteur du XVIIe siècle dont on a prétendu déchiffrer la vie dans son théâtre et expliquer le théâtre par sa vie», écrivent Georges Forestier et le Fribourgeois Claude Bourqui, dans la très éclairante introduction au premier des deux tomes des Œuvres complètes rééditées, après la version de Georges Couton remontant à 1971, dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade. «Dans l’imagerie – faut-il parler d’iconolâtrie? – républicaine, il y a beau temps que Molière a rejoint Marianne», ajoute François Rey en préambule à l’Album Molière, rassemblant une iconographie richissime, des gravures d’époque aux images contemporaines de théâtre ou de cinéma. A côté d’une grosse trentaine de pièces de Molière, des Précieuses ridicules au Médecin volant, dernière parue après la mort de Molière, en 1673, le lecteur dispose ici, au début des Œuvres et dans l’Album, d’une nouvelle chronologie de la vie de Molière constituant une mine de renseignements sur l’homme, son œuvre et sa postérité plus ou moins mythique.

    Molière. Œuvres complètes, I et II. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui. Vol I, 1600 p; Vol II, 1758 p Album Molière. François Rey. Gallimard, 317 p.

  • Ceux qui sniffent de la poudreuse

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    Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux  à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.

    Image : Philip Seelen    

  • Petit-bourge et grand styliste

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    Mandarin des lettres parisiennes et écrivain parfois sous-estimé, François Nourissier laisse une œuvre considérable à (re)découvrir...

    C’est une figure éminente et complexe des lettres françaises contemporaines qui vient de disparaître en la personne de François Nourissier, mort à Paris à l’âge de 83 ans après des années de maladie dont il avait tiré, dans ses derniers livres, tels Prince des berlingots et Eau de feu, des pages extraordinaires de liberté sarcastique et d’acuité sensible. D’aucuns se figurent avoir tout dit en classant François Nourissier écrivain bourgeois « de droite », figure dominante des lettres parisiennes au multiple titre de Président de l’Académie Goncourt, d’éditeur influent et de critique littéraire au Figaro Magazine et au Point, notamment. Or le vrai Nourissier était plus complexe et intéressant, par sa trajectoire et son œuvre, que ces étiquettes mondaines ne voudraient le faire croire. Il faut relire le portrait tout à fait saisissant que Jacques Chessex en a brossé dans Les Têtes pour saisir la mobilité d’un « homme lié de façon particulièrement nerveuse, vibratile et stratégique au monde du livre », qui avait eu l’air plus jeune (sans barbe) « d’un jeune chien beau et un peu cruel » et que la fameuse Miss P. (P comme p… et Parkinson) transforma finalement en une sorte de funambule de l’écriture, injuriant la maladie comme une amante cruelle.

    Un mélange d’élégance et d’apparente trivialité découlait, chez Nourissier, de toute une vie beaucoup plus proche de la « France d’en bas » qu’on aurait pu le croire. Fils de bûcheron devenu « bourgeois » par la guerre au titre d’officier, François Nourissier avait huit ans lorsque son père mourut à côté de lui, au cinéma, en 1935, d’une crise cardiaque. Parisien dès l’Occupation (« une période d’intense et austère jubilation », notera-t-il en évoquant ses lectures boulimiques et sa valse-hésitation entre littérature et peinture, il cumula ensuite « études langoureuses » et passions diverses, dont celle des chevaux, conclut un premier mariage, signa un premier roman en 1951, L’eau grise, avant un deuxième mariage puis un troisième en 1962 , marqué par la naissance d’une fille, le refuge en Suisse et la publication d’Un petit Bourgeois.

    De la banlieue lorraine des origines à Science Po et à l’Académie Goncourt, en passant par le Secours catholique, l’aide aux réfugiés palestiniens, l’amour des jeunes filles et la familiarité avec le judaïsme, l’itinéraire zigzaguant de l’homme, souvent victime de « fissures », de chutes en rédemptions, fut aussi bousculé que sa carrière d’écrivain était tiraillée par les exigences du « second métier » de critique, de la N.R.F. aux Nouvelles littéraires ou au Figaro Magazine.

    « Autobiographe ou romancier ? » se demandait-il lui-même. « L’auteur craint de l’ignorer. Il préfère l’éclectisme à l’idéologie. Il continue de croire que seuls comptent la littérature de dévoilement, de risque. Celle qui vous chauffe les joues – et le style, cela va sans dire. «De là ses admirations et ses amitiés pour Rousseau et Aragon, Chardonne et Chessex, et jusqu’à Michel Houellebecq dont il n’appréciait pas que le chien. Côté roman, sur une trentaine de livres, on rappellera Une Histoire française, Grand prix de l’Académie française en 1966, L’Empire des nuages en 1981, ou La Fête des pères en 1985. Et du côté de l’autobiographie et des mémoires : Bratislava (1990), l’admirable constellation d’ À défaut de génie, (2000) et le fulgurant Eau de feu (2008) où, loin de sa légende de manœuvrier machiavélique, François Nourissier touche à la pointe de l’irréductible vérité de l’écrit.



    Nourissier8.jpgFrançois Nourissier, Jacques Chessex et la Suisse

    « On ne comprend rien à Nourissier si l’on ne sait pas son attention méticuleuse à la naissance de l’écriture, à la peinture, à son goût des balades sauvages, des animaux blessés, des hôtels perchés, des courts de tennis où il s’épuise et se rassure derrière les haies de sapins alpestres », écrivait Jacques Chessex dans Les têtes. Or ces »balades sauvages », ces « hôtels perchés » et ces « haies de sapins alpestres » ne manqueront pas de rappeler, par delà la longue amitié liant les deux écrivains, l’attachement de François Nourissier à notre pays, qu’il exprima plus précisément en 1968 dans La Suisse que j’aime, un ouvrage publié aux éditions SUN et préfacé par Paul Morand, fameux habitant du Château de l’Aile à Vevey.

    Nourissier, lui-même, possédait un chalet sur les Hauts de Caux, qu’il évoque à plusieurs reprises dans ses écrits, jusqu’à une rencontre malheureuse avec un molosse au maître irascible, qui fâcha l’écrivain, auteur lui-même d’une Lettre à mon chien.

    Cela étant, c’est sans doute à travers la relation liant Nourissier et Chessex que l’accointance de l’écrivain français avec le canton de Vaud aura fait date, et notamment pour l’élection de l’auteur vaudois au Prix Goncourt 1973.

    Plus récemment, outre son hommage des Têtes, Jacques Chessex avait, dans un livre intitulé Le simple préserve l'énigme (Gallimard, 2008), et préfacé par Nourissier, raconté leur rencontre préludant à cinquante ans d’amitié : « J'ai vingt-six ans, lui trente-trois. À l'époque il est long, maigre, souple, rapide, rieur et même moqueur. Le teint coloré, tirant sur le carmin en fin de repas, le sourire inquiété d'une petite cassure à une incisive.
    Quarante-huit ans d'amitié sont nés là, je veux dire de mutuelle curiosité, d'histoires de livres, d'enfants, de maisons, de séparations, dans l'exigence légèrement consentie d'une communauté de sentiments sur nos lieux, nos origines, notre proximité — une totale indépendance des esprits et des mouvements. L'un et l'autre sachant ce qu'écrire pèse de silence, de travail contre soi et le monde, et d'exposition aux coups. »

    À recommander: le "Portrait-vérité" consacré à François Nourissier par le grand critique littéraire wallon Pol Vandromme, paru en 1993 à La Table Ronde.

  • Le Juste et les enfants de Joux

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    Lecture de rando. A propos de Stéphane Hessel et de son Indignez-vous ! Salut à Gaston Cherpillod. Visite à La Pensée sauvage, au Sentier.

    À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la plaquette publiée à la fin de l'an dernier par Stéphane Hessel, intitulée Indignez-vous !, comptant à peine une trentaine de pages, vendue à plus d'un million d'exemplaires et disponible dans toute librairie pour la somme d’une thune ?

    Pourquoi ce succès phénoménal, autant en Suisse romande qu’en France, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste du vieux résistant a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».

    Or je repensais à ce tumulte de mortels, l’autre jour, en remontant les pentes du Mollendruz d’où se découvre la couronne enneigée des Alpes suisses et savoyardes, je me rappelais la dernière belle et grande indignation des peuples asservis de Tunisie et d’Egypte, notre beau pays était comme sculpté par une lumière cristalline, et cependant j’avais encore mal de penser qu’un homme intelligent et cultivé de la trempe d’un Taguieff pût utiliser des termes aussi violents et orduriers, fleurant la vieille rhétorique de toutes les haines, brune ou rouge, contre un homme dont le seul tort est de s’en être pris, dans son bref libelle, à la politique menée par Israël contre les Palestiniens, et plus précisément contre l’opération Plomb durci de fin 2009 à Gaza. Est-il désormais interdit, sous peine de poursuites pénales, de dire ce qu’on pense d’Israël ?

    Ce qui est sûr, c’est qu’il serait malhonnête de réduire le manifeste de Stéphane Hessel à ses critiques virulentes contre l’intransigeance d’Israël. « Les Israéliens n’ont pas d’intérêt réel pour la paix. Ils veulent garder les colonies, ils veulent garder l’occupation. C’est ça qui est contraire au droit international, aux Conventions de Genève. Je suis un défenseur acharné du droit international qui est bafoué par Israël », affirme certes Stéphane Hessel. Mais cela n’en fait pas pour autant un défenseur du terrorisme. L’indignation du vieil homme rejoint celle de Sartre, l’un de ses penseurs de référence avec Maurice Merleau-Ponty, qui prenait parti pour les damnés de la terre, et comment ne pas le suivre quand il relève l’hypocrisie de ces Israéliens purs et durs qui taxent de « terrorisme » les pacifistes eux-mêmes manifestant au pied du Mur ? « Pas mal », commente-t-il au passage…

    Jaussy4.jpgVous n’êtes pas d’accord avec Stéphane Hessel ? Eh bien, indignez-vous donc, mais n’en appelez pas à la justice humaine ou divine ! Voilà ce que je me disais l’autre jour en pleine nature immaculée, et par delà le col, descendant vers le lac gelé, comme un parfum d’enfance, le souvenir du lac de Sauvabelin (« On patine à Sauvabelin », annonçaient des pancartes en ville de Lausanne), les images de Breughel me revinrent pêle-mêle avant de passer Le Pont, Le Lieu où crèche le vieil indigné par excellence que représente Gaston Cherpillod, et finalement Le Sentier et son îlot de vraie culture et de liberté symbolisé par la libraire d’ancien et de moderne que tient Philippe Jaussy à l’enseigne de La Pensée sauvage.

    Stéphane Hessel a-t-il raison de prôner le boycott des produits israéliens ? En ce qui me concerne, je ne crois guère à ce genre de gesticulations, mais est-ce cela qui lui vaut l’opprobre voire la censure ? Sûrement pas ! Ce qu’on ne tolère pas, c’est qu’il ose seulement dire ce qu’il pense, et de là à mettre en doute son passé de résistant et de déporté, il n’y aura qu’un pas.

    Jaussy3.jpgLa Pensée sauvage,Philippe Jaussy règne en homme libtre, est un lieu où l’on respire au milieu des éditions de tous les siècles, de tels vieux rossignol du XVIIIe où un Dominicain vous livre tous les secrets de la peinture, à tel numéro de Bibi Fricotin ou à tel album NPCK, entre autres curiosités à n’en plus finir. J’y ai déniché récemment une édition de De l’amour, premier grand livre de Stendhal publié en Suisse au lendemain de la guerre. Une préface y défend précisément ces lieux préservés, îlots d’intelligence et de sensibilité, que sont les librairies et les bibliothèques où souffle encore l’esprit.

    Pensez-vous que plus d’un million de lecteurs se sont intéressés à Indignez-vous ! pour motif d’antisémitisme sournois ? Je n’en crois rien. Je vois bien plutôt, en ce vieil homme, la figure du grand-père quasi mythique, vieux lutteur probe aux yeux duquel les hypocrites de tous bords qui règnent sur le monde ne méritent qu’indignation. Sarkozy et Berlusconi, Poutine et consorts : dégagez !

    Or suffit-il de s’indigner saintement pour la modique somme de cent sous ? Sûrement pas ! Mais comment ne pas saluer ce refus du consentement au pire qui nous menace de tous côtés ? Voilà ce que je me disais l’autre jour en regardant, de loin, les enfants de Joux qui évoluaient sur le lac gelé, gracieux et insouciants, en espérant secrètement qu’eux aussi résisteront plus tard à l’inacceptable…

    Stéphane Hessel, Indignez-vous !

    Jaussy33.jpgLibrairie-galerie La Pensée sauvage, au Sentier. 13, route Neuve. Horaires: mercredi: 14h-19h; Samedi: 9h-16h. Tel: 077 422 29 59. La librairie déménagera en mars au Pont.

  • Cendrars au bout du monde

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    Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 21 janvier 1961, l’édition fait florès. À découvrir: le nouveau Quarto qui lui est consacré, intitulé Partir
    La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier 1961 à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera pudiquement sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’  Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.

    Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.

    De feu, de braise, de cendre et d’art

    Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.

    « J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».


    Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste, de fou et de génie.


    Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !

    Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.

    Cendrars77.JPGMiriam Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.

    Blaise Cendrars. Dan Yack, Folio; Le Lotissement du ciel, Folio.

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