Celui qui ne se rappelle plus où il doit descendre sur la ligne de Cuernavaca / Celle qui se retrouve terriblement ivre derrière la porte fermée d’un hôtel de Sofia sans se douter que ce n’est pas le bon / Ceux qui se sont croisés dans un rêve de Borges qui les en a avertis respectivement sans préciser qui était l’autre / Celui qui est venu écrire à la terrasse du Café des Amis devenu le Holy Meetic / Celle qui s’est endormie dans le tunnel et se réveille sur le quai désert une heure auparavant / Ceux qui récusent le jugement de certain snob argentin selon lequel Jules Verne ne serait qu’un modeste boutiquier des lettres alors qu’ils continuent de se réveiller dans la bibliothèque du capitaine Nemo / Celui qui relève la «douceur veloutée» des argumentations de l’humaniste Erasme / Celle qui retirait l’encre de l’écritoire postal quand elle voyait le peintre génial Louis Soutter (un triste sire à ses yeux à elle) s’y pointer avec ses cahiers de dessin / Ceux qui laissent le jeune homme aux yeux verts s’allonger de tout son long sur le sol de salle d’attente du vétérinaire en attendant que son pitbull unijambiste lui soit rendu / Celui qui renonce à toute espèce de pouvoir à l’instant de constater que le viagra n’est d’aucun effet sur sa libido de chef de rayon récemment licencié / Celle qui découvre la géographie souterraine de la rivière traversant sa ville natale de part en part sous les arches de laquelle elle s’est réfugiée au terme de la nuit dite du Grand Effroi dans son Journal d’une âme attentive / Ceux qui s’affilient à l’Internationale du Temps Ralenti / Celui qui exerce sa verve corrosive au détriment de la buraliste à bec de casoar / Celle qui croise tous les matins cette passante en se demandant si ce n’est pas Sophie Calle qui lui sourit avec la conviction d’être reconnue alors qu’il ne s’agit pas de Sophie Calle mais de Jeanne Flocon la linguiste belge de la villa Les Lauriers / Ceux qui ne savent plus où ils en sont sans se rappeler qu’ils ont cru qu’ils le savaient à la grande époque où ils chantaient par cœur Bella Cio et autres hymnes entraînants de leur belle jeunesse de noceurs, etc.
Image: Philip Seelen.
Commentaires
Superbe,
Doux vertige du lu, du vécu, du rêvé, du fantasmé emmêlés. Pourtant tout semble indiqué la primauté du livresque dans la vie. Oui. J'y souscris.
Amicalement
Cher Jalel, je ne sais si c'est la primauté du livresque qui fonde ces listes, c'est à la fois vrai et insuffisant si l'on se fait une idée statique et casanière du livresque, car CELA se passe à la fois après et avant le livre, dans les sons et la grammaire, les rythmes et la musique de la langue et plus encore dans les correspondances involontaires - à la fenêtre de laa vie qui n' rien de livresque ou qui est un vrai livre - donc c'est à la fois physique et mental, auditif et pictural, là j'étais bel et bien en train de lire le Journal volubile d'Enrique Vila-Matas, mais cela ne m'a servi que de ressort ou de truchement ironique comme les images de Philip utilisent de tout un peu, pubs détournées ou images d'images déjà recyclées... Je vous souhaite une belle journée au bord de votre lac vert. Jls