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Jacques Chessex en fait trop…

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En 1942, un sordide assassinat à caractère antisémite fut commis, dans une écurie du paisible bourg vaudois de Payerne, par un groupe de pauvres types entraînés par deux ou trois fanatiques hitlériens, dont un certain pasteur Lugrin. Arthur Bloch, marchand de bestiaux juif établi à Berne mais venu à la foire de Payerne ce jour-là, fut attiré dans un guet-apens et massacré sur place avant d'être découpé en morceaux, ses restes bientôt engloutis dans le proche lac de Neuchâtel. Ainsi les émules locaux du Führer prétendaient-ils lui faire plaisir à la veille de son anniversaire. Sûrs de leur fait, ils s'y prirent si grossièrement que tous (sauf le sinistre pasteur) furent promptement arrêtés et condamnés à de lourdes peines. Or, ayant passé sa prime enfance en ces lieux, Jacques Chessex a été marqué par ce crime affreux. Après l'avoir déjà évoqué dans certaines proses, il y revient dans Un juif pour l'exemple, récit d'une centaine de pages qui s'est arraché en Suisse romande: après un mois, l'ouvrage s'est déjà vendu à plus de 30.000 exemplaires. Si la qualité du livre n'est pas en cause, le marketing déployé par l'écrivain laisse songeur. Etablissant des parallèles douteux entre le destin de son père (lui-même écrivain et notable impliqué dans une affaire de moeurs, qui s'est suicidé) et celui du pauvre Juif Arthur Bloch, bouchoyé de la plus odieuse façon, Chessex en arrive aujourd'hui à prétendre que le crime de Payerne préfigure Auschwitz.  Et de gesticuler pour que la Municipalité, 70 ans après les faits,  débaptise sa place principale pour la consacrer à la mémoire de Bloch. Et de faire l'impasse sur ceux qui, antérieurement, ont documenté cette affaire aux riches implications sociales et morales, affirmant dans 24 Heures qu'il détient la "paternité" du crime de Payerne. C'est donc dans les colonnes du même quotidien que je me suis permis cette amicale mise en garde...

Jacques Chessex a signé, avec Un juif pour l’exemple, un livre qui fera date au double titre de la littérature et du témoignage « pour mémoire ». Lorsque l’écrivain nous a annoncé, en décembre dernier, le sujet de ce nouveau roman, nous avons un peu craint la «resucée» d’un drame déjà évoqué sous sa plume, notamment dans Reste avec nous, paru en 1965, et c’est donc avec une certaine réserve que nous avons abordé sa lecture, pour l’achever d’une traite avec autant d’émotion que d’admiration. La terrible affaire Bloch pourrait certes faire l’objet d’un grand roman plus nourri que ce récit elliptique, mais le verbe de Chessex, son art de l’évocation, sa façon de réduire le drame à l’essentiel, touchent au cœur.
Cela étant, avec tout le respect que mérite l’écrivain, et même à cause de l’estime que nous portons à son œuvre, comment ne pas réagir à certaines postures que nous lui avons vu prendre ces jours au fil de ses menées promotionnelles, et notamment en s’arrogeant la « paternité » du crime de Payerne (lire notre édition du 18 février), traitant avec dédain le travail documentaire qui aboutit à un film référentiel de la série de grands reportages de  Temps présent, en 1977, réalisée par Yvan Dalain et Jacques Pilet, et au livre de celui-ci sous-intitulé (sic) Un juif pour l’exemple ?
Que Jacques Chessex ne mentionne par cette double source dans son roman n’est pas choquant à nos yeux. Un grand sujet n’appartient pas à tel ou tel, surtout dans un travail de mémoire. Cependant, affirmant lui-même qu’il était «sur le coup» avant Dalain et Pilet, Jacques Chessex pourrait faire croire qu’ Un Juif pour l’exemple n’est qu’un «coup» et qu’il s’agit d’occulter tout concurrent. Or son livre vaut mieux que ça!
Une scène saisissante, dans Un Juif pour l’exemple, évoque le triple aller et retour d’Arthur Bloch, attiré dans une écurie par ses assassins, qui hésite avant de conclure le marché fatal. Nous imaginions cet épisode inventé par l’écrivain, or c’est du film de Dalain et Pilet qu’il est tiré. Il va de soi que ce détail n’entache en rien le mérite de Chessex, mais que perdrait celui-ci à saluer le travail d’autrui ? À cet égard, la posture de Chessex nous a rappelé celle du cancérologue médiatique Léon Schwartzenberg qui, un soir, après une émission de télévision à laquelle participait un jeune romancier médecin de notre connaissance, lui téléphona pour lui dire : cher confrère, le cancer à la télévision, c’est moi !
Dans le même élan écrabouilleur, Jacques Chessex s’est répandu récemment, dans l’émission radiophonique Le Grand Huit, en propos consternants sur l’état de la littérature romande actuelle, concluant à son seul mérite exclusif et à l’inexistence d’aucune relève. Ainsi, le même écrivain qui prétend défendre la mémoire collective, piétine ceux qui, à leur façon, contribuent à la culture commune. Plus rien ne se fait après nous: telle est d'ailleurs la chanson triste des grands créateurs de ce pays virant aux caciques, de Tanner et Godard à Chessex. Or nous osons le dire à celui-ci : cette posture est indigne de toi, frère Jacques : ton œuvre vaut mieux que ça !

Cette chronique a paru dans l’édition de 24Heures du vendredi 20 février 2009.

Commentaires

  • Je suis juif de France. Je ne connais que pouic de ce crime de Payerne. Le dernier Chessex qui centre son intrigue sur Bloch le marchand de bestiaux à boucherie, un juif que j'ai toujours cru fabriquant de chocolat, m'a frappé au ventre. Mais alors qu'il se passe quelque chose d'exemplaire, qui produit de l'exemplaire et des exemplaires, une basse querelle de boutiquier de la mémoire et du premier homme sur la place, vient transformer le louable en cloche merle. Vous êtes un critique estimé et estimable JLK, franc et subtil, Chessex devrait vous remercier de lui éviter le ridicule et savoir écouter ses amis. A chacun son juif. Ah non celui-là c'est moi qui l'ait vu le premier. Pitoyable.

    Shalom. Monsieur Klein.

  • Mais n'est-ce pas en se prétendant irremplaçables que ces gens arrivent comme cela au sommet ? Ce que je dis n’enlève rien aux qualités littéraires de Chessex, que j’aime bien par ailleurs, mais s’ils avaient un caractère plus modeste peut-être les aurait-on moins remarqués ?

  • Tout dépend, cher Feuilly, de ce qu'on appelle le sommet. Là, c'est plutôt vers le sommet du ridicule et de l'abjection qu'on grimpe. Mais ce que je trouve odieux est la façon dont on utilise la souffrance comme "thème porteur". Le Juif assassiné devient, ici, l'Argument Vente. Le diable n'est pas loin...

  • Cher Jean-Louis, on croirait assister au dépouillement d'un cadavre par des pilleurs de tombes. Peut-être que la terre grasse de la Plaine de la Broye qui collait à mes chaussures de gosse flânant avec paternel et chien, en chasse dans les champs près de Grandcour, encrasse même, tel une malédiction, les beaux esprits, aussi créateur de génie soient-ils. Je suis triste à la lecture matinale de tes lignes. Tout ça n'est que crotte aux souliers. Phil.

  • De passage à Lausanne, j'ai assisté l'autre jour à une conférence de Chessex à L'ECAL, dirigée, je le rappelle, par son "cochon" d'ami Pierre Keller (dixit celui-ci, qui évoqua aussi Balthus, grand ami également de la race porcine...). Très sympathique, cette ambiance charcuterie vaudoise, en début de séance. Quoi qu'il en soit, — et Dieu sait si j'aime le boutfa —, l'homme a l'oeil vif, fascine, sait tenir son public ; il parle bien, calmement, choisit ses mots avec précision, martelle ses phrases avec sûreté ; fixe l'assistance, muette, tout acquise — et qui ne posera quasi pas de question. (Il parle surtout de sa carrière, de "comment devient-on écrivain", titre ronflant du colloque.) Et puis, l'ogre de Ropraz, habitué des classes — il usa jadis les tableaux noirs du gymnase de la Cité —, est un malin. Il sait, il a appris, que pour conquérir les foules (ah oui les foules !) il faut déterrer. Sortir des gouffres absolument, mettre sur la table, bien en lumière. A n'importe quel prix. Faire court, aussi. Fort et bref. C'est ce qui marche : fort, bref, et souvent. Tactique de l'aplatissement. De l'écrasement, allez. Sacré Jacques. Je t'aime bien quand même, tu sais, malgré tes dernières recettes.

    NLR

  • Moi aussi j'aime bien Maître Jacques, tenez, il m'a fait les pires tours de cochon, jusqu'à réclamer mon interdiction professionnelle, mais je le lui ai bien rendu dans un de mes écrits immortels en le comparant à un renard portant au cou la marque du collier, entre autres amabilités. Les imbéciles croient que le lui lèche le postère par intérêt quand je dis du bien d'un de ses livres, mais je suis plus simple: je ne dis que ce que je pense, et j'ai pensé du bien de pas mal de ses livres, et pas mal de mal aussi de certains autres, dont L'Ogre que j'ai dit, le lendemain du Goncourt, "un livre fait pour le Goncourt". J'avais vingt-cinq ans, je le referais.
    Par ailleurs, le mot tactique lui va bien, ou peu s'en faut: il se croit un aigle en stratégie, mais cela se voit tellement que cela en devient touchant, puis il me semble trop occupé à lustrer son monument à la peau de chamois. Comme c'est un grand inquiet et qu'il vise le Nobel (peu de chance à mes yeux), il fait en effet de plus en plus dans l'omniprésent mais émincé, et c'est un peu dommage, enfin c'est son choix le chat.
    Côté littérature, ces derniers temps il recycle; après le remake du vampire de Ropraz et du crime de Payerne, je suis curieux de voir la suite. Dans la foulée du Livre de La Mère, va-t-il reconvoquer le Père ? Le suspense fait haleter les foules. Bref tout ça se faisande un peu, à la longue, alors que Maître Jacques vaut mieux que ça, je persiste à le croire...

  • Oui, il en en reparlé d'ailleurs lors de ce colloque. Il est resté sensible à ce que vous aviez dit à l'époque sur L'Ogre, "un livre fait pour le Goncourt". Et entend toujours "fabriqué pour le Goncourt" (ce que vous aviez peut-être pensé) ; ça le désoblige. C'est quand même son meilleur roman avec "L'Ardent royaume", je trouve. Avec ce recueil de nouvelles passé un peu inaperçu : "Où vont mourir les oiseaux", vraiment brillant. Il a l'oeil vif, le Jacques, il bouge encore c'est indéniable ; mais c'est dommage que la "tactique" prenne le pas. En tout cas semble le prendre.

  • Bon, là je vais être plus catégorique, comme je vous trouve vraiment à côté de la plaque. Jacques Chessex n'est pas un romancier. L'Ogre et L'Ardent royaume sont des autofictions bridées par une espèce de naturalisme policé dont les seules pages vivantes sont d'un styliste poète. Chessex est le meilleur dans la prose lâchée, parfois même génial, je trouve, dans ses livres les plus libres et les plus ivres, comme Têtes, merveilleuse galerie de portraits, L'Imparfait, Le désir de Dieu ou Pardon mère (sauf le cinéma de l'aitoflagellnt un peu ostentatoire), et les nouvelles, vous avez bien vu, d'Où vont mourir les oiseaux ou de La saison des morts. Là, Chessex est à sa pointe - c'est un écrivain de la pointe, comme Cingria. En ce qui me concerne, je ne marche pas tellement à sa poésie, en revanche ses bonheurs d'écriture fuguée sont parfois inouïs. Romancier ? À part lui-même en personne, aucun de ses personnage ne tient la route, sauf quand le personnage tient par un modèle vivant, Benjamin Constant ou Roger Vailland par exemple. Une autre merveille qui est presque un roman: Le rire de Voltaire. Mais là aussi il a des personnages plusou moins zistoriques qui posent pour lui. Enfin il n'a jamais réussi un personnage féminin. Il est totalement dénué d'imagination romanesque, et ses romans n'existent ni dans le temps ni dans l'espace; en revanche il sauve la mise par ses digressions, parfois saisissantes, et le lyrisme de ses paysages - où l'espce est essentiellement décor. Je ne dis pas ça pour le dégommer mais parce que je fais mon job de lecteur et que je dis ce que je lis. Ceci dit je respecte et j'aime même l'animal pour toutes sortes de raisons littéraires et zumaines, et je le trouve bien plus intéressant que la plupart des écrivains de ce pays...

  • Oui, si vous y tenez. Je voyais dans "roman" la catégorisation "librairique", si j'ose dire. (Encore que ce soit plus compliqué que ça en fait.) Mais ok pour l'autofiction. Au plan de l'imagination pure, Chessex n'est évidemment pas le meilleur loin s'en faut (ça n'a jamais été son but, je crois). Quoique l'imagination pure ne soit pas, pour moi, un étalon infaillible pour juger de la force d'un écrivain — ni de l'acception "roman", qui n'appelle pas nécessairement le romanesque.
    Le rire de Voltaire, pas lu, mais je le ferai. Et d'accord avec ce que vous dites ensuite, sur sa manière, sa force. C'est en effet un écrivain du paysage ; j'ajouterais : de la matière.

  • Je corrige, j'avais la tête ailleurs - je suis très ailleurs que chez Maître Jacques, ces jours, j'y suis revenu pour vous, et la question de l'imagination mérite d'être discutée autrement - je corrige donc, ce n'est pas le Rire mais le Rêve de Voltaire, amicalement à vous.
    Jls

  • Ah merci Jean-Louis. L'imagination en littérature. C'est sûr que ça mériterait. A l'heure des "vraies infos" qui circulent sur des vérités fausses. Ou des "légendes urbaines", glanées sur le net par ces "journalistes assis", qui sont pourtant pleines de réalité. L'ère du simulacre. Qui invente quoi. Que devient l'imaginaire. Est-il encore pertinent. Vaste sujet.

  • Plus il y a de réalité et moins il y a de littérature, disait à peu près Musil, mais c'est à revoir au miroir de nouvelles réalités, notamment virtuelles. L'imaginaire est à réinventer. Nouveau kaléidoscope fellinien mais avec une phénoménologie qui reste à expérimentorier. Le poésie de demain sera buissonnante et jouissive mais à la fois tragique et lyrique. Il y en a ici et là quelques pousses annonciatrices. Regardez Import/Export d'Ulrich Seidl, dans l'ordre de l'ultime pureté, et ça va rebondir. On aura des surprises aux confins de l'Europe de Stasiuk ou de Chichkine et de quelques autres. Mais faudra de l'amour et de la curiosité. L'ère du simulacre est morte mais c'est un matériau. La Suisse profonde de Walser et de Soutter, au coeur de l'extrême Europe de Lobo Antunes et de Daniel Kehlmann, Judith Hermann ou Eraldo Affinati, réserve des surprises à la France confite et à la confiture bruxelloise, sans parler du marshmellow médiatique... Miam l'avenir.

  • Oui, rien n'est jamais fini, et c'est heureux. Buissonnant, voilà un terme que j'aime bien. D'autant que j'ai un roman "buissonnant" (mais très structuré) à paraître chez Léo Scheer. Qui parle essentiellement du simulacre. De la Suisse Romande aussi, un peu. Je vous ferai signe, si vous voulez. Etonnant que vous parliez déjà de la "mort du simulacre", au tout début d'internet — qui permet de bien belles acrobaties, dans le genre...
    Une bonne nuit.

  • Me réjouis de vous lire. La Désirade, 1832 Villard-sur-Chamby, Switzerland. Ciao.

  • Noté, merci ! Je vous l'envoie, promis, quand j'ai les premiers exemplaires. La Désirade. C'est très solaire.

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