Défendre Frédéric Ferney, c'est défendre la littérature
Ainsi que nous l’apprend notre camarade blogueur Eric Poindron, à l’enseigne du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/), la meilleure émission littéraire de la télévision française disparaîtra des grilles de la prochaine rentrée. La nouvelle est à la fois triste et révoltante, comme il est triste et révoltant, depuis des années, de voir le sort de plus en plus minable réservé à la littérature et aux livres sur la chaîne publique de la Télévision romande; comme il est triste et révoltant de constater, depuis le début de cet admirable nouveau siècle, la disparition de plus de 40 libraires indépendantes en Suisse romande, victimes (notamment) du combat que se livrent deux grandes entreprise françaises sur notre territoire, à l’enseigne de la Fnac et de la chaîne Payot.
La décision frappant Le Bateau-Livre est-elle irrévocable ? Ce serait une abdication de plus au nom de saint Audimat, et une perte considérable pour les lecteurs. De fait, cette belle et sympathique émission, dont l’animateur a su instaurer un climat de confiance et d’attention aux livres et aux écrivains, avec des vraies discussions qui n’étaient pas pour autant des prises de tête, évitant le jargon et la cuistrerie, n’était pas suivie qu’en France, mais dans toute la francophonie, jusqu’aux derniers vallons de Suisse profonde où l’on dit que l’on lit. Inutile de préciser que le vallon de Villard, où se trouve La Désirade, était l’un des ports préalpins du Bateau-livre, où le nom de Frédéric Ferney sonnait comme celui d’un ami du livre et des auteurs. Les trois ânes de La Désirade, nommés respectivement Hemingway (dont la fin de L'Adieu aux armes évoque ces lieux), Nabokov (qui y chassa l'Argus azuré de son souple filet) et Nourissier (dont le chalet de Caux est tout voisin), seraient d'ailleurs ravis de voir se pointer notre jovial confrère en ces lieux. Bel entretien en perspective, au bord du ciel...
Paris, le 4 juin 2008
Monsieur le Président et cher Nicolas Sarkozy,
La direction de France-Télévisions vient de m’annoncer que « Le Bateau-Livre », l’émission littéraire que j’anime sur France 5 depuis février 1996, est supprimée de la grille de rentrée. Aucune explication ne m’a encore été donnée.
Si j’ose vous écrire, c’est que l’enjeu de cette décision dépasse mon cas personnel. C’est aussi par fidélité à la mémoire d’un ami commun : Jean-Michel Gaillard, qui a été pour moi jusqu’à sa mort un proche conseiller et qui a été aussi le vôtre.
Jean-Michel, qui a entre autres dirigé Antenne 2, était un homme courageux et lucide. Il pensait que le service public faisait fausse route en imitant les modèles de la télévision commerciale et en voulant rivaliser avec eux. Il aimait à citer cette prédiction : « Ils vendront jusqu’à la corde qui servira à les pendre » et s’amusait qu’elle soit si actuelle, étant de Karl Marx. Nous avions en tous cas la même conviction : si l’audience est un résultat, ce n’est pas un objectif. Pas le seul en tous cas, pas à n’importe quel prix. Pas plus que le succès d’un écrivain ne se limite au nombre de livres vendus, ni celui d’un chef d’état aux sondages qui lui sont favorables.
La culture qui, en France, forme un lien plus solide que la race ou la religion, est en crise. Le service public doit répondre à cette crise qui menace la démocratie. C’est pourquoi, moi qui n’ai pas voté pour vous, j’ai aimé votre discours radical sur la nécessaire redéfinition des missions du service public, lors de l’installation de la « Commission Copé ».
Avec Jean-Michel Gaillard, nous pensions qu’une émission littéraire ne doit pas être un numéro de cirque : il faut à la fois respecter les auteurs et plaire au public ; il faut informer et instruire, transmettre des plaisirs et des valeurs, sans exclure personne, notamment les plus jeunes. Je le pense toujours. Si la télévision s’adresse à tout le monde, pourquoi faudrait-il renoncer à cette exigence et abandonner les téléspectateurs les plus ardents parce qu’ils sont minoritaires? Mon ambition : faire découvrir de nouveaux auteurs en leur donnant la parole. Notre combat, car c’en est un : ne pas céder à la facilité du divertissement pur et du people. (Un écrivain ne se réduit pas à son personnage). Eviter la parodie et le style guignol qui prolifèrent. Donner l’envie de lire, car rien n’est plus utile à l’accomplissement de l’individu et du citoyen.
Certains m’accusent d’être trop élitaire. J’assume : « Elitaire pour tous ». Une valeur, ce n’est pas ce qui est ; c’est ce qui doit être. Cela signifie qu’on est prêt à se battre pour la défendre sans être sûr de gagner : seul le combat existe. La télévision publique est-elle encore le lieu de ce combat ? Y a-t-il encore une place pour la littérature à l’antenne ? Ou bien sommes-nous condamnés à ces émissions dites « culturelles » où le livre n’est qu’un prétexte et un alibi ? C’est la question qui est posée aujourd’hui et que je vous pose, Monsieur le Président.
Beaucoup de gens pensent que ce combat est désespéré. Peut-être. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mener avec courage jusqu’au bout, à rebours de la mode du temps et sans céder à la dictature de l’audimat. Est-ce encore possible sur France-Télévisions ?
En espérant que j’aurai réussi à vous alerter sur une question qui encore une fois excède largement celle de mon avenir personnel, et en sachant que nous sommes à la veille de grands bouleversements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Frédéric Ferney
P.S. « Le Bateau-Livre » réunit environ 180 000 fidèles qui sont devant leur poste le dimanche matin à 8h45 ( ! ) sur France 5, sans compter les audiences du câble, de l’ADSL et de la TNT ( le jeudi soir) ni celles des rediffusions sur TV5. C’est aussi l’une des émissions les moins chères du PAF.
Commentaires
Tout bonnement honteux, d'autant qu'il ne me semble pas avoir eu vent de cette information à tous les coins de la TV. L'on préfère s'insurger contre le remerciement de PPDA.
Dans le genre honteux, aussi, les contrats que proposent certaines maisons d'édition, toutes sous le logo "SM" (comme Super Malhonnête, s'entend). Avec un peu de recul, tout cela pourrait être amusant, et pourtant.