Le festival de Locarno sauvé par un film français ? Mais lequel ?
Ouf, on a eu chaud : le Festival de Locarno a failli se tenir pour rien. Mais un film français a sauvé la mise. Cocorico ! Du moins est-ce ainsi que Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum, opposait hier la seule « perle rare » de la compétition internationale, « qu’on peut d’ores et déjà qualifier de décevante », à tout ce qu’on a découvert à Locarno…
Notre confrère parlait-il de Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem ? Non : c’est Le capitaine Achab de Philippe Ramos qu’il célébrait ainsi. Ce qui se justifie certes en partie : l’évocation de la vie du protagoniste de Moby Dick au fil d’une sorte de livre d’images soignées, mais figées dans une théâtralité excessive, est belle en dépit de sa tournure par trop « littéraire », si française n’est-ce pas ?
Or c’est une autre France, moins cérébrale et esthétisante, qu’illustre Sous les toits de Paris du « Kurde et Gaulois » Hiner Saleem. Contraste significatif à relever: entre le jeu stylisé, voire artificiel, des grands comédiens que sont pourtant un Denis Lavant ou un Jean-François Stévenin, et l’interprétation si vivante, sensible et modeste de Mylène Demongeot et Michel Piccoli, Maurice Bénichou et Marie Kremer.
Au demeurant, ce n’est pas du tout un autre goût que celui du soussigné qui est en cause ici, mais cette façon typiquement parisienne, n’est-ce pas, cette morgue consistant à juger de haut une manifestation largement ouverte au monde, ce nombrilisme culturel que le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes disait « unique au monde »…
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Je l’ai pas vu, j’veux pas savoir…
Non je n’ai pas vu Le Paradis de Hafner. Je ne suis pas venu à Locarno où il y a tant de journalistes colporteurs de mensonges. Mais si je ne me suis pas déplacé à Locarno, j’y suis par le film de ce jeune Günter Schwaiger qui s’intéressait à moi, Paul Hafner, 85 ans. Parce que je suis intéressant, disait-il, et là je suis d’accord : je suis intéressant. Moi, Paul Hafner, je vis en Espagne depuis plus de 50 ans et je m’y trouve aussi bien que tous mes amis de la Waffen SS. L’Espagne a été pour moi le Paradis, jusqu’à la mort de Franco. Il paraît qu’il y a beaucoup d’Allemands à Locarno, même de ceux qui ont cru comme moi qu’Hitler était le plus grand homme de l’Histoire. Bonus pour Locarno, mais moi je reste en Espagne, malgré la démocratie. D’ailleurs la démocratie sévit aussi là-bas: malus pour Locarno…
Ce jeune Günter Schwaiger m’a dit qu’il était important que je témoigne de ce que j’ai vu en tant qu’officier SS dans les camps de concentration. J’ai accepté qu’il me présente un ancien prisonnier de Dachau, qui m’a fait voir des photos horribles. Or moi je n’ai rien vu de tout ça. Il est vrai que Dachau n’avait pas le confort d’un cinq étoiles, mais ce type a l’air en pleine forme autant que moi, et tout ce qu’il raconte est de la propagande. Moi ce que je pense, c’est que les Juifs d’Europe ont été déplacés pour leur bien, afin qu’ils ne meurent pas sous les bombes des Alliés. Enfin, j’espère que ce que j’ai dit rendra confiance aux jeunes Allemands et les aidera à reconstruire le Reich - pour l’éternité…
Le film El Paraiso de Hafner, de l'Autrichien Günter Schwaiger, a été présenté à Locarno dans la section Semaine de la critique.
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Retour à Gorée
RENCONTRE Le lausannois Pierre-Yves Borgeaud, Léopard d’or en 2003, présente aujourd’hui le magnifique road-movie historico-musical Retour à Gorée au festival qui lui a porté chance dès son premier film, en 1989.
Sans jouer sur les mots, les relations de Pierre-Yves Borgeaud et du festival de Locarno déclinent Encore une histoire d’amour, titre de son premier court métrage réalisé à 23 ans avec ses économies et au dam des instances officielles lui conseillant de faire plutôt autre chose…
Alors que je subissais encore les effets déprimants de cette douche froide, je reçois un jour un téléphone de David Streiff, directeur de Locarno qui me dit avoir adoré mon film et me demande la permission de le présenter à Locarno. Je n’y croyais pas ! Résultat : l’accueil de Locarno m’a permis de vendre mon film à la Sept (la future chaîne Arte) et de rembourser mes frais. Quelques années plus tard, alors que je n’avais même pas fini le montage de mon nouveau film, iXième, Tiziana Finzi, programmatrice à Locarno en quête de formes nouvelles, est venue elle-même me débusquer dans mon atelier et s’est passionnée aussitôt pour ce qu’elle en a vu, décidant de m’inscrire dans la compétition internationale en section vidéo, acceptant en outre de présenter l’installation liée au film lui-même».
Suite de la belle aventure : Pierre-Yves Borgeaud et son compère musicien Stéphane Blok décrochent le Léopard d’or en août 2003, se retrouvant pour quelque temps sur un doux nuage. Mais qu’en fut-il des « retombées réelles » de cette éclatante reconnaissance.
« Même après un succès comme celui-là, la vie d’un film dépend de tout ce qu’on entreprend pour le faire connaître. Grâce au Léopard d’or, le film a tourné dans les festivals de tous les continents. Il a obtenu un grand succès critique et a représenté la Suisse en 2004, à Barcelone, au festival Input des télévisions publiques du monde entier ».
Dans cette même dynamique, Pierre-Yves Borgeaud, choisi par Youssou N’Dour pour tourner Retour à Gorée, a pu obtenir un zéro de plus dans les fonds qu’il a demandé pour la réalisation de ce road-movie documentaire comptant parmi les plus chers du genre, avec un budget d’environ 1, 5 million.
« La première question que j’ai posée à Youssou N’Dour quand il m’a choisi parmi les candidats à l’appel d’offre, était de savoir si cela ne le gênait pas qu’un Blanc réalise un tel film. Il m’a répondu que la couleur n’avait rien à voir dans cette remontée aux sources du jazz, via l’esclavage et l’exil, que j’ai vécu personnellement, et avec mes techniciens et tous les musiciens, à ma façon d’« humaniste » décentré. Je crois d’ailleurs que mon statut de Suisse, avec notre expérience de la multiculture, a beaucoup compté»…
Avant son retour à Locarno, Pierre-Yves Borgeaud a été invité en janvier dernier à New York, à présenter Retour à Gorée à l’ONU, à l’incitation du Luxembourg co-producteur. Autre signe de reconnaissance pour l’ancien chroniqueur de jazz de 24heures, réalisateur lausannois indépendant qui sait combiner les pratiques autonomes que permettent les nouvelles technologies, et l’exigence créatrice du 7e art.
Festival de Locarno, La Sala, le 8 août, 11h : Retour à Gorée de Pierre-Yves Borgeaud. Le film sera présenté dans les Open Air de Genève et Lausanne, les 12 et 17 août. En salle à Genève, à La Scala, dès le 15 août. En suisse romande dès le 22 août. Le iXième, dans un nouveau montage, passera sur TSR 2 le 10 août à 22h3o. Retour à Gorée (le concert), sur TSR 2 à 23h.30
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Fatima
Elle est la seule à être en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent.
Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste. En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.
Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.
Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.
Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison. -
Rien que des fantômes
Certains dinosaures de notre âge le ressassent aux gamins de vingt ans : que le festival de Locarno n’est plus ce qu’il était du temps de leurs vingt ans à eux. Or je le dis sans faire de jeunisme : le plus beau festival est celui de vos vingt ans, les gamins, comme on l’a vécu avant-hier sur la Piazza Grande, sous la soudaine fusillade de l’averse.
On sait qu’à Locarno la magie opère, et cette année autant que les autres avec plein de fantômes de retour. Mais ce lundi soir, après l’envol d’un ballon rouge au-dessus des toits de Paris où revivait l’âme d’Albert Lamorisse, voici qu’une subite averse, du genre tropical comme au Tessin, vida soudain la place alors qu’y défilaient les premières images de Rien que des fantômes, un film du jeune Allemand Martin Gypkens tiré d’un recueil de nouvelles de Judith Hermann, cousine germanique de Raymond Carver en plus mélancolique.
L’averse a duré quelques paires de minutes, le temps que passe un fantôme de panique pour l’équipe du film, puis les dieux de la météo ont permis que la magie opère comme aux vingt ans de toutes les classes d’âge.
Le mal de vivre et le mal d’aimer, comme la joie d’être au monde et le plaisir retrouvé sont de toujours et de partout, et comme Robert Altman a revisité les Short Cuts de Carver, Martin Gypkens a refondu les histoires de Judith Herman, bonnes pour les gamins autant que pour les dinos émus que nous sommes. Après l’averse et après le film, tous tant que nous étions nous sommes retrouvés sans âge : comme lavés et purifiés par l’émotion et la beauté…
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L’âme sensible des affreux
Les zombies étaient de retour dimanche soir sur la Piazza Grande, dans un film dont le jovial deuxième degré n’a pas empêché moult cinéphiles de fuir les déferlements de violence baveuse et de décibels. Les amateurs du cinéma américain de série B plus ou moins gore, dont Planet Terror est une resucée parodique, et les fans de Sin City, qui ont accueilli Robert Rodriguez comme une rock star, étaient en revanche aux anges.
La dégaine d’un héros de western invariablement coiffé d’un Stetson « ten gallon », le jeune Texan aux yeux bleus et au sourire craquant a salué le haut niveau artistique et intellectuel du festival et la qualité de son public (yeah !) en se disant très honoré d’y être accueilli avec un film pas vraiment d’art et d’essai... Brave garçon bien disposé, en somme, que le metteur en scène de ces horreurs, qui nous a surpris bien plus encore la veille, lors d’une rencontre personnelle, en nous avouant qu’il ne regardait jamais les actualités télévisées tant le monde lui semble abominable et déprimant.
Or Patricia Highsmith, dont les romans déploient eux aussi les plus sombres représentations, nous avait fait exactement la même réponse en 1989, alors qu’elle venait de publier un recueil de nouvelles au titre significatif de Catastrophes. A croire que l’imagination « noire » est une façon pour les âmes sensibles d’exorciser leur angoisse. Ce qui expliquerait aussi le goût paradoxal de nos tendres enfants pour le genre gore… -
La star incognito
On sait qu’à Locarno les stars sont les films, mais il est quand même moult vedettes de cinéma qui y ont défilé en soixante ans, de Marlene Dietrich à King Vidor ou d’Alberto Sordi à Marthe Keller, ainsi qu’en témoigne Locarno 60 de Stefan Knuchel et Cristina Trezzini, et comme se le rappelle aussi la tortue Pandora, hôte sexagénaire des jardins de tel palace à palmiers.
Pandora a vu débarquer l'autre jour, de son œil à lourde paupière, cet homme trapu à chapeau de paille et chemise verte, à l’évidence marqué du sceau magique de la célébrité. La rumeur avait signalé, aux oreilles de Pandora, la silhouette trapue sortant d’une limousine, puis réapparaissant vers les quais du lac, comme à la fin du Silence des agneaux dont, toute tortue qu’elle soit, le cher animal a raffolé ; des murmures s’étaient répandus de loin en loin et une touche d’effroi avait été remarquée dans certains regards de jeunes femmes, au vif plaisir de Pandora..
Pandora est l’une des mémoires du Festival de Locarno, qui ne se nourrit que de salade : c’est dire la netteté de son mental. A cela s’ajoute chez elle une sorte de sagesse d’expérience, qui la rend indulgente et même bonne. Ainsi n’est-elle guère étonnée d’apprendre que, sur la Piazza Grande, le plaisir suprême des spectateurs est d’être filmés, le soir, avant la représentation, et d’apparaître ainsi sur le grand écran pour une seconde de pure gloire, tandis que, sous sa carapace, avec son profil à la Edward G. Robinson, la tortue Pandora sourit de rester, quant à elle, la star à jamais incognito… -
Le léopard d’or à l’affût
L'humour de Frank Oz, le gore parodique de Robert Rdriguez et le ounch de Fulvio Bernasconi.
Jour après jour, à Locarno, la rumeur se répand entre les festivaliers qu’il faut «absolument » voir tel ou tel long métrage de la compétition
internationale. Celle-ci n’est certes pas le seul « must » de la manifestation, qui regorge d’offres intéressantes, et dont les « premières » de la Piazza Grande drainent la foule la plus considérable. Quelque 8000 spectateurs auront ainsi assisté, samedi soir, à la première européenne de The Bourne Ultimatum de Paul Greengrass, film d’action à grand spectacle et carambolages à n’en plus finir, avec un Matt Damon littéralement increvable. Or les deux films grinçants de dimanche soir, Death at a Funeral de Frank Oz, au délicieux humour noir et au poignant retournement final, et Planet Terror de Robert Rodriguez, jouant de manière débridée avec les stéréotypes du gore apocalyptique, correspondaient sans doute mieux à l’esprit de découverte de Locarno.
A cet égard, la course au léopard d’or reste bel est bien l’un des vecteurs intéressants du festival, dans la mesure où la sélection suppose a priori une excellence particulière. Dès les premiers jours, ainsi, le titre d’un film franco-algérien, La maison jaune, a couru de bouche à oreille et contraint les organisateurs à des projections supplémentaires. Réalisé dans les Aurès par le réalisateur et écrivain algérien Amor Hakkar, installé en France depuis sa prime enfance, et qui a fait retour dans son pays d’origine en 2002, cet ouvrage a impressionné par l’émotion profonde qui s’en dégage autant que par ses grandes qualités plastiques et poétiques.
L’empathie humaine, le regard incisif sur la société à deux vitesses et les qualités de construction de Contre toute espérance du Québecois Bernard Emond, détaillant les tribulations d’un couple poursuivi par l’infortune, ont également été remarquées, de même que l’attention très tendre, dans un contexte sombre et violent, qui émane du film espagnol Ladrones de Jaime Marques. Par contraste, l’image convenue et manichéenne d’une jeunesse romantique entourée de croulants coincés, dans le film du Portugais Jorge Cramez, intitulé O capacete dourado, a déçu en dépit de sa bienfacture et de belles images.
Si le film « expérimental » d’Anthony Hopkins, Slipstream, déjà présenté en ces colonnes, nous a intéressé pour son propos et sa construction, en dépit d’une surcharge d’effets qu’on attendrait plutôt d’un jeune fou, il semble douteux qu’il se retrouve au palmarès, alors que le nouveau film du Tessinois Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, n’a laissé d’impressionner certains (dont le soussigné) dès sa première projection d’hier, par son souffle et la symbolique sociale de son propos.
Traversée des enfers glauques de la boxe clandestine, entre Trieste, la Croatie et une dernière séquence en Suisse dorée, cette histoire d’une déchéance physique et morale, qui voit un jeune champion se résoudre aux plus ignobles combats clandestins pour survivre avec sa soeur, détone complètement sur l’arrière fond du cinéma d’auteur helvétique. Rencontré à la sortie de la projection de presse, notre ami Freddy Buache en avait d’ailleurs la moustache hérissée. Il est vrai qu’on est plus près, avec ce nouvel avatar de la relève suisse (dont participent le clinquant Breakout de Mike Eschmann, ou Strähl, de Manuel Flurin Hendry) de l’esthétique des séries américaines, frottée ici de culture punk, que d’une écriture plus « artiste» à la Tanner ou à la Murer. Quant à savoir si ce film punchy fera craquer le jury présidé par Irène Jacob, c’est une autre paire de manchettes…Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 août.