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  • Ange et démon

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    Un roman russe, d'Emmanuel Carrère 

     Un écrivain a-t-il des droits spéciaux sur les siens ? Un secret de famille qu’il viole en fait-il un salaud ? Jusqu’où lui est-il permis d’exposer ceux qu’il aime au regard de tous ? Telles sont les questions que pose Un roman russe d’Emmanuel Carrère, lequel a choisi, malgré la prière instante de sa mère, de parler de la destinée tragique, et peut-être infamante, du père de celle-ci. La mère en question n’étant autre qu’Hélène Carrère d’Encausse, fameuse historienne de la Russie  et actuelle secrétaire perpétuelle de l’Académie française, la transgression du secret revêt une signification particulière, sachant aussi que la grande dame a renoncé à une carrière politique de haut niveau du fait même des soupçons portés sur la fin de son père, vraisemblablement liquidé par des épurateurs en 1944, pour faits (non avérés) de collaboration.

    Malgré les suppliques de sa mère, lui faisant valoir une double libération, pour elle autant que pour lui, et la condition de sa liberté d’écrivain, Emmanuel Carrère a donc choisi de « casser le morceau » sur les tribulations de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, en lequel il découvrira un sombre reflet de sa propre personnalité.

    A vrai dire, les détails relatifs aux faits et gestes du père de sa mère, émigré russe mal adapté à la société française qui vécut le plus souvent loin de sa femme et de ses enfants, restent ténus. L’essentiel du portrait de cet intellectuel cultivé, naguère brillant mais incapable de s’accomplir, se dégage de lettres que le frère de sa mère  remet à Emmanuel, à l’insu de celle-là. Il y apparaît comme un « homme du souterrain » à la Dostoïevski, cultivant la haine de soi. S’il trouve un emploi auprès de l’occupant allemand du fait de ses connaissances linguistiques, rien ne prouve qu’il fut collabo et pas plutôt  victime de la délation pour de plus sordides motifs. Mais le doute ronge plus que la certitude.

    La fiction dépassée par le réel

    Un cliché réduit le « roman russe » à des embrouilles passionnelles sado-masochistes dont les « possédés » de Dostoïevski seraient un modèle. Or il y a de ça chez Emmanuel Carrère, dont on se rappelle la fascination qui l’a retenu, sept ans durant, sur L’Adversaire, chronique hyper-réaliste consacrée au mythomane assassin Jean-Claude Romand qui massacra toute sa famille après avoir vécu une double vie de prétendu grand médecin, dix-huit ans durant.

    De la démoniaque affaire de Romand, qui l’a exténué, Carrère va rebondir ici dans une triple intrigue vécue dont son grand-père et sa jeune amante française Sophie seront les protagonistes, après un premier épisode russe non moins réel qui le voit, à l’occasion d’un reportage (dont est issu un film remarquable), approcher le dernier prisonnier vivant de la IIe Guerre mondiale, un vieil Hongrois perdu dans un asile psychiatrique de Kotelnitch.

    « Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère, dont le roman est truffé d’effets de réel, précisément, comme celui qui consiste à soumettre son amie à un jeu érotique pervers par le truchement d’une nouvelle publiée dans Le Monde. Mais ledit réel est parfois un romancier plus tordu que l’auteur d’Un roman russe, et notamment en Russie où une autre tragédie sanglante va précéder la fin misérable de sa relation passionnelle avec Sophie.

     « Est-ce que j’ai tenté le diable ? Est-ce que c’est mon destin de le tenter, quoi que je fasse ? » se demande l’écrivain confronté aux conséquences bien réelles de ses dangereuses fictions. Nul doute, mais son excuse est alors de s’exposer lui-même jusqu’au bout, et d’expliciter enfin, dans une déchirante lettre finale à sa mère, le motif de sa transgression. « Tu t’es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu’on souffre autour de toi », lui écrit-il ainsi. « Tu ne nous a pas niés, non, tu nous as aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t’entoure au point qu’il fallait bien qu’un jour quelqu’un la prenne en charge et lui donne voix »…

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. , 356p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 20 mars 2007.

     

  • Notes au vol

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    Le conditionnel de notre enfance, c'était la clef des mondes. On serait sur une île. Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf. J'arriverais de la mer, je débarquerais de ma caravelle et, sabre au clair, je te décimerais: “En garde. moricaud !”

    Des mots, des images, des inscriptions qui bruisseraient dans l'air de la page comme les feuilles vibrantes d'un grand arbre à la fenêtre du soir. Tantôt un murmure, un chant, une mélodie, et tantôt une pensée qui s'envole soudain - mais d'où vient le souffle qui l'emporte Dieu sait où ?

    C'est à leur capacité de pardon que je reconnais ceux que j'aime: toute rancoeur dissipée dès lors que nous reconnaissons le partage de nos fautes, et baste, ne nous quittons jamais que réconciliés.

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: “Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige”. (Marcel Proust).

    Dessin d'Aloyse. Musée de l'art brut, Lausanne.

  • Le souffle de la vie

            

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        A La Désirade, ce 3 septembre 2006. – Minuit n’aura pas passé, ce jour d’achever Les bonnes dames, petit roman tendre et grave qui fait en somme le pendant, sur le grand âge, au Pain de coucou évoquant nos enfances et surtout la genèse d’une vision poétique, sans que j’entreprenne ici la transcription de mes carnets 2000-2006, représentant plus de mille pages dactylographiées et desquelles je vais garder la substantifique moelle quotidienne, à peu près une trentaine de pages par année, pour y ajouter les moments significatifs de mes lectures du monde, livres et rencontres, voyages, etc. Après la publication, en 2000, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993-1999 sans insertion aucune, l’original de mes notes se trouvant juste élagué, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (1973-1992), où j’ai développé une forme plus complexe, nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse, la part faite à mes lectures étant alors beaucoup plus importante, je vais poursuivre assez naturellement dans ce volume, que j’intitule Le souffle de la vie, parce que c’est cela en effet qu’il m’importe de faire sentir dans ces pages, l’alternance de notes prises au jour le jour, arrimant la lecture aux faits saillants ou menus de mon actualité, et la reprise plus ou moins développée de mes lectures, dans une forme encore renouvelée par rapport aux deux premiers volumes, où l’écriture très rapide, liée à la pratique du blog, amènera quelque chose il me semble. Ce qui est sûr, c’est que mon écriture, dans ces carnets, poursuit un mouvement intime de plus en plus naturel, proche de celui du Rozanov des Feuilles tombées, consistant à capter les moindres bribes, soupirs, exclamations, chutes et rechutes, remontées, nuits et jours de notre vraie vie, qui est parfois le contraire de ce que pompeusement, littérairement on appelle La Vraie Vie.

     

  • Voir la musique

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    CHOSTAKOVITCH. – Je me demande comment écouter cette musique, et comment en dire quoi que ce soit ? Certaines musiques font parties de nous et en parler revient à parler de nous. J’entends en ce qui me concerne : le Bach de mes douze ans, claironnant sur le premier pick-up familial à l’enseigne de la collection Disco-Club, comme la machine à coudre Singer de ma grand-mère dans sa véranda donnant sur le parc aux volières - le Bach et le Mozart et le Beethoven, trio de base de la famille de base en pays protestant, avant le déboulé de la horde barbare dans les carrées adolescentes, Stones en tête.
    Jusque-là Chostakovitch m’évoquait essentiellement du cinéma, style Russie de Parajdanov à la fonte des neiges ou Stalingrad en plein braoum, à l’exception de la 5e Symphonie dans laquelle j’étais entré au Japon durant la tournée de l’OSR de 1997 que j'avais suivie, mais c’est un univers insoupçonné que je découvre aujourd’hui : comme une partie de cosmos que soudain éclairent des projecteurs de guerre. Le ciel est donc encore plus réel qu’on ne croyait. C’est une sculpture dédaléenne en n dimensions dans laquelle on voyage comme un drone en retrouvant des formes inimaginées mais qui existaient pourtant en nous, sur quoi tout est à reconstruire : ça demande un effort. Alors au boulot, tovarichtch, ferme les yeux et tâche de voir de toutes tes oreilles…

    Olivier Charles. Soleil cosmique. Huile sur toile, 1978.

  • Dominique aux champs

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    Lettres de jeunesse de Dominique de Roux; un grand style à sa source.
    Il y a des phrases qui respirent, qui pulsent et qui exultent, qui bondissent et retombent à tout coup sur la bonne patte, des phrases qui vivent et rebondissent de trouvaille en trouvaille, et c’est cela tout de suite qu’on se dit à la lecture des phrases de ce gamin de dix-huit ans qui écrit à sa tante Gabrielle de Lestapis en juin 1953 de Paris: « L’ombre froide du printemps, des éclaircie de bruit, de vent est partie. Et le ciel parisien est redevenu fidèle à son habitude ironique ». Le môme va passer bientôt son bac et il écrit en tâchant de s’en persuader : « Il faut travailler sinon par goût, au moins par désespoir pudique, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser ». Mais bientôt il devra se justifier sans conviction après les « traumatismes post-opératoires du bachot » qu’il a loupé : « Je commence à croire que le bac est devenu, de nos temps, l’injuste privilège de bien des tristes sires ».
    Dominique de Roux à dix-huit ans était un écrivain au style quasiment coulé dans l’or fin vibrant et fluide. Ses lettres à sa tante, les premières réunies dans ce recueil (1953-1977), sont d’une extraordinaire sûreté de plume, mêlant la grâce et le naturel, la tendresse pour sa destinataire et la rosserie pour leur entourage, enfin une capacité d’invention verbale, une puissance d’évocation bonnement saisissantes, à peu près à jet continu.
    Dans le registre bucolique - car on découvre en effet un contemplatif amoureux de la campagne -, le jeune fils de famille (frère d’une floppée de garçons dont plusieurs mourront aussi tôt que lui) est d’un romantisme sans mièvrerie : « Je suis arrivé en Charente le soir même et je suis arrivé à la maison à pas lents par la vieille route, tout seul. Une bicyclette même m’aurait importuné. Je sentais venir une minute de génie : je veux dire de pleine conscience. Je sentais avec allègement qu’il ne ferait pas d’orage en montant ce vieux chemin entre les ronces, ces roses de village. Je me dégageais de ma manière, je me purifiais. Je regardais les alouettes. Un merle s’envola. J’ai cherché les tourterelles invisibles. Tout à coup, elles sont parties de l’arbre où je les entendais sans les voir. Voyez-vous, je n’aime que la campagne… »
    Et plus loin, en août 53 : «Et je rêve dans cette campagne où les rayons du soleil automnal semblent s’attarder à plaisir sous un ciel déjà verdâtre, où des nuages flottent comme des continents en voyage. Depuis août, toujours le même ciel d’un bleu de blouse paysanne et qui déverse un flot de soleil et les prés qui étaient admirables, verts et doux à l’œil, bien couchés en long et en large, ces prés où pâturent des centaines de vaches qui n’ont pour limites que les bois, sont devenus vert de gri. Les « vacanciers » du bord de la Charente portent ventre ou poitrine en bandoulière, avec le charme infini et mystérieux qui tient dans la régularité et la symétrie de ces ostensoirs robustes, à l’air désoeuvré et nostalgique, ceux-là qui ne rêvent qu’Ambre solaire et ne savent pas goûter les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison. »
    Plus loin encore : «Depuis, il a plu. Les arbres immobiles, anxieux, se sont agités bientôt de joie et leurs feuilles se sont bientôt offertes à la pluie comme des langues. Le temps a mal au cœur, mais c’est si agréable de voir la terre boire et de sentir ces effluves qui remontent des feuilles mouillées et du bois mort ».
    Ce n’est qu’un tout début. C’est Dominique aux champs. Ensuite il y aura Londres. Ensuite il y aura l’Algérie. Ensuite il y aura des femmes et de grands projets littéraires, les débuts de L’Herne, Bernanos et Pound, ensuite il y aura la vie.
    Je n’en suis qu’à la page 50 et déjà j’ai le sentiment d’avoir découvert un tout autre homme que celui que je connaissais un peu pour l’avoir rencontré, un peu plus pour l’avoir beaucoup lu, mais dont Jean-Luc Barré, qui a établi et préfacé ce recueil épistolaire, a mille fois raison de souligner le caractère éminemment secret, et par conséquent l’importance capitale de ces lettres en tant que « mémoires intérieurs… »
    Dominique de Roux. Il faut partir. Correspondances inédites 1953- 1977.
    Préface de Jean-Luc Barré. Fayard, 415p.
    Dominique de Roux en 1970.

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