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L'observateur

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II

Le champ de vision de l’observateur englobait les trois façades frontales des Blocs A, B et C du niveau le plus bas de la Cité des Hespérides, dont la situation en quinconce, par rapport au Bloc E, au troisième étage duquel se trouvait son studio, limitait quelque peu sa visibilité.
Le regard de l’observateur était en outre déformé par le ressentiment pathologique qui le hantait depuis que celui qu’il appelait le Grand Salopard l’avait privé, en sa douzième année gracieuse, du couple qui l’avait engendré et de sa paire de jambes. La fascination morbide qu’il vouait à toute forme de médiocrité allait de pair, chez lui, avec une crainte-attirance panique des individus diffusant la moindre lumière. C’est pourquoi, sans doute, il n’avait osé établir le fichier de Madame Léonce, la vieille salutiste du Bloc C.
Le mode d’expression le plus courant de l’observateur était le ricanement, et ses constats se voulaient dénués de toute nuance émotive. Ainsi l’état d’hébétude dans lequel il se trouvait à la fin de chaque nuit convenait-il à la mise à jour de ses notes.
Les plus simples à compléter étaient les fichiers des retraités, dont les Motier (au Bloc B) figuraient le modèle représentatif, et les Vermont (du Bloc C) la variante atypique.
Ce début de splendide journée (on sait l’importance particulière de la météo pour les retraités), les Motier prenaient leur café complet sur le balcon de leur appartement donnant, de l’autre côté de l’immeuble, sur la toiture bitumée du Centre Com. De ce fait, l’observation se réduisait à des séquences sans cesse interrompues, qui permettaient cependant de contrôler simultanément les déambulations d’autres sujets.
Ainsi le physicien était-il apparu en combi de vélocipédiste au balcon du huitième gauche (Bloc A), tout noir de poil et luisant comme une otarie. L’observateur lui vouait une attention soutenue depuis qu’il avait constaté que le personnage collectionnait les armes et les drapeaux. De surcroît, l’hygiénisme de son existence, réglée au chronomètre, ne laissait d’aiguiser sa curiosité et sa répugnance instinctive, un peu comme il en allait des Kepler.
À l’instant, le physicien regardait en direction du bois de feuillus que dominait la tour de la Résidence G et dans lequel on avait retrouvé, l’année précédente, les restes d’un adolescent blond jamais identifié. L’observateur savait, pour avoir croisé le personnage dans les travées du Centre Com, que le liquide brunâtre qui fumait dans le verre que le physicien tenait de la main gauche, tandis qu’il se massait le paquet génital de la droite, était un breuvage synthétique au goût rappelant le Viandox – le produit avait été testé récemment dans la rubrique Consommation du quotidien Le Quotidien dont l’observateur avait gardé la coupure.
Du physicien aussi l’observateur se croyait capable de prévoir les faits et gestes journaliers, qui l’apparentaient à la catégorie des célibataires monomaniaques. Dans le même ordre d’idée, il estimait que la typologie des Kepler ou des Motier était reproductible à des millions d’exemplaires, comme il l’avait déduit d’un songe récurrent dans lequel il avait pour fonction de tenir à jour les rapports d’un incommensurable Fichier.
Dans le rêve en question, l’observateur retombait souvent sur des notes qu’il avait établies de sa propre main. Il en éprouvait alors un mélange d’orgueil et de gêne. Sur le document concernant, par exemple, le fonctionnaire à la retraite Félicien Motier, l’observateur avait déchiffré plusieurs annotations manuscrites qui touchaient à certaines manies de l’intéressé, ignorées même de son épouse légitime, du style : M. s’envoie des baisers dans le miroir du living, M. parle au portrait de sa mère défunte, M. passe des heures à broder des motifs imaginaires sur des napperons.
Les fantaisies du subconscient ne cessaient d’interférer, dans le songe du Fichier, avec les éléments consignés par l’observateur dans les dossiers de son Mac, modifiant les profils d’une manière parfois éclairante. C’était en rêve, ainsi, que l’observateur avait découvert le trait de caractère décisif du journaliste alcoolique Pascal Ferret du Bloc A (F. ne supporte pas la dureté du métal dans les voix) et l’origine probable de la propension fugueuse du fils du concierge Cardoso dont le squelette (dans le rêve, l’observateur le radiographiait gravement en tablier de caoutchouc) accusait une légère fragilité (V. nourrit une irrépressible répulsion à l’égard de la norme sportive), et c’était de la même façon que se fondaient ses intuitions de brute compliquée et ses réactions souvent imprévisibles, notamment à l’égard du sosie de Jim Morrison domicilié au Bloc B (C. me porte d’une rive à l’autre sans cesser de sourire) auquel son seul aspect de Christ en nippes valait la défiance de la plupart des habitants présumés recommandables du quartier.

D’un point de vue neutre, la Cité des Hespérides représentait le type du grand ensemble suburbain. Sise sur les hauts de la ville virtuelle – laquelle figurait la localité centre-européenne de moyenne importance, avec son Vieux Quartier et ses banlieues où s’entassaient immigrés et indigènes paupérisés, ses étages en corniches dominant le Haut Lac et son arrière-pays forestier, son centre d’affaires et son campus universitaire excentré, ses bas-fonds et ses jardins splendides –, la Cité se divisait en blocs dont les niveaux reproduisaient les strates sociales, non sans passages et possibilités déambulatoires de toute sorte.
Logiquement, du montant des loyers dépendait la répartition des habitants entre les blocs inférieurs et les hauteurs de la Résidence G où se concentraient professions libérales et fortunes diverses, personnalités à la mode du type Kevin Lefort et autres gagneurs de plus ou moins fringante volée.

À propos de Kevin Lefort, jamais l’observateur n’eût pu se douter, sauf à fréquenter la galerie Artefact, comptant au nombre des espaces artistiques les plus en vogue de la ville, que ses propres rapports se trouvaient virtuellement doublés par le dispositif photographique installé par le plasticien sur la terrasse de son luxueux attique de la Résidence G, au moyen duquel il avait réalisé ses lucratives séries de Scènes/Obscènes.
Ce matin même, si Kevin ne s’était pas trouvé en déplacement à Tanger, où il avait un pied-à-terre, ses appareils eussent fort bien pu balayer les façades du Bloc A pour enregistrer, en plans multicadrés, tout ce qui s’était manifesté à la surface de la scène-concept dès l’apparition de Muriel Kepler et jusqu’au geste du physicien de se palper l’entrejambes, que le manipulateur d’images n’aurait plus eu ensuite qu’à reformater en sérigraphies grand module propres à orner les murs des établissements bancaires ciblés par son agent.
L’observateur ignorait, pour tout dire, que Kevin Lefort n’était autre que l’individu qu’il avait remarqué un jour au Centre Com, flanqué de deux gigolos fardés, dont la veulerie désarmée de l’expression l’avait vaguement troublé ; et de même n’avait-il pas idée de la considération remarquable dont jouissait le plasticien dans les milieux établis de la ville, où l’on voyait en lui le nec plus de l’avant-garde internationale.
Au demeurant, le personnage méritait plus que le regard de mépris teigneux que l’infirme paraplégique Martial Jobin, alias l’observateur, lui avait vrillé le jour de leur rencontre au Centre Com.
La haine secrète vouée par Kevin Lefort à son père depuis la mort d’Amanda, première femme en titre de l’avocat d’affaires et mère légitime du plasticien, avait aiguisé la lucidité de celui-ci, déjà très vive chez l’enfant hypersensible qu’il avait été ; et dans cette perspective, la conscience nette que Maître Lefort ne céderait qu’à celui qui le battrait sur son propre terrain avait développé, chez Kevin, un besoin de revanche qui ne tarda à s’employer dans le nouveau réseau du marché de l’art en pleine relance. Tôt convaincu de la médiocrité de ses propres dons artistiques – sa virtuosité de copiste, capable de brosser en moins de deux un faux Greco ou un Van Dongen mieux que le vrai, lui avait cependant servi à imposer à son père l’idée d’une vocation, puis à séduire les éphèbes que repoussait son physique de chien de mer –, Kevin Lefort s’était lancé avec détermination dans l’étude des mécanismes de la spéculation en matière d’art. Ainsi, peu après qu’il eut sagement obtenu son diplôme à l’école locale d’art visuel sur le thème du Doll’Art, dont la série de multiples qu’il en tira ultérieurement devait établir sa première notoriété (l’idée qu’on pût vendre un faux dollar signé Kevin Lefort pour le prix de cent avait paru subversive à divers critiques en place, et son stock fut épuisé en quelques semaines), l’habile jeune homme s’employa à tisser patiemment un réseau de relations dans les hautes sphères de la finance internationale et du show-business, de la critique spécialisée et de la vie nocturne. Sa première opération sérieuse n’advint cependant qu’après quelques années, qu’il disait de galère dans ses interviews, consistant en agrandissements, enrichis de rehauts de pastel, de clichés au polaroïd réalisés au flash dans les backrooms des boîtes gays de Californie où une bourse officielle du Ministère de la culture lui avait permis de séjourner durant quelques mois – il parlerait plus tard, à son premier biographe, de ses décisives années américaines.
Quant aux goûts esthétiques de l’observateur, ils étaient plus sommaires mais non moins agressifs que ceux de Kevin Lefort, concentrés sur les icônes autocollantes à caractère satanique des groupes de Heavy Metal, les culottes de boxe anglaise dont il faisait collection et qu’il portait, en été, à l’exclusion de tout autre vêtement, les bracelets de force, les tatouages et tout l’appareillage de musculation qui lui avait permis de sculpter la moitié supérieure de son corps.
Chez l’un comme chez l’autre, cependant, de ces personnages apparemment adonnés au fétichisme de l’époque, se percevait le courant sous-jacent d’une mélancolie lancinante qui les isolait du reste du monde et parait leur monstruosité respective d’une glauque beauté.




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