
Une arnaque hollywoodienne
Partis pour la gloire, les « balèzes » Bulgares ferraillant dans les batailles de Troie estiment avoir été exploités. Krassimir Terzev leur donne la parole…
Dure dure est parfois la condition de figurant : c’est ce qu’auront découvert 300 jeunes Bulgares sélectionnés pour constituer le noyau dur des guerriers dans le film Troie de Wolfgang Petersen, budgeté à 185 millions de dollars. Un tournage au Mexique, la perspective de côtoyer Brad Pitt et l’éventualité d’être remarqué: l’aventure faisait rêver, qui allait tourner au cauchemar.
C’est cette désillusion qu’illustre Krassimir Terziev avec Battles of Troy, production helvético-bulgare combinant des témoignages recueillis en 2005 à Sofia, trois ans après le tournage, et des fragments de vidéos ou de photos captées sur place par les intéressés. Premier contraste avec les flamboyantes scènes de Troie : le côté artisanal, faute de moyens, de ce making of « clandestin » mais combien édifiant, dont les « acteurs » colorent l’amère leçon de bon naturel et d’humour gouailleur. « Tant de peine pour rien », lance l’un en se cherchant en vain dans les mêlées du film, mais tel autre s’y sera vu mourir deux fois (astuce de montage), alors que la plupart se disent déçus voire floués.
Si l’expérience est connue des figurants de cinéma, celle que vivent les Bulgares, choisis pour leur forme physique et leurs têtes de Méditerranéens, est particulièrement humiliante. D’abord reçus en « tombeurs » craquants, ils apprendront bientôt qu’ils coûtent moins cher à la production que les chevaux (12 dollars par jour, jusqu’à une grève qui leur fait obtenir 22 dollars) avant de tâter de l’enfer du tournage. Entraînés par des militaires, ils passeront plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb (seuls les chevaux ont des tentes pour s’abriter), les plus fragiles perdant connaissance, illico remplacés. Plus rudes encore : les fameuses batailles, durant lesquelles les membres brisés seront légion, sans compter les combats hors-tournage entre Bulgares et Mexicains…
Bref, sans relever de l’acte d’accusation, Battles of Troy n’en a pas moins valeur de témoignage drôle-acide sur certaines pratiques de l’empire hollywoodien, qui a ses « esclaves » à l’antique façon…
Nyon. Festival Visions du réel. Battles of Troy. Europlex-Capitole 1, le 28 avril à 16h.30. Reprise le 29 avril au Capitole 2. Programme complet sur le site : www.visionsdureel.ch
Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 27 avril.

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Petite musique du soir
En lisant Le club des pantouflards de Christian Cotttet-Emard
Je me demandais si j’aurais le temps, avant le match, de lire ce petit livre reçu ce matin, mais à peine l’ai-je commencé que la question valdinguait: le bouquin paru à l’enseigne de la collection Petite Nuit m’a bel et bien scotché. Ainsi sont les véritables écrivains, qui vous tiennent par le bout de la phrase et ne vous lâchent plus que vous ne les ayez lus jusqu’au bout.
C’est au charme que Christian Cottet-Emard nous attrape : je l’avais ressenti une première fois dans un livre sentant bon la littérature, le réalisme magique des Italiens ou des Belges, quelque chose de peu français en tout cas, sauf le délié de la phrase et cette musique précise mais un peu voilée de nostalgie. Le grand variable était à vrai dire une espèce de roman-poème, entre le rêve et l’irréalité, et déjà le lyrisme mélancolique et la fantaisie inventive de l’auteur m’avaient séduit tout en douceur.
Or on retrouve, avec sa neige lyonnaise, cette atmosphère dans Le club des pantouflards, d’une ligne pourtant plus claire et d’un humour plus enjoué à l’anglaise (on pense évidemment à Jerome K. Jerome et au Chesterton du Club des métiers bizarres), où tout semble s’arranger mais pour la perte du chômeur Effron Nuvem qu’a gravement compromis un notable en l’introduisant au club des pantouflards alors que, jusque-là, il se contentait de lire Gogol en savourant ses sardines portugaise Roses de France.
On n’est pas loin de Vialatte non plus mais avec un ton qui n’est que de Cottet-Emard, autant que ses phrases et ses détails, ses malices et sa tendre attention aux choses et aux gens, aux saveurs et aux bonheurs que ménagent l’apéro Suze-cassis ou le cigare de fin de matinée.
Tout à l’heure il y aura le match à la télé. J’espère sincèrement que la France se fera brosser par les Togolais. Je le dis en clignant de l’œil à l’ami Bona Mangangu, dont je parlerai demain du livre remarquable qu’il a publié de son côté, évoquant le pays de son enfance avec un lyrisme de vrai poète et une virulence d’amant déçu, dans une langue flamboyante et sans s’aveugler sur les douleurs de son cher Congo.
D’un absurde l’autre, nous revoici, un quart d’heure avant le délire national et multi, chez Gogol « à Vaise et ailleurs », dans ce drôle de monde où se faire avaler sa carte de crédit par une machine suffit à vous priver d’identité. Nous autres, nous savons pourtant qui nous sommes, avec ou sans carte de crédit, nous les empantouflés de la vie…
Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta, coll. Petite nuit, 73p. -
Le dernier adieu
L’Auteur démasqué (22)
Cet extrait est tiré de Requiem de Gustave Roud, que personne n'a identifié.Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)
Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.
Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus. -
Dans l'esprit de Zazie

Editrice responsable de l’originale collection littéraire de Buchet-Chastel, Pascale Gautier est également écrivain. Son dernier livre, Fol accès de gaîté, est un régal d’humour acidulé à la Queneau.
Une édition littéraire de qualité peut-elle survivre à Paris hors des grandes maisons ? Constituer un nouveau catalogue affirmant une « patte » reconnaissable est-il encore possible ? Et la fonction de directeur littéraire peut-elle se concilier avec le travail de l’écrivain ? A ces trois questions, Pascale Gautier répond sans ostentation, à la fois par les livres qu’elle édite et par ceux qu’elle écrit. Si la littérature – lecture et écriture alternées – est une passion personnelle de longue date chez elle, dans une optique qui n’a jamais été académique, c’est en outre « sur le tas » qu’elle a appris son métier d’éditrice, à des enseignes plutôt « commerciales » puisqu’elle a passé, notamment, de Fixot au Rocher, où le premier critère de la (sur)production relevait de la rentabilité plus que de la qualité littéraire. Autant dire que se voir confier, au tournant de l’an 2000, la responsabilité d’une nouvelle collection de littérature dans une maison à la vénérable enseigne (Buchet-Chastel) mais en voie de complète restauration par la volonté d’une bonne fée… suissesse (Vera Michalski), aura représenté à la fois un beau cadeau et un sacré défi.« J’avais envie de défendre, à l’écart des modes et d’un certain maniérisme désincarné, une littérature qui soit à la fois savoureuse et de qualité, jouant sur l’esprit du conte et la fantaisie, l’imagination et la vitalité, l’insolence et les constructions originales, dans l’esprit de Raymond Queneau dont je me suis toujours sentie proche. »Saluant au passage la pleine liberté de choix que lui laisse Vera Michalski, Pascale Gautier souligne également la satisfaction que représente le fait de ne pas être harcelée en sorte de « faire du chiffre ». Dans la foulée, rappelons que le nouveau Buchet-Chastel, comme les éditions Phébus et Noir sur Blanc, fleurons du groupe Libella que dirige Vera Michalski, bénéficient des moyens personnels considérables de celle-ci (héritière de l’empire Hoffman-Laroche), qui prouve du moins qu’on peut être très riche et non moins attaché à la défense de la meilleure littérature.
De fait, les connaisseurs auront tôt fait de reconnaître à la fois l’air de famille et la variété, mais surtout les qualités de style propres aux écrivains découverts et défendus par Pascale Gautier dans sa collection vert pâle. « Nos auteurs sont souvent des raconteurs d’histoires autant que des amoureux de la langue française », poursuit-elle en citant au passage les noms de Joël Egloff, qu’elle a emmené avec elle en quittant Le Rocher et qui a décroché le Prix du Livre Inter en 2005 pour L’étourdissement, de Cookie Allez dont Le ventre du président ou La soupière ont révélé un talent de romancière d’une grinçante malice à la Marcel Aymé, ou encore de Xavier Houssin, prosateur d’une étincelante âpreté, de Marie-Hélène Lafon dont Le soir du chien a été très remarqué et qui revient avec de vibratiles Organes, ou enfin de Philippe Ségur, autre révélation de la collection avec sa superbe Poétique de l’égorgeur. Plus récemment arrivé, Daniel de Roulet n’a certes pas donné, avec L’homme qui tombe, intéressant mais un peu mince, un roman aussi original que ceux de Ségur, pas plus que le « coup médiatique » de son Dimanche à la montagne n’annonce un virage sensationnaliste de la collection. Cela étant, avec un grain de sel et le clin d’œil de Zazie, l’éditrice ne va pas cracher dans la soupe même si l’on sent bien, sous son front têtu, que l’obsession du grand tirage n’est pas sa priorité…
Une belle échappée
Nom de Zeus quelle envolée ! Quel feuilleton carabiné sur l’écran de la page : quelle Odyssée chez les Dubout revisités façon Reiser ou Deschiens, quelle Iliade déjantée ! On rit on pleure, et dès l’exergue puisqu’on y apprend par l’auteur que ce « fol accès de gaîté » annoncé par le titre est la définition donnée, par le Petit dictionnaire des mots retrouvés, à la digne et non moins redoutable pratique de l’hara-kiri japonais, rarement suivie d’un happy end… Ici, tout au contraire, c’est sur fond de journée bleue que l’état de la cata s’envisage par le détail avec force péripéties joyeusement désespérées : et tous à la fin s’envoleront comme de gracieuses baudruches au ciel, évoquant autant de bons bedons gazeux à la Devos… Mais revenons sur terre en attendant, dans la foulée philosophe d’un Monsieur Ploute, issu de la résidence en banlieue des Bégonias et choisi pour une occulte Mission que le lecteur, en sa candeur, suppose bénéfique à l’Humanité. En chemin saluons une Armande Du Perron De La Première Manche, produit typique genre Vieille France à chignon serré ; un Monsieur Félix qui n’en finit pas de perdre son chien Julien ; une jeune Agata à l’avenir sentimental prometteur; enfin, parmi bien d’autres, cet adorable Achille Ploute, fils du précédent à casque de poilu doublé d’un écouteur à musique qui, devant notre monde tel qu’il est, ne pense qu’à se faire la belle, au double sens qu’on verra. Passons sur mille autres détails et trouvailles cocasses, pour dire l’essentiel : que cet envol est d’abord celui d’une écriture à la fois élégante et follement rythmée, plus grave aussi qu’il n’y paraît, souriante en sa désespérance et brodant sur le vertige d’un trou noir (notre sort mortel) une délirante histoire à gamberger en rêvant, puis rebondir en turlutant au ciel épico-poétique de Zazie.
Pascale Gautier. Fol accès de gaîté. Editions Joëlle Losfeld, 170p.
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Eros aux doigts de rose
Entretien avec Alina Reyes
Alina Reyes, dont le talent fut révélé en 1988 par Le boucher, et qui a publié depuis lors plus d’une vingtaine d’autres ouvrages, conjugue l’érotisme et la littérature avec un bonheur rare, mélange de délicatesse hardie, de poésie et de malice aussi. Le dernier exemple, étincelant, nous en est donné par Le carnet de Rrose, petit livre de 69 séquences en 69 pages (si,si) très denses, parfois très crues mais néanmoins pleines de grâce. Echo d’une rencontre à Paris, dans la lumière de la place Saint-Sulpice.
- Quel a été le déclencheur du Carnet de Rrose, et quelle place particulière ce livre tient-il dans la suite de vos écrits ?
- De temps en temps, j'éprouve le désir d'écrire un livre purement érotique ; c'est le motif, comme on dit en peinture, qui m'inspire le mieux, me donne le plus de plaisir et pour lequel sans doute je suis le plus douée. J'étais très contente du précédent, Sept nuits, écrit en sept nuits dans une parfaite solitude comme je l'aime - cette fois-là je logeais dans des bureaux vides qu'un ami m'avait prêté à Paris, dormant sur le canapé parmi des tas d'ordinateurs éteints et sous une verrière qui laissait entrer tout le ciel. J'ai eu envie de refaire un livre très court, encore plus court, encore plus condensé, tout en trouvant une nouvelle formule pour m'approcher au plus près de la vérité. Rien n'est plus artistique et excitant, pour l'esprit comme pour le corps, que la simple vérité, mais c'est justement le plus difficile à atteindre. Pour l'érotisme en particulier les auteurs sont toujours tentés d'en « rajouter » beaucoup, multipliant les exploits ou les situations extraordinaires, le nombre de partenaires etc. Tout cela ne dit au final qu'une chose : la difficulté à jouir (ou à écrire, cela revient au même), qui entraîne à la surenchère ou bien à la destruction du sujet. Ce Carnet de Rrose est le livre qui m'a le plus coûté en vérité, c'est le seul d'ailleurs que je n'ai pas encore osé offrir à mes fils aînés. Il m'est arrivé d'être beaucoup plus obscène ou violente dans mes écrits, mais la fiction justifiait l'affaire. Ici on est dans un registre cru compensé par une très grande douceur, il n'empêche que c'est moi au plus près, d'où ma pudeur quand il s'agit d'offrir ce livre. Pourtant je l'aime encore mieux que le précédent : le désir désespéré de parvenir à peindre une rose, qui était celui de la narratrice de mon premier roman Le boucher, j'ai le sentiment de l'avoir assez bien satisfait, de sentir de près le parfum du réel.
- Comment travaillez-vous ? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie ?
- Toute la place. Je ne fais que ça, même si bien sûr à 99% du temps ça se passe dans ma tête. J'ai deux enfants à la maison, je dois donc m'adapter à leur rythme et au rythme scolaire pour trouver le temps du travail, c'est-à-dire du silence. J'y arrive assez bien, notamment en me réservant toutes mes soirées. Autant à Paris que dans ma grange des Pyrénées c'est ce dont j'ai besoin avant tout, silence et solitude.
- Avez-vous le sentiment d’être « classée » dans le rayon érotique, et cela vous gêne-t-il ?
- Oui bien sûr je suis "classée", c'est une tare du temps, tout doit être à sa place, c'est flagrant en librairie ou les rayons sont de plus en plus spécialisés. Autrefois on me trouvait au rayon de littérature générale, maintenant même mes livres de littérature générale sont au rayon érotique. D'un autre côté c'est un beau défi de penser : vous aurez beau faire, vous ne m'aurez pas, et je continue, plus que jamais, d'écrire à ma guise, dans tous les "rayons" à la fois, et puis vous allez voir ce que vous allez voir !
- De quels auteurs vous sentez-vous proche ? Les auteurs érotiques vous intéressent-ils plus que d’autres ?
- « Auteurs érotiques », cela n'a pas grand sens il me semble. La seule distinction qui me paraisse intéressante n'est pas celle des genres mais celle qui consiste à lire en se demandant ce qui est littéraire, et pourquoi, et ce qui ne l'est pas. Je suis une grande lectrice et depuis longtemps, souvent depuis l'adolescence, je vis avec Nietzsche, Rimbaud, Kafka, Artaud entre autres. Cette année j'ai été très admirative du dernier roman de Houellebecq, La possibilité d'une île, j'ai beaucoup aimé aussi les derniers livres de Haruki Murakami et de Bret Easton Ellis, entre autres. La littérature au niveau mondial se porte très bien, voilà la meilleure nouvelle.
- Comment ressentez-vous l’érotisation actuelle à toutes les sauces, de la publicité aux médias, et le déferlement de pornographie qui s’observe notamment sur internet ?
- Comme une raison supplémentaire de ne pas abandonner l'image de notre corps et de notre sexualité à l'industrie, à la publicité, au porno en général, ce serait dramatique. J'apporte ma pierre blanche comme je peux, en montrant autre chose, quelque chose qui comporte du sens et de l'amour, voire une possibilité de transcendance.
- Qu’avez-vous essentiellement envie de transmettre, en tant qu’écrivain ?
- La vérité, par le moyen de la poésie. Je n'y suis pas encore, mais j'y travaille. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus mensonger, face au mensonge de masse jamais nous n'avons eu autant besoin d'expressions de vérités personnelles. Ce seul objectif doit suffire à créer une oeuvre, avec tout ce qu'elle peut avoir de révolutionnaire tant sur un plan politique que sur un plan poétique. Je voudrais dire à chacun : vivez en esprit de poésie, et vous changerez, nous changerons le monde !
- Quel rapport y a-t-il, selon vous, entre érotisme et sacré ?
- Les deux sont indissociables. Et indissociés dans toutes les religions, d'ailleurs. L'érotisme c'est l'origine, et l'origine le sacré. Nous vivons un temps violemment déspiritualisé, les religions agonisent ou sont instrumentalisées par la politique, de même que les corps humains sont instrumentalisés par le commerce (publicité, industrie du porno, trafic d'êtres humains, industrie de la fringue et de la beauté), la technique (médecine, chirurgie esthétique, trafic d'organes), la politique (corps des sportifs et des kamikazes). La pornographie, c'est-à-dire la marchandise, est partout, mais en réalité il n'y a presque plus d'érotisme, parce que l'érotisme demande de l'esprit. Ce que nous pouvons nous offrir de mieux est gratuit, c'est la conquête de l'esprit et de l'amour.
Parole d’origine
L’idée géniale du r doublé, suavement roulé comme à la russe ou à l’orientale, mimant le rugissement d’un petit fauve tapi ou le ronflement d’un minuscule rotor (toutes images d’ailleurs à venir dans l’évocation de cette « mécanique d’une femme »), ce double r très doucement enragé suffit à distinguer le nom de Rrose, dont on lit ici le Carnet, de la fleur du poète. Comme les enfants naissent dans les roses, la rrose, elle, est ce qui fait naître ici l’écriture d’Alina Reyes, figure individualisée de L’origine du monde selon Courbet, sexe féminin vécu et dit comme est vécu et dit le sexe masculin assimilé à une tige.
Si «tige » et « trésor » font plus joli que la b… et les c… ordinaires, Alina Reyes ne se gêne pas pour autant d’utiliser les mots requis pour dire son plaisir de se branler ou de branler ses huit jules sauf un, sa plus troublante passion platonique. Oui, le sexe, écrit et décrit tel qu’il est, reste cru. Mais rendu à lui-même il contient aussi toute la vie possible, et
c’est la grandeur de ce petit Carnet de Rrose de l’illustrer avec une sensualité qui est d’abord celle d’un style parfait, puis avec une malice mutine, une gourmandise rabelaisienne au meilleur sens du terme, une tendresse aussi, une profondeur enfin qui s’ouvre à l’entière Création belle et bonne.
Alina Reyes, Carnet de Rrose. Robert Laffont, 69p.
A consulter aussi, son blog littéraire : http://amainsnues.hautetfort.com/
Cette publication constitue la version complète de l’entretien paraissant dans 24Heures le 6 juin, avec un portrait de Florian Cella.