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  • Haine de la poésie



    L’Auteur démasqué (19)

    Ce texte est extrait d'une prose du poète Franck Venaille, intitulée Haine de la poésie et datant de 1979. Je l'ai tiré de la monographie, assortie d'une anthologie, que François Boodaert à consacrée à Venaille sous le titre de Je revendique tous les droits, parue à l'enseigne de Jeanmichelplace/poésie en 2005. Personne n'a identifié ce texte d'un poète trop souvent inaperçu quoique des plus remarquables, à (re)découvrir assurément.  

     

    « Comme arrachées d’un livre voici des feuilles, des pages, voici la part féminine des mots qui m’entourent. Qui parle ? D’où vient cette voix ? Et qui se cache derrière ce visage ? Je le sais à peine. Ne connais pas son nom. C’est une silhouette, un homme, quelqu’un que l’on rencontre, que l’on croise et sur lequel jamais on ne se retourne : des phrases, comme arrachées à un livre.
    On ne sait rien de lui. Simplement je peux vous dire que l’été dernier on le voyait au Café Armandie chaque fin d’après-midi venir s’asseoir à une table de la terrasse où il se reposait. Souvent il portait sa main droite à la hauteur de sa vésicule. Un tic. Peut-être autre chose. A ceux qui s’étonnaient de la fréquence de ce geste il répondait simplement « j’ai mal parce que j’écris ».
    Je ne connais pas son nom. Mais je sais qu’il travaille régulièrement à son bureau. Il s’entoure de livres. Il se protège avec des livres. Lorsqu’il va mal il ferme la porte de cette pièce, de ce lieu de fiction, et s’en va dans les rues maudissant l’écriture. Puis il revient. S’installe à sa place et demande pardon : comme arrachées d’un livre.
    Un livre. Tenez. Kierkegaard raconte qu’étant enfant il demandait parfois à son père l’autorisation de sortir. Le vieil homme refusait, lui offrait cependant de le prendre par la main et de faire une promenade en parcourant en tous sens le parquet de la pièce. Alors, tout en marchant, le père décrivait – passants, voitures, fruits des étalages – tout ce qu’ils voyaient et saluait ses connaissances. Il semblait à l’enfant qu’au cours de la promenade le monde sortait du néant, que son père était Dieu et lui-même son favori… »

  • L’enfance de l’art

    Butor et les clichés (3)
    Un poète qui se prenait au sérieux, au début du XXe siècle, décida de tordre le cou à la rhétorique. Cela partait sûrement d’un bon sentiment et ne manqua pas, non plus, de faire le lit d’un nouvelle convention langagière . Ainsi en a-t-il été de la chasse aux clichés.
    A la fin du même XXe siècle, rares furent les poètes qui osaient encore célébrer la bluette printanière ou le joyeux sentier, et telle ou tel qui se fussent permis d’intituler leur poème Vers l’été pour l’amorcer avec ces vers :
    « Les nuages se séparent
    avec regrets
    Les plaques de neige se fendillent
    pour laisser perler un torrent »,
    eussent  été montrés du doigt comme de probables ringards. Non, décidément, un poète ne pouvait pas écrire cela à la fin du XXe siècle :
    «Une à une
    dans les stations de ski
    les remontées mécaniques
    se taisent
    «Les cascades
    par contre
    font éclater leurs fanfares »…
    Michel Butor ose écrire « par contre » dans un poème. Il est un peu gonflé, Michel Butor, qui ose écrire dans Vers l’été :
    « Le sentier a décidé
    De nous faire une surprise
    Non seulement l’échappée
    Sur des cimes encore neigeuses
    Mais le faufilement d’une couleuvre »…

    N’est-ce pas la niaiserie même ? Non ce ne l’est pas : ce lait fleure l’enfance de l’art. Cela fleure l’aigre petit lait d’une enfance à l’époque du Front populaire.

    Le troisième (1936) du recueil de Seize lustres renvoie en effet aux cours de récréation de l’écolier de dix ans et telle image en découle malicieusement :
    « Le grand-père ingénieux
    installe un petit moulin
    à aubes
    dans une rigole »
    Moulin à paroles…
  • Un bourreau très ordinaire

     

    A propos de Roman policier, d'Imre Kertesz

    Les lecteurs d’Imre Kertesz, consacré par le prix Nobel de littérature en 2002, se rappellent que cet écrivain hongrois eut à subir à la fois, en son enfance, les affres du totalitarisme nazi (dont il témoigne dans Etre sans destin) et, après son retour de Buchenwald, la coercition kafkaïenne de la société communiste, qu’il décrit puissamment dans Le refus.
    Le titre de ce Roman policier est à prendre au sens des Etats de la même nature, en l’occurrence latino-américain, alors que l’auteur y revient sur le thème de la contamination d’un quidam pas foncièrement criminel « dans l’âme » mais que la soumission aux ordres transforme à son tour en bourreau. De son premier métier de simple inspecteur, Antonio Martens passe en effet au rang de collaborateur de la police politique, aux côtés d’une brute antisémite du nom de Rodriguez et sous les ordres d’un certain Diaz, dans un service commis au traitement de « dossiers » impliquant le recours à la torture.
    Produite par l’avocat de Martens, en passe d’être jugé, la confession du tortionnaire « malgré lui » a cela de particulier que, sorti du contexte qui a fait de lui un criminel institutionnel, le protagoniste s’y décrit et s’y analyse avec une lucidité redoublée sur sa terrible « dérive ».

    Imre Kertesz. Roman policier. Actes Sud, 177p.

  • Butor instamatic

    Attention: chute d'anges (2)
    On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
    Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
    La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
    C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.