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  • Poésie de Michel Butor


    Le monde vu de l’Ecart
    Le nom de Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.
    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête  ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…
    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique  de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…
    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être, ce qu’elle est pourtant, tandis que la poésie de Dominique de Villepin, qui fait tout pour en avoir l’air, n’en est pas l’ombre d’un semblant.
    Or on lit, dans Passe et repasse, ces vers très peu villepiniens :

     « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…

    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :

    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours…

    Michel Butor. Seize lustres. Gallimard, 273p. 2006.

  • Centaures des dunes

     Houellebecq et les lemmings…
    Au Cap d’Agde. Cité du soleil, ce 26 mai. Michel Houellebecq a bien décrit, dans Les particules élémentaires, comment le quartier naturiste du Cap d’Agde, longtemps fréquenté par les très décents nudistes adeptes de la Vie Saine, s’est trouvé investi par une nouvelle population plus portée sur le sexe possiblement partagé, entre couples et gangs à bangs, dont le premier décor des ébats en plein air fut le revers des dunes avant que les exhibitions ne débordent sur la plage au vu de tout un chacun.
    Ces dernières années, en fidèles des lieux attachés à leurs vastes espaces de sable doux à fouler des heures durant et de ciel à l’avenant, nous aurons remarqué, pour notre part, ce spectacle étrange, relevant de l’éthologie humaine, de centaines de couples se rassemblant étroitement en un point précis des dunes pour se tenir là en groupes et en troupes, debout et ruisselant d’huile solaire à haute teneur de carotène, les corps le plus souvent ornés de chaînettes et de plaquettes, tatoués et piercés jusqu’aux endroits les plus délicats, stationnant à peu près immobiles et se regardant les uns les autres, plus hagards que souriant, comme paralysés par la même haletante attente d’on ne sait quoi, nous évoquant alors ces attroupements de manchots ou, plus exactement, du fait de leur silence assourdissant, de lemmings – et c’est d’ailleurs ainsi que nous les appelions jovialement en passant et en repassant…
    Or voici que, cette nouvelle année, une nouvelle créature a fait son apparition à la crête des dunes, sous l’apparence imposante d’un centaure piaffant, le plus souvent immobile lui aussi, puis fonçant dans telle ou telle direction et gesticulant alors ça et là.
    Telle est la police montée qui patrouille désormais les présumés nids de débauche du revers des dunes, tandis que diverses pancartes apposées aux passages obligés proclament la peine encourue par la moindre démonstration publique à caractère sexuel : de 1000 euros à l'ergastule…
    Les lemmings vont-ils disparaître pour autant ? Rien n’est moins sûr, et qui d’ailleurs le souhaiterait vraiment ? Notre voisine la Comtesse presque centenaire, naturiste de la première heure sur les dunes de la Baltique où elle fut courtisée par le peintre Edvard Munch dont je suis fou féru, résume notre philosophie commune par la formule « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », à chaque bestiole sa babiole…
    Et l’innocente Alina Reyes de conclure avec une grâce et un style qui manquent évidement à trop d’enfiévrés du sexe sans amour: « Et mes chairs sont des roses, mes mains des roses aux pétales de doigts, mes doigts un bouquet, chaque pulpe de mes doigts un bouton de rose qui va et vient et fait des rondes dans ma vallée de roses »…

  • Les enfants manipulés


    Du totalitarisme à la maison
    La manipulation des enfants, des adolescents et des jeunes gens, drillés et dressés contre leur milieu, est une arme redoutable des régimes totalitaires, dont les gardes rouges de la Révolution culturelle, célébrés ces jours pour leurs mémorables méfaits, furent le plus destructeur exemple après ceux des Jeunesses hitlériennes ou des Pionniers du communisme.
    Le romancier algérien Boualem Sansal me racontait récemment comment, dans les années 70-80, les enfants algériens furent eux aussi « montés » contre leurs parents, à l’enseigne de l’arabisation et de l’islamisation de l’Algérie, et c’est le même processus qu’imagine Philip Roth dans Le complot contre l’Amérique avec ce mouvement de jeunesse adapté à la mentalité étatsunienne, intitulé Des Gens Parmi d’Autres et consistant, pour les déjudaïser, à envoyer de jeunes Juifs ramasser le maïs et traire les vaches en compagnie des braves paysans du Kentucky, un peu comme les intellectuels étaient envoyés aux champs dans l’Albanie d’Ismaïl Kadaré.
    Diviser les plus proches pour régner, inscrire la méfiance et la délation au sein de la famille : telle est la tactique bien partagée des pouvoirs totalitaires, qui trouvent évidemment chez les enfants, les adolescents et les jeunes gens, une pâte fraîche à modeler – le bois tendre dont on fait des talibans purs et durs...

  • Philip Roth entre autofiction et roman


    Des faits à la forme

    C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
    La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
    Philip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
    Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
    Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
    Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’  Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
    Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
    C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde…