Sur Les carnets de Johanna Silber, de Jean-Michel Olivier
et L’année où j’ai appris l’anglais, de Jean-François Duval
Les entreprises littéraires de remémoration sont parfois taxées de « passéisme », alors que le plus fabuleux roman du XXe siècle, donné pour une Recherche du temps perdu, apparaît de plus en plus comme un révélateur de présent; et c’est dans la même optique proustienne que se situent, bien plus modestement cela va sans dire, les derniers livres de Jean-Michel Olivier. Après L’enfant secret (Prix Dentan 2004) qui évoquait, sous forme d’autofiction, la double filiation italienne et vaudoise de l’auteur, celui-ci nous revient avec le journal intime d’une imaginaire diva demi-juive adulée dans la première moitié du XXe siècle : la soprano Johanna Silber, que nous suivons vingt ans durant, de 1931 où elle triomphe à Paris dans le rôle de Sapho, à 1951 qui la voit retrouver son fils Mathias, né l’année des premiers autodafés nazis et fruit lui-même d’un « crime » secret. Développant en amont un autre beau roman de Jean-Michel Olivier (Le voyage en hiver), Les carnets de Johanna Silber rassemblent, sous une forme kaléidoscopique, les notations sensibles d’une artiste passionnée hors norme à tous égards (de lesbianisme en inceste, elle brûle ses ailes à toutes les flammes, y compris celle d’un roi en exercice…) qui ne survit finalement que par la musique, dont les Lieder du Voyage en hiver de Schubert concentrent pour elle l’essence nostalgique, plus précisément «le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort ». Comme dans L’enfant secret, la chronique personnelle de Johanna, qui rencontre Joyce à Zurich ou joue pour Selznick à Hollywood, entre deux visites à Théo son frère incestueux et phtisique, recoupe l’histoire du siècle traversée par les vociférations d’Adolf Hitler, voix par excellence de l’anti-musique. A cet hommage à la beauté dont Dostoïevski disait qu’elle sauverait le monde, le romancier ajoute un tout petit livre étincelant, Vertiges de l’œil, suite en cataracte (c’est le mot) de quatrains offerte à une Iris mythique, à la gloire de la vue et de la vie : « ni larmes ni soupirs/dans la ville glacée/avec Coltrane, Lester offrant/des camélias à Lady Day»…
Doux oiseaux de jeunesse
« J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie », écrivait Paul Nizan sur un ton de défi que rappelle un peu l’évocation douce-acide de L’année où j’ai appris l’anglais, l’amertume en moins et, avec le parfum du jamais-plus, le sentiment profond que ce qui a été vécu là, dans la douceur et la maladresse, restera marqué au sceau d’une plénitude fugace et toute pure.
L’évocation d’une année de collège à Cambridge à l’époque des Beatles, entre soirées à guitares et balades en bord de mer de baby-boomers, pourrait donner lieu à moult clichés et autres redites éculées genre « à nous les petites Anglaises », mais Jean-François Duval y échappe avec autant de délicatesse dans la ressaisie des émotions que de justesse dans le ton. En compagnie de ses compères Harry, le géant alémanique, ou Mike le guitariste irlandais, Chris s’essaie à de premières amours oscillant entre une Barbara et une Maybelene, d’une intensité crescendo proportionnée à la difficulté de conclure. Un grand charme se dégage de cette remémoration à touches légères et subtiles, restituant à la fois une époque (d’Elvis et des premiers Bergman) et un âge (du premier sein caressé) qu’on pourrait dire de transparente honnêteté : « Là-bas, nous avions été nous-mêmes plus que nous ne les serions jamais »…
Jean-Michel Olivier. Les carnets de Johanna Silber. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 132p.
Vertiges de l’œil. Le miel de l’ours, 45p.
Jean-François Duval. L’année où j’ai appris l’anglais. Ramsay, 265p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 février 2006.