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Comme un château de mots


A propos des Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger
On pense à la fois à Buzzati, pour ses thèmes poético-métaphysiques liés à la fuite du temps, et à Michaux, pour ses délires imaginaires et son lyrisme buissonnant, en lisant Les contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger, rassemblant une trentaine d’histoires que la narratrice raconte à l’ange comptable de ses jours pour faire la pige à la mort. Il y a chez elle de la Schéhérazade déjantée, dont la fantaisie inventive est tout à fait surprenante, mais à la fois moins baroque et moins artificielle que dans La maladie d’être mouche, premier livre paru chez Gallimard en 1996 qui signalait déjà un talent très original. Or l’univers poétique de cette prosatrice a acquis une nouvelle densité et plus encore une sorte de gravité dont procède un surcroît de liberté, comme si le subconscient, face à l’irrémédiable, se faisait plus follement joueur, dans le sillage de cette insaisissable jeune fille (Elle), symbole de vie, de liberté ou de création, qu’on entend quelque part « jouer cet air inachevé sur un piano aux touches d’eau – ce piano, tu t’en souviens, qui n’arrivait à bout de rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beurrée du thé noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu avais leçon de solfège et de pluie »...
La couverture de ce nouveau livre est une belle encre sur Japon de Christine Sefolosha, évoquant le Hollandais volant ou, plus encore, le paquebot magique de Fellini dans Amarcord, mais ici c’est du bateau des morts (dont on sait qu’ils aiment le luxe et les jeux) qu’il s’agit dans la nouvelle intitulée Face à la mer : « Il arrivera de nuit. On entendra approcher un vacarme joyeux, des rires et des bribes de chants, mais on ne verra rien d’abord. Ensuite, on sentira s’épanouir dans l’ombre les odeurs envoûtantes dont le navire regorge. La rose, la cannelle, les vins de palme et d’épices dissiperont dans une molle ivresse les souvenirs de notre vie passée ; puis le benjoin, le cèdre, l’ambre et la myrrhe, les résines précieuses des embaumeurs s’imposeront à nous et nous rassasieront. Enfin il sera là. Il nous apparaîtra. Illuminé comme une ville, avec autant de hublots que d’étoiles dans le ciel, dix étages de ponts festonnés de lampions, cinq cheminées crachant des étincelles et plusieurs capitaines. Il sera si proche à cet instant, qu’en étendant la main on pourra le toucher. Mais la joie, la surprise, nous en empêcheront. Les passagers, du haut de leurs dix ponts et de leurs six cents mille chandelles, riront de notre étonnement et, se penchant vers nous, ils jetteront des fleurs, des billets de banque et des petits oiseaux. Puis ils dérouleront pour nous des échelles dorées. »
C’est un livre plein de nostalgie et de malice, d’anges et de mots voués à l’exorcisme de tout ce qui se dégrade et s’effondre en nous, plein aussi de violence « retournée » et d’effroi conjuré.
« J’habite une demeure où les jours ne se ressemblent pas », lit-on en conclusion, « un palais frémissant de poussière chancelante. La pluie le ravine, le soleil et le vent l’allègent allègrement. Ses formes fondent, se lissent et s’adoucissent – comme les miennes, ma chère ! C’est ainsi que je l’aime. Et mon enfance s’éternise. Âme de mon château et vous, mes os légers et blancs comme du bois flotté, dites à ceux qui viennent demain sur cette dune :
Il n’est de vrai château que de sable,
De temps heureux que celui que l’on perd…

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