Lecture de La possibilité d’une île (1)
A La Désirade, ce mardi 30 août .- Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La possibilité d’une île, amorcée cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens boches, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur.
Il me semble que c’est un livre sérieux que ce roman déjà « mythique » de Michel Houellebecq, dont les 100 premières pages sont de la même tenue, beaucoup plus finement tressées que celles de Plateforme, que j’ai pourtant apprécié mais qui virait au feuilleton démonstratif, plus nourries aussi de nuances et plus sûres que celles des Particules élémentaires, d’une prose peut-être moins immédiatement « originale » que celle d’Extension du domaine de la lutte, mais dont on sent qu’elle va courir plus loin et avec plus d’énergie.
Cela surtout me saisit d’emblée comme à la lecture de la dernière trilogie américaine de Philip Roth (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), et sans un temps mort : que c’est intéressant, je dirais: comme Les illusions perdues avec, entre tant d’autres choses, son fabuleux reportage sur la mutation de la société parisienne à l’ère de la naissance du journalisme.
Houellebecq n’en est pas encore à ces hauteurs de Roth et de Balzac, mais il y tend : il nourrit son roman d’un souci de raconter et d’expliquer le siècle et les gens, tels qu’il les voit, comme il en souffre, avec une profusion d’observations qui en impose. Qui fait cela dans le roman français actuel ? Je me le demandais en relisant l’autre jour des chapitres de L’œuvre de Zola : qui fait cela ?
Mais il n’y a pas que ça : car le récit vit et vibre. L’écriture est là; l’écrivain et sa patte. Aussi, les personnages ont gagné en étoffe, et la langue traduit la jubilation de l’auteur, sûr qu’il est en train de leur jouer un bon tour.
Les trois premiers personnages qui apparaissent dans les 100 premières pages de La possibilité d’une île, sans parler du chien Fox qui fait parfaitement son métier de chien comme mon chien Fellow fait le sien de finir la journée en sirotant son scotch (c’est un scottish), sont à la fois crédibles et attachants. Les messieurs se branlent moins la verge que dans Les particules, ce qui repose, et les dames sont moins « pétasses » caricaturales que dans le même roman et que dans Plateforme. A vrai dire il n’y a qu’une dame jusque-là, Isabelle, rédactrice en chef du magazine Lolita, qui se fait 50.000 euros par mois pour encourager les femmes de 25-30 ans à ne pas baisser les bras devant leurs nymphettes, qu’elles imitent comme elles peuvent. Isabelle existe un peu : c’est nouveau…
Mais avant Isabelle, il y a Daniel 1, un humoriste du XXe siècle, jugé « mec super cool » par l’incontournable Jamel Debbouze, et qui évoque à la fois Desproges, Bigard et Dieudonné, enfin l’opposé de l’ « humaniste » bien pensant à la Guy Bedos, et surtout : qui développe d’étonnantes réflexions, à lui soufflées par l’auteur mais ne faisant pas pièces rapportées pour autant.
Enfin il y a Daniel 24, 24e avatar cloné de Daniel 1, qui nous parle de son lointain futur où il se fait chier en assistant à l’extermination des derniers humains ensauvagés. A son époque, la prostitution est mondialement proscrite, on a oublié ce que fut le rire et les larmes aussi - seul Daniel 9 a encore chialé un bon coup avant la disparition du phénomène. Pourtant Daniel 24 est lui aussi intéressant et même touchant. On imagine qu’il se console en lisant Demain les chiens de Clifford Simak..
Jacques-Pierre Amette disait, hier soir à Campus, que ce livre lui paraissait ennuyeux. Je serais triste que cela s’avère dans les 390 pages suivantes, mais j’en doute. Plutôt, je me dis qu’un tel livre ne peut pas plaire à un critique pourtant fin et avisé, mais en somme de l’ancienne garde littéraire, pas plus qu’il ne peut plaire à M. Rinaldi du Figaro et de l’Académie française.
C’est qu’on a changé l’eau des poissons. La société littéraire de M. Rinaldi n’existe plus, ou presque plus. Je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir pour autant; d’ailleurs Charles Dantzig, avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en constitue une prolongation vivifiante - plus généreux au demeurant que M. Rinaldi campé sur ses talons de bottines. Mais l'académie Goncourt ne fait-elle pas déjà Bal des vampires ?
Quoi qu'il en soit, ce qu’apporte Michel Houellebecq est, et de plus en plus je crois, à considérer, comme ce qu’ont apporté, quelques étages plus haut, un George Orwell, un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, un Philip K. Dick ou d’autres contre-utopistes qu’il continue à sa façon, en plus moraliste noir macéré dans la bile de Schopenhauer, et en plus youngster panique.
Voilà le mot: panique. Roland Topor, Fernando Arrabal (dont il n’y a pas à s’étonner qu’il défende Houellebecq), quelques autres encore ont plus ou moins animé naguère un mouvement qui se disait Panique. Cela se passait loin du surréalisme plus esthétisant et politisé, dans une zone de métèques intéressants. Michel Houellebecq me semble un de ceux-ci. Je préciserai sur pièces.
Ce qu’attendant je retourne à ma lecture…