UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le réalisme critique de Jacques-Etienne Bovard






Dans Le pays de Carole, son septième ouvrage, le romancier détaille une double crise, conjugale et sociale, avec maestria.


Les écrivains romands ont-ils quelque chose à dire du monde qui les entoure ? Quels romans de nos auteurs, parus ces cinquante dernières années, s´intègrent-ils dans le tableau à facettes de ce qu´on pourrait dire un « miroir suisse romand »? Et pour ce qui touche au présent, ici et maintenant, est-il un ouvrage qui puisse être conseillé à un Huron de passage auquel on dirait: « Voilà, ce livre parle des gens de ce pays, il les montre tels qu´ils sont, il dit leurs aspirations et leurs doutes, leurs particularités, prenez et lisez ... »

Nous nous posons ces questions depuis des années, et notamment en observant, par effet de contraste, ce qui se passe dans les littératures étrangères, par exemple en Irlande qu´il nous semble connaître, sans y avoir jamais mis les pieds, grâce à des auteurs tels John MacGahern, Joseph O´Connor, Edna O’Brian et quelques autres.
Or, il est rare, dans le sillage lointain du Ramuz de Vie de Samuel Belet ou plus proche de quelques romancières significatives à cet égard (une Alice Rivaz, une Yvette Z´Graggen, une Anne Cuneo ou une Mireille Kuttel), qu´un livre paru récemment dans notre pays nous fasse l´impression d´exprimer l´atmosphère d´une terre, et la mentalité de ses gens, ou plus exactement le changement de mentalité et de mœurs en cours, avec autant de justesse — mélange de connaissance intime et de distance critique — que celle qui caractérise Le pays de Carole, cinquième roman de Jacques-Etienne Bovard, dont le regard et la plume se font soudain plus aigus et plus graves.

Ce livre rend compte, en effet, d´une mutation profonde, qui affecte notre communauté et l´atomise de multiples façons. C´est le roman d´une crise du couple, sur fond de rupture culturelle profonde. C´est cependant bien plus qu´un document psycho-existentiel sur la dérive de deux trentenaires, ou qu´une analyse sociologique des déboires de la petite paysannerie à l´ère de la globalisation: c´est un roman d´amour lancinant et le tableau en pleine pâte d´un pays, une galerie de portraits vivants, une suite d´observations incisives sur une société où tout a l´air de se déglinguer et, entre les lignes, une méditation sur le sens de la vie que nous menons dans nos cages d´écureuils hyperactifs — plus précisément encore sur le travail créateur.

Au moment où Paul, bientôt 34 ans, commence à tenir ce journal sur son « portable » (telle étant la modulation formelle du livre) pour « faire le point », le couple qu´il forme avec Carole depuis huit ans se trouve « enlisé » alors qu´un « gros truc silencieux » les sépare. Tandis que la jeune femme, indépendante et ambitieuse, se démène à l´hôpital, où elle va bientôt passer son FMH, Paul vit tant bien que mal sa condition d´homme au foyer, incarnant « le nouveau mec postrévolution féministe » sous le regard plus ou moins narquois de ses voisins.
Car, il faut le préciser, Paul le Lémanique s´est laissé entraîner dans « le pays de Carole », ce Haut-Jorat « lumineux et secret » où l´on dit volontiers que le « beau menace », peuplé de paysans taiseux et « rumineux » dont la condition est en train d´en prendre un rude coup. Malgré sa foncière bonne volonté et la franche tendresse qu´il voue à ces hautes terres (superbement évoquées par l´auteur, soit dit en passant) et à leurs habitants, ceux-ci ont quelque peine à prendre Paul au sérieux, toujours à se « royaumer » et à faire des tas de photos, tant il est vrai que notre homme a des penchants artistes. Du moins ce « grand gentil » sait-il aussi se rendre utile, et puis on appréciera tantôt qu´il ait réalisé de si beaux portraits photographiques du vieil Albert, juste avant le décès d´icelui, puis des vaches de John, quitte à lui reconnaître, en prime, un réel talent.
L´impression que tout se disloque est accentuée, encore, par le malaise généralisé régnant dans les familles, où les parents ont frayé la voie du divorce, si l´on peut dire. Avec autant d´acuité que de sensibilité, et complètement dégagé d´une raillerie plus extérieure caractérisant naguère ses Nains de jardin, Jacques-Etienne Bovard évoque l´éclatement de la cellule familiale tout en soulignant le besoin d´affection ou de reconnaissance des uns et des autres. A cet égard, les retrouvailles, à la fois pudiques et « éloquentes », de Paul et de son navigateur de père en virée sur le lac avec leur bateau retapé, sont un des moments forts du livre.
Cela étant, le noyau de celui-ci reste la relation de Paul et Carole, momentanément brisée par une infidélité de celle-ci, qui va suivre son « patron » aux Etats-Unis en faisant valoir un beau projet « scientifique ». La situation pourrait relever du cliché de téléfilm, mais les personnages de Bovard n´ont rien de pantins sans entrailles, et c´est avec beaucoup d´empathie qu´il traite cette relation déliquescente. Instinctif et terrien, Paul choisit pourtant de rester dans le pays de Carole, après le départ de celle-ci, où il compensera son chagrin par un travail artistique acharné et de plus en plus porteur de sens et de beauté. Quant au dénouement, nous laisserons au lecteur la surprise de le découvrir ...

Il faut en revanche souligner, avec insistance, la progression remarquable de l´écrivain dans sa maîtrise de la narration et du dialogue, la subtilité qui préside à son observation des rapports entre hommes et femmes ou entre générations, la foison de détails portant sur la vie quotidienne, l´économie, la politique, le sexe ou les sentiments, enfin la bienveillance profonde qu´il manifeste à l´égard de tous ses personnages et le souffle de pureté qui rapproche finalement les deux protagonistes, également épris de liberté et désireux d´échapper aux accommodements médiocres. Jacques-Etienne Bovard a certes passé le cap de la quarantaine, mais il conserve une fraîcheur singulière, mélange de candeur et de bonne foi, qui rejaillit sur ses personnages et le climat intérieur de ce beau roman de maturation.

Jacques-Etienne Bovard. Le pays de Carole. Bernard Campiche, 276 pp. Du même auteur, Demi-sang suisse vient d´être réédité dans la collection CamPoche.

Commentaires

  • Comme je l'ai dit dans un précédent commentaire, j'aime beaucoup Bovard, et votre note sur "Le Pays de Carole" exprime assez ce que je n'avais fait que ressentir jusque là. Vous avez raison, "il faut souligner" la progression de Bovard, qui à chacun de ses livres nous (me, en tout cas) surprend. Que ce soit avec les splendides "Beaux sentiments" (mon préféré), la très touchante "Leçon de "flûte avant de mourir", ou plus anciennement le passionnant "Demi-sang suisse" (et encore, passionnant, le mot est faible!), l'auteur sait raconter de nouvelles histoires, avec son style particulier qui rend souvent à merveille la psychologie des personnages.
    Oui, j'aime beaucoup Bovard. Mais il commence à nous faire languir! Il nous avait habitué à sortir un roman tous les deux ans. Depuis 2002 pourtant (avec "Le Pays de Carole", justement), il n'a rien publié. Espérons que l'ouvrage, quand il sortira, sera à la hauteur de tous les autres... Mais je n'en doute pas.

Les commentaires sont fermés.