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Littérature romande - Page 4

  • Daniel de Roulet saute-frontière



    Si les dissertations portant sur l’identité suisse sont le plus souvent assommantes, il est assez regrettable, en revanche, que les écrivains de ce pays, en Suisse romande tout au moins, ne s’engagent pas plus dans l’observation et la discussion des particularités de la petite mosaïque culturelle que nous constituons au sein de l’Europe. Plus qu’un idéologue ou qu’un historien, un journaliste ou un politicien, un écrivain nous semble, et d’abord parce qu’il travaille le matériau de la langue, le capteur sensible le mieux approprié, sinon à la définition, du moins au repérage “en mouvement” de caractères (plus ou moins) communs et de façons (plus ou moins) caractéristiques de vivre (plus ou moins) ensemble.

    C’est du moins la réflexion que nous inspire la lecture des chroniques réunies par Daniel de Roulet dans Nationalité frontalière où, loin de définir la Suisse et ses habitants, l’écrivain s’attache à une suite d’observations qu’on pourrait dire “par défaut” ou par mises en rapport diversement éclairantes, comme le firent en d’autres temps un Charles-Albert Cingria ou un Robert Walser, autres saute-frontières. Genevois de naissance mais Jurassien de coeur (il y a passé son enfance et dit aimer plus que tout la “permanence, l’immobile beauté du Jura”) pratiquant le bilinguisme mieux que certains de nos douaniers, et manifestement attaché à toute sorte de valeurs liés à notra pratique séculaire de la démocratie directe, Daniel de Roulet a fait l’expérience récente de “vivre un pays de l’extérieur” en s’installant à Frasne-les-Meulières, sur France.

    De ce lieu qu’il commence à décrire par petite touches où apparaissent aussitôt des “nuances” françaises, il ne va cesse de se déplacer, dans ces chroniques, dûn côté à l’autre de la frontière et de bien d’autres, à travers l’Europe, le monde et le temps, de la Chine de Mao à l’ère suisse des fiches ou à celle des sans-papiers.
    “Je suis suisse et me soigne sans devenir français, algérien ou américain”, écrit-il au commencement, précisant qu’il est “à peine migrant économique au grés des circonstances, ne s’intéressant pas à conquérir la capitale ou la langue standardisée. Mon projet est tout petit. Juste habiter de l’autre côté pour gagner un peu de distance.” Puis de noter une “mélancolie à tout casser”, un funeste “mal du pays”, relent de “patriotisme clandestin” dûment chassé à coup d’ironie, avec l’espoir un jour de “traverser les frontières en riant”.

    Mais cela signifie-t-il, pour autant, que les frontières n’existent plus à ses yeux ? Au contraire: le recul accuse les différences. Le “ton” du Jura français, très finement observé, se distingue du “ton” du Jura suisse, de même qu’une vache suisse, dans une écurie nettoyée comme une patinoire, risque une chute qui est épargnée à sa cousine hexagonale. Des premiers plans de la vie quotidienne, Daniel de Roulet étend ensuite son observation de manière beaucoup plus ample et de plus en plus intéressante. En pèlerinage au village proustien d’Illiers-Combray, il confronte la langue du cher Marcel au nouveau langage des temps qui courent (“Le Guermantes, Kanterbräu, ici on joue au billard...”), comme cette même question du langage l’occupera plus loin à propos de Ramuz dans une réflexion sur l’improbable postérité de l’écrivain. D’une soirée avec Agota Kristof, il traduit la situation persistante de “personne déplacée”. Puis le voici à l’inauguration ubuesque d’un bâtiment griffé Botta à la mémoire de Dürrenmatt, récupéré par tous de façon éhontée. D’un tour de Suisse “en un jour” avec son fils, il dégage notre paradoxe multiculturel, avant qu’une visite d’Auschwitz en compagnie de jeunes gens férus de Kung Fu nous restitue soudain par rapport à la tragédie du siècle, éclairée autrement lors d’une visite de la Chine de mao ou à l’approche de son ami Malek engagé en Algérie. Un hommage à Paul Grüninger (ce gendarme suisse non aligné qui sauva plusieurs milliers de Juifs) nous rappelle que la gfrntière entre “bons” et “mauvais” Suisses n’est pas plus fiable que les mythes de l’innocence ou de la perversité foncière de notre pays.

    D’excellents exemples, tel Hodler le peintre, ou l’ex-ambassadeur Paul Wurth que scandalise le rapport de l’Office fédéral des étrangers de 1997 (auquel il va dire son fait à Berne en compagnie de l’écrivain), illustrent la conception saine, non alignée mais jamais dogmatique non plus de la démocratie vécue que Daniel de Roulet continue (“malgré tout”) de prôner et de vivre à sa façon, en citoyen autant qu’en écrivain.

    Daniel de Roulet. Nationalité frontalière. Chroniques, Editions Metropolis, 218p.