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  • Pour tout dire (40)

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    À propos de ce qu'un enfant risque en répondant à son père et comment notre voisin Müller passa de l'Opel Rekord à l'Opel Kapitän. Le suicide du petit junkie et les quartiers de nos enfances vus de la fenêtre de Simenon

    ...

    Lorsque Karl Ove, protagoniste et narrateur de Jeune homme répond à son père, celui-ci le fusille du regard ou lui bat froid ou le punit plus ou moins durement, de façon tout à fait imprévisible.
    C'est cela surtout qui effraie le petit garçon: le caractère changeant et aléatoire de la colère paternelle. Un fils ne répond pas à son père: punkt Schluss, point barre, terminé bâton. Un fils, ça se dresse, et d'ailleurs celui-ci est beaucoup trop sensible, il chiale même quand je ne le cogne pas, une vraie fille manquée mais ça se corrige. Pourtant, si la mère, sans intention mauvaise, par inattention, achète en vitesse un bonnet de bain à fleurs pour bonnes femmes au garçon qui, outré, n'en veut pas, c'est pareil pour le père: tu réponds, malappris, tu porteras ce que ta mère t'a acheté, point final ! Et si les garçons se foutent de toi à la piscine, sois un homme !

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    Quant à John, il se ramasse une gifle de sa mère parce que lui, vraiment, est d'une insolence caractérisée. John est le plus encanaillé des camarades de Karl Ove, réputé pour avoir le plus d'oncles de toute l'équipe. Or un jour qu'il se pointe chez John dont la mère est en bikini, le lascar lui lance: « Ah ah, tu regardes le derrière de ma mère ! ». Ce qui interloque Karl Ove vu qu'il n'en a rien à souder et que c'est faux. Mais la mère en bikini, qui reçoit toujours plein d'oncles à la maison, n'en colle pas moins une baffe à John, lequel ne répond pas seulement à sa mère mais aux maîtres d'école dont l'un d'eux, comme le père Knausgard , jette volontiers les récalcitrants contre les murs…

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    En lisant Jeune homme, je me suis rappelé la Lettre au père de Kafka, même si la famille petite-bourgeoise norvégienne et le père politicien de gauche sont très différents du milieu juif et du pater familias des K., mais la pétoche de l'un rappelle bel et bien celle de l'autre.

     

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    Moi qui n'ai jamais eu peur de mon père ni de nos divers oncles ou maîtres d'école , sauf un peu de Besson quand il brandissait sa baguette, je réagis moins aux petits sévices infligés par le père Knausgaard qu'au climat de méfiance et de crainte latentes évoqué par l'écrivain, qui me rappelle le climat empoisonné régnant chez nos voisins Müller, fatal à l'aîné, drogué et finissant par se jeter du fameux pont Bessières, en pleine ville de Lausanne, suscitant ce seul commentaire de sa mère à la nôtre: "J'pensais pas qu'il en aurait le courage, ce connard", etc.

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    Le monde décrit par Knausgaard n'est pas aussi sordide ou dramatique que la vie de nos voisins si propres-en-ordre d'apparence, dont le fils aîné était non désiré et qui furent « punis » du suicide de celui-ci par la mort en montagne du cadet adoré, mais l'évocation de son enfance par Knausgaard, virtuellement riche d'innombrables échos personnels chez tout lecteur, m'intéresse surtout par la qualité de son observation aux multiples focales, entre loupe et longue-vue, et surtout par son extrême porosité affective et son objectivité "sociologique" et "psychologique ».

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    Avec le même regard, je pourrais faire un plan à la fois riant et terrible du quartier de notre enfance, entre jeux interminables des nombreux enfants du baby boom des années 50-60, les soirs d'été, et comptabilité des suicides dans le même périmètre - sept à ma connaissance -, avant la construction de l'ensemble périurbain de Valmont aux trois tours de 12 étages et à la barre pourrie dont j'ai tiré la matière "sociologique" et "psychologique" d'un roman de plus de 400 pages intitulé Le viol de l'ange et qu'avec le recul je trouve trop littéraire, pas assez Simenon ou assez limpide à la Knausgaard.Simenon2.jpg


    Georges Simenon , presque mon voisin quand je créchais dans une ancienne ferme à moitié en ruine sise au lieudit Grand Chemin, en dessus d'Epalinges, sur les hauts de Lausanne, disait à peu près que le romancier soulève le toit des maisons, comme d'une boîte dont il détaillerait le contenu.
    On a parlé de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, ce qui se justifie à la limite extrême par sa façon de théâtraliser en 3D sa matière de mémoire, mais à cet égard , compte non tenu de l'immense frise des personnages des « romans de l'homme », l'on pourrait rapprocher la saisissante mémoire des lieux et des situations de son autobiographie de la comédie humaine du romancier, sans parler de « Simenon scandinave » pour autant.

    Cependant Knausgaard me ramène au lotissement typique du début des années 50, où mes parents ont investi notre maison familiale en 1947, avec la description « photographique » du lotissement typique de la fin des années 70 dans lequel ses parents se sont installés huit mois après sa naissance, en 1968.

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    Les maisons qu'il passe ainsi en revue, des Gustavsen (dont le père était pompier) ou des Kanestrøm (dont le père était postier), des Christensen (père marin) ou des Jacubsen (père typographe), m'ont immédiatement rappelé les maisons des Spahn (père architecte) et des Rossier (père mécanicien-brocanteur) ou des Jaton (père ouvrier, mère recevant divers oncles l'après-midi) et des Müller (père employé de banque passé en vingt ans de l'Opel Rekord à l'Opel Kapitän, et mère se tapant le facteur dit Verge d'or), et la carcasse de voiture encastrée dans un ravin dont les chenapans norvégiens se servent comme d'un bolide ou un vaisseau spatial est la réplique parfaite de la vieille Studebaker champion rose sortie de la route avant notre naissance et restée au fond du ravin voisin de la Vuachère, ruisseau qu'à l'instar de Karl Ove et ses potes fascinés par les souterrains inondés, nous aurons suivi le long de son long tunnel, de notre quartier à son débouché en amont du mythique Centre mondial de documentation anarchiste aujourd'hui remplacé par un espace arboré où les chiens sont priés de chier dans le carré de sable suisse prévu à cet effet, etc.


    Peinture ci-dessus: Chaïm Soutine.

  • Pour tout dire (39)

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    À propos de notre premier jour d'école et du langage des arbres. De l'hyper-réalisme sans pareil de Karl Ove Knausgaard. Où il est question du réel fantasmé par certains littérateurs style Régis Jauffret et de la réalité réelle transformée par la poésie.

    Est-il digne de la littérature de parler du plaisir d'un enfant à se regarder dans la glace un premier jour d'école ou de certaines chiottes souterraines dans la ville de New York, comme le fait Céline dans Voyage au bout de la nuit ? Un écrivain est-il moins écrivain qu'un autre parce qu'il raconte son envie de mettre le feu au motif qu'il a trouvé des allumettes ou détaille ce que lui disent les arbres ? Et le TOUT DIRE du réalisme ou de l'hyper-réalisme a-t-il des comptes à rendre à la la police des mœurs littéraires à la française ou à l'allemande ou style NSA ou genre KGB ?

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    Comme il fait encore nuit ce matin et que seule la rumeur de la mer toute proche accentue cette sensation particulière d'être au monde que je ressens à l'instant présent avec juste une envie de café, je me trouve en bonne disposition pour clarifier deux ou trois choses sur ce que je vois précisément maintenant (l'écran plat d'une petite télé merdique au-dessus du frigo-congélo de l'espace cuisine attenant à l'espace séjour du studio 27 que nous occupons depuis dix-neuf jours dans la subdivision locative marquée 0 de l'ensemble architectural Héliopolis avec vue imprenable sur la mer et environs trois cent mètres des vingt-trois kilomètres de dunes nous séparant de la cité portuaire de Sète, plus trois mouches qui vont se prendre une claque mortelle - mais là je me réchauffe un café avant de revenir, Tchékhov à l'appui, à mon propos d'avant l'aube.

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    Le 11 septembre 1890,à bord du navire Le Baïkal, dans le détroit de Tartarie, l'écrivain russe Anton Pavlovitch Tchékhov écrit, à son ami éditeur Alexeï Souvorine: "J'ai tout vu. La question n'est donc pas actuellement ce que j'ai vu mais comment je l'ai vu".
    Cette distinction n'a l'air de rien, alors que c'est un double programme éthique et esthétique à valeur universelle, pas moins.
    Tchékhov ne bluffe pas quand il dit qu'il a tout vu. Une enfance qui n'en fut pas une, pourrie par un père ivrogne et confit de bigoterie, soutien de famille pendant ses études de médecine, les yeux grand ouverts sur une Russie de toutes les dèches, la maladie des autres et le sang qu'il commence à cracher à vingt- quatre ans, le bagne sibérien de Sakhaline où il se rend pour en témoigner (on verra qu'il en dit tout et comment), bref la vie comme elle va et les hommes comme ils vont et ne vont pas : tout ca l'autorise, plus que certains littérateurs en chambre, à dire qu'il a tout vu, mais là n'est pas le problème ajoute-t-il: la question est de savoir comment le dire.
    Les réponses à cette question sont innombrablement variées, n'en déplaise aux petits juges et policiers autoproclamés des instances de consécration littéraire qui voudraient qu'un écrivain ne parle que de ce qu'eux ont vu, ou plus exactement cru voir avec leurs lunettes à courte vue.

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    Comme je lis toujours trois ou sept livres à la fois, je gambergeais hier, à une table de l'Hippopotamus enclavé dans l'hyper U du Grand Cap, entre Agde et le canal du Midi, après avoir acheté deux bouteilles de soupe de poisson et de gaspacho ainsi que les nouvelles de Sam Shepard réunies sous le titre d'À mi-chemin et Corniche Kennedy, un petit roman de Maylis de Kerangal que je n'avais pas encore lu, en édition scolaire éclairant la propension de l'auteur à "travailler le réel".
    La première nouvelle de Shepard, intitulée Le guérisseur, "travaille le réel" d'un kid, quelque part dans un trou de l'Amérique rurale profonde, qui assiste au sauvetage imprévu d'un hongre malappris que son père a décidé de liquider, par un inénarrable boiteux qui donne à l'enfant la preuve qu'un type à la coule peut ressusciter un cheval aussi bien que notre Seigneur l'a fait de Lazare.
    Si que tu demandes au docteur Tchékhov ce qu'il pense du "travail sur le réel " accompli par Sam le crack dans ce récit de douze pages, probable qu'il répondra en russe: "good job". Pareil à ce qu'on pourrait dire, dans un autre genre et de plus grandes largeurs, du roman Naissance d'un pont de Maylis de Kerangal, superbe ouvrage d'ingénieure littéraire "travaillant le réel" au dam des littérateurs craignant de salir les mains de la muse fameuse en sa tour d'ivoire.

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    On a lu, à ce propos, la solennelle condamnation du juge Millet (l'écrivain Richard Millet, pas le peintre des bottes de foin au soleil couchant) à l'encontre de Maylis de Kerangal, gravement coupable de "travailler le réel" autrement qu'il l'entend ou que l'entend un Régis Jauffret, dont chacune et chacun se rappelle qu'il faisait partie des rares rescapés du tsunami critique déclenché par le même Millet (alors coiffé de sa casquette d'éditeur chez Gallimard) et feu son compère Jean-Marc Roberts, concluant à l'inanité de la littérature français actuelle - sauf eux et quelques-uns s'entend.
    Or le réel "travaillé" par Régis Jauffret est- il littérairement moins entaché de "lourdeur réaliste " que celui de Maylis de Kerangal, honorant plus noblement la littérature ? Tout dépend de ce qu'on appelle littérature. Pour ma part, ce que je me suis dit, à propos des mille pages de réalisme prétendu littéraire des Microfictions de Jauffret, c'est qu'en effet ce réel fantasmagorique, systématiquement noirci par l'auteur, avérait l'expression courante selon laquelle "tout ça n'est que littérature "...

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    En lisant Sam Shepard, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal ou Jeune homme de Karl Ove Knausgaard, je constate à présent, tandis que le jour se lève sur la mer au-dessus de laquelle plane la silhouette noire d'un mouette qui sera blanche tout à l'heure -, que ces auteurs, comme un Tchékhov ou un Amos Oz, sans rapport apparent entre eux, ont en commun un respect quasi sacré de la réalité qu'ils ne se contentent pas de reproduire comme le ferait un photomaton sans âme d'un visage, mais qu'ils transposent avec plus ou moins de précision et d'exactitude ou de justesse modulée par la patte ou la voix de chacun.

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    Je n'en finis pas de m'étonner, à la lecture du Jeune homme de Knausgaard, par la lumière qui émane de ce récit d'une enfance prodigieusement ordinaire, où le premier jour d'école est raconté comme un véritable événement à quoi contribuent la couleur et l'aspect tout neuf des effets scolaires du kid ou ses habits revêtus pour la grande occasion, avant que l'enfant ne découvre en lui l'envie plus ou moins démoniaque de mettre le feu à n'importe quoi ou détaille le langage muet des arbres, chacun selon son essence, etc.

    JLK, Martin le pêcheur. Aquarelle, septembre 2016.


    Lorsqu'un écrivain se pose en idéologue théoricien plus ou moins sectaire, décriant "l'universel reportage" comme le fit un Mallarmé ou prônant le seul "réalisme socialiste", la gratuité sublime de l'art pour l'art ou l'engagement dans la bonne troupe, il se condamne lui-même à l'étriquement au nom d'une prétendue réalité artistique plus réelle que celle de la vie, quand tout devrait se fondre et se dépasser par la poésie non dogmatique mais hyper-précise, dont la beauté se conjugue platoniquement (yes, sir) avec la bonté et la vérité, à moins de crises de dents ou de coups de sang, de révolte primaire ou de chagrins délétères , de contradictions insurmontables comme en contiennent l'art imitant la vie ou vice-versa, etc.


    Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Éditions du Rocher / Anatolia,2004, 238p.
    Karl ove Knausgaard. Jeune homme. Denoël, 2026, 681 p.
    Sam Shepard, À mi- chemin. Laffont, Pavillons poche,2016, 291 p.
    Maylis de Kerangal. Corniche Kennedy. FolioPlus, 2o16, 235 p.

  • Pour tout dire (38)

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    À propos des correspondances ferroviaires et du TOUT DIRE poétique, modulés par la lecture de Lambert Schlechter, d'Olav H. Hauge et d'Adam Zagajewski, tous bien connus (!) des grandes surfaces...


    Le plus court chemin entre mon jardin suspendu et les Crêtes siennoises, via le Campo de Sienne et la Libreria senese dont le rayon poésie est au-dessous de la ceinture et suppose donc la génuflexion, serait le fil tendu du vol de missile, qui exclut hélas l'escale baroque au cimetière de Milan et le goûter de fin septembre auprès du petit Silène des jardins Boboli, donc j'opterai une fois encore pour le Pendolino et la micheline jaune aux vitesses réglées pour l'Italie variable.

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    Lorsque la dernière fois j'ai vu de loin le poète luxembourgeois Lambert Schlechter à la terrasse du bar-brasserie al Mangia, sur le Campo de Sienne, je me suis gardé de le déranger dans sa computation méditative (il annotait le dernier recueil de Guido Ceronetti, Insetti senza frontiere , du biseau de sa Plumix de Pilot) en me hâtant de rejoindre mon propre repaire de papier donnant sur cour à la pension Pianigiani.

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    Vingt ans plus tard je constate, en lisant ses Inévitable bifurcations, que notre chien fou de l'herméneutique buissonnière cite le poète norvégien Olav H. Hauge dont Karl Ove Knausgaard évoque l'interview qu'il en a faite pour un journal d'étudiants, d'abord intimidé par le revêche taiseux qui, après avoir remballé une équipe intempestive de télévision, revint tout docile et tendre au fervent garçon et à son pote photographe, pour leur accorder un entretien jugé plus tard le meilleur dde son press-book par la femme du grand poète dont la belle tête est visible sur Google Images - t'as qu'à cliquer.
    Or voici ce qu'écrit Lambert avant de citer nommément Olav H. Hauge: « on sait qu’on ne dira jamais rien de décisif, mais aux moments où se déclenche l’écriture, la plupart du temps, on pense que cette fois-ci, ça va possiblement être décisif, il y a cette sorte de remue-ménage dans les méninges, ça palpite & tremblote, il se pourrait bien que ça se déclenche, on ne sait pas encore quoi, mais ça promet, il se fait une sorte de table rase, quelque chose va commencer, peut-être, quelque chose d’inouï, littéralement quelque chose de pas encore entendu, et tout ce qu’on avait cogité auparavant, pendant des mois et des années, aura servi à préparer le déclenchement, fallait préparer le terrain, avec ses alternances d’ensemencement et ses friches, ses enchaînements de gueulerie et de mutisme, Olav H. Hauge a eu des moments pareils sans s’en rendre compte, je vis et me consume, sans rien comprendre aujourd’hui la monde qui va avec ses fleurs et ses femmes est à moi, le ciel est tout bleu, avec quelques petits chiffons blancs de nuages, puis de temps en temps une rafale de vent, au loin il se prépare sans doute un orage, d’un coup cette saloperie de parasol s’envole, avec une grosse ficelle je l’attache àma table, et je perds le fil de ma cogitation, reprends le poème de hauge, personne ici ne le connaît, il est mort il y a vingt ans, dans la solitude norvégienne, tu posséderas toute la beauté sur la terre quand moi je serai depuis longtemps parti, parti depuis vingt ans Olav, et ses syllabes viennent me contaminer la page, le monde avec ses fleurs et ses femmes », etc.
    Cela me rappelle quelques vers d'Adam Zagajewski, dans le tendre et poignant poème intitulé L'aéroport d'Amsterdam et dédié à sa mère:


    « Il faut veiller les morts
    sous l’immense chapiteau de l’aéroport.
    De nouveau nous étions des nomades,
    tu cheminais vers l’ouest en robe d’été,
    étonnée par la guerre et le temps,
    par la moisissure des ruines et le miroir où
    se reflétait une petite vie fatiguée »…


    Ce qui traluit des poèmes de Zagajewski (traluire est le verbe romand qui suggère en transparence la lumière du soleil à travers la grappe mûre) c'est la palpitation d'une âme vibrante, et voilà qu'une autre page des Inévitables bifurcations s'impose décidément à la citation: « quand à côté de moi elle dort et que je veille, regardant tout attendri dans la pénombre son visage paisible et infiniment beau, sentant le chaud de son corps dans toute sa fragilité et tout son mystère, j’ai l’impression, dans le noir de la nuit, de veiller sur son âme, si je reste en vie, écrit Chalamov à propos des camps staliniens, c’était la formule consacrée qui préludait toujours aux réflexions portant sur toute période au-delà du lendemain, anima vagula blandula, l’âme nous la sentons, mais ne la voyons pas, alors nous disons, pour simplifier, qu’elle est invisible, mais les conteurs et les peintres ont besoin de nous la faire voir, il n’est d’histoire que de l’âme, dit énigmatiquement Valéry ».

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    Ensuite, les lignes qui suivent, relatives à l'Ange de la mort et à notre âme qui tremblote, ne sont pas moins à tiroirs, mais t'as qu'à commander l'opuscule sur Amazon ou faire un saut au kiosque d'à côté où tu trouveras Tout Schlechter entre Tout Marc Musso et Tout Guillaume Dicker – et le poète aux mains brûlées conclut doucement « et quand je dis des mots d’amour, je dis parfois Séilchen qui signifie petite âme, animula, nous sortons du noir de la nuit, nous vivons, et quand elle me regarde en souriant, c’est qui tremble, c’est mon âme ».


    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 2016, 161p.
    Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Fayard/Poésie, 1999, 149p.