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  • Le monde selon In Koli Jean Bofane

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    À La Désirade, ce dimanche 7 octobre. - Affreux temps ce matin, dans un monde non noins affreux dont le pire nous est, arbitrairement, épargné. Mais je ne cesse pour autant d'y penser. Or reprenant la lecture annotée des Mathématiques congolaises de Jean Bofane, je suis tombé tout à l'heure sur cette page évoquant si fortement une réalité qui reste combien actuelle. Je pourrais me reprocher, à l'instant, d'avoir passé à côté de ce livre au moment de sa parution, il y a déjà quatre ans de ça, et puis non: c'est comme ça que ça se passe parfois et l'important est que cette rencontre, aussi hasardeuse que nécessaire, se soit faite finalement

    À Lubumbashi, Jean Bofane s'est levé deux fois, au cours des débats, pour dire deux choses qui m'ont paru des plus importantes. La première est que, pour un écrivain, ce qui compte essentiellement est le travail, le travail et le travail. Cela semble une platitude et cela ne l'est pas du tout, étant entendu qu'il y a travail et travail et que le vrai travail ne se voit pas. Quant à la seconde vérité balancée par le colosse à voix grave, c'est qu'un livre qui a quelque chose à dire trouvera forcément son lecteur.

    Le travail de l'écrivain In Koli Jean Bofane - qui m'a appris, soit dit en passant, que l'In Koli de son nom signifiait "la blessure" -, j'en ai immédiatement savouré le fruit galbé et pulpeux, acide et tonique à la fois, en m'attelant à la lecture de ses Mathématiques congolaises. Mais pas trace évidemment là-dedans d'effort ni de lourdeur laborieuse: immédiate la déferlante de la vie ressaisie dont l'expression juste et belle, mais sans effet esthétisant aucun, précise et drue, suppose un travail de chaque phrase et de chaque vocable, comme le serinait tant et plus l'affreux Céline.

    Quant au fait qu'un livre qui a quelque chose à dire trouve forcément son lecteur, ainsi que le pensait aussi mon ami éditeur Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, la meilleure preuve en est aujourd'hui qu'entre vingt autres romans "possibles" abordés ces derniers temps de rentrée profuse, celui-là m'ait paru plus que possible: nécessaire absolument et dès ses premières pages, que je continue de lire bien lentement et sans discontinuer de l'annoter.

     

    Or ce dimanche matin, une semaine après notre retour du Katanga, me voici lire cette page consacrée au passé tragique du protagniste au nom de Célio Mateona, surnommé Célio Mathématik pour sa passion tenace, rescapé miraculeux d'un massacre de mars 1977 impliquant des Katangais, précisément, où ses parents disparurent après que sa mère l'eut enjoint, tout petit, de s'enfuir dans la brousse jusqu'à... Lubumbashi où la Croix-Rouge le recueilit. Et voilà que, dans la foulée de ce récit jetant une nouvelle lumière sur ce Célio en train de s'acoquiner plus ou moins avec le Pouvoir, le lecteur tombe sur cette page relevant soudain, en synthèse vivante, du tableau géopolitique caractérisé émergeant,comme une épure, dans le maelstöm du récit pétri de vie.

    Cela se passe quelque part entre Lubumbashi et Kinshasa où le transfert foireux de matières premières arrachées au sous-sol africain richissime se fait, entre deux voies routières et ferroviaires, à dos d'homme pauvrissime: "Toute la matinée , on chargea des wagons de marchandises venues d'Afrique du Sud et de Namibie, par le train, à travers la Zambie. On manipulait des minerais produits dans la région. Entre autres des lingots et des plaques de cuivre destinés à être fondus, pour gainer des câbles coaxiaux ou pour se répandre en réseaux sur des circuits intégrés, mais aussi pour constituer des douilles de munitions afin de maintenir l'ordre. Il y avait des tonnes de cobalt qui, traitées à une température de plus de 1500°C, seraient destinées à des moteurs de fusées et à l'industrie pétrolière. Il y avait des quantités de matériaux fissibles dénommés uranium qui, une fois enrichis de façon suspecte, prendraient le patronyme plus arriviste, maisplus létal, de plutonium, pour dissuader tous ceux qui n'auraient pas compris le phénomènes des équilibres des forces. L'insuffisance d'infrastructures modernes rendrait les manoeuvres de chargement difficiles et les hommes en haillons suaient déjà à cette heure du matin, les muscles saillant sous l'effort. À cause du manque de moyens de manutention, le départ aurait certainement du retard, mais à vingt-cinq dollars le kilo de cobalt, au prix où était le caviar, on en avait sûrement pour son argent. Ce qui du coup posait la question: l'homme en viendra-t-il un jour à jalouser l'esturgeon ? Ou encore: vaudra-t-il mieux, pour certains sur cette terre, comme le panda ou le phoque, confier ses intérêts au WWF ou à Greenpeace plutôt qu'à l'ONU ?"

    Je me suis demandé parfois, là-bas au Katanga, à quoi rimait la "haute mission" que nous avaient confiée nos amis confédérés de Présence Suisse, à Max Lobe et à moi, mais ce matin je me dis que décidément, mathématiquement même, l'opération passe tout calcul...

  • Ceux qui font des histoires

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    Celui qui exige de son épouse Aglaé qu’elle suive un programme santé strict / Celle qui ne peut admettre d’être écartée des délibérations relatives à la tenue du jardin privatif  / Ceux qui ne sont jamais contents à l’annonce d’un verdit de clémence / Celui qui fait chier tout le monde et s’arrange pour que ça se sache même en Albanie / Celle qui ne laisse jamais dire aux autres ce qu’elle estime qu’ils doivent penser d’elle point barre / Ceux qui n’ont de répit que lorsqu’ils ont enfoncé quelqu’un / Celui qui trône à la table des cafteurs / Celle qui râle quand un train routier stationne sur sa pelouse / Ceux qui n’admettent pas qu’on tutoie leur doberman Jules-Henry / Celui qui lésine sur les pourboires aux serveurs de couleur / Celle qui refuse de se mettre nue devant son sexologue libéré / Ceux qui réduisent tout à l’éthique citoyenne et à la cure de phosphate / Celui qui évite les masseuses bègues / Celle qui ne crache pas dans le verre de son voisin pour éviter des suites / Ceux qui refusent les compromis en matière de gestion des affects / Celui qui cherche des poux à la diva chauve / Celle qui te dérange au motif que ton parasol à motifs floraux jure avec la couleur de ses tongs / Ceux qui ont fixé la pancarte PRIVAT sur le mètre carré de leur pelouse mitée /  Celui qui proteste en haut lieu suite à la non-attribution à sa cousine pianiste de la suite royale due à son rang en Belgique / Celle qui collectionne les prix de poésie de l’Académie de Lutèce et environs / Ceux qui apprécient les compliments pour autant qu’ils soient corroborés par des diplômes ad hoc / Celui qui mange le morceau sans avaler la couleuvre / Celle qui gère la situation sans minimiser les dommages collatéraux liés à son état de veuve non affiliée à l’influent Club de Vertu / Ceux qui déjouent les critique des amateurs d’embrouilles inspirés par les Normes de Bruxelles, etc.

    Image: Philip Seelen

  • L’Artiste

    littérature

    D’une rencontre sur un banc du Jardin aux Volières. Où se rejoue la scène classique de l’étudiant et de la fille de joie. Où il est question de l’art de Richard Clayderman.

    Je m’étais retrouvé dans le jardin aux volières après une longue errance, les lunettes noires que je portais signifiaient mon humeur farouche, mais la miss n’y avait pas vu d’obstacle à s’asseoir tout près de moi non sans jouer le tendron pris en faute.
    J’avais à peine esquissé un geste d’assentiment, et les ondes glaciales que je diffusais auraient dû la tenir à distance, mais pas du tout: non seulement on s’installait mais on me dévisageait longuement, on attendait un signe, on se détournait quelque temps puis on revenait à la charge et bientôt on murmurait comme ça qu’avec un air si mystérieux je devais être artiste moi aussi.
    Et c’est cela qui m’a fait tourner la tête vers elle et la cadrer de tout près, petite et costaude, professionelle à l’évidence avec ses cuissardes rouges et son body noir, ses yeux peints et sa bouche faite pour faire des choses: c’est ce mot d’artiste.
    Le matin même, en effet, je m’étais reproché de n’être qu’un disséqueur de cadavres, et la vision de l’auditoire où se tenait le cours d’esthétique m’avait paru l’image même du lieu stérile et mortifère que je devais fuir; et maintenant je m’inventai la qualité de peintre, et tout aussitôt l’on m’annonçait qu’on avait déjà posé pour des calendriers et tout ça, mais pas que j’aille m’imaginer des photos spéciales, rien là encore que de l’artistique.
    Il y avait quelque chose, chez elle, de la fille du peuple en mal de respect qui la faisait se récrier que le Paradou n’était, dans sa vie, qu’une étape très provisoire lui permettant pour le moment de se refaire une pelote. C’est qu’elle estimait devoir à sa fille, pour l’instant à la garde de la mère-grand, l’instruction qu’elle-même n’avait pas reçue, enfant qu’elle était des charbonnages, dont le père avait péri lors du coup de grisou de 56; et son rêve était d’acquérir là-bas quelque pavillon en banlieue où elle et sa mère relanceraient l’atelier de couture d’avant les difficultés.
    De toute façon, tenait-on à préciser, de toute façon, c’est écrit sur le contrat, de toute façon je ne fais que mon numéro et le champagne, mais pas touche à Loulou!
    La fleur qu’elle me faisait, me dit-elle, de lui livrer son petit nom, quand tout le monde au Paradou ne connaissait que Wanda, la fleur c’était en somme une affaire entre artistes, et maintenant elle me demandait de retirer mes lunettes parce que j’allais devoir fermer les yeux pour mieux voir son nouveau numéro.
    Vous vous représentez, me dit-elle alors, vous vous représentez un grand coquillage au milieu de la scène, et là-dedans il y a moi.
    Lumière bleue pour commencer. Tout repose encore et tout est dans la musique que vous connaissez sûrement: La Mer de Richard Clayderman.
    Ensuite que le bleu tourne au rose, le coquillage commence à s’ouvrir et j’apparais, encore repliée et toute couverte de voiles en satin couleur perle. Sur quoi je me déplie en ondulant avec la musique, et quand la lumière est belle rouge je me défais de mes voiles jusqu’à ce que je n’aie plus sur moi qu’une étoile de mer, applaudissement, et là je me replie dans le coquillage qui se referme en douceur, noir, applaudissements...
    Elle m’avait demandé de garder les yeux fermés tout le temps qu’elle m’évoquait son numéro, et ce fut d’un ton légèrement inquiet qu’elle me permit de les rouvrir, mais mon sourire, si forcé qu’il fût, parut la soulager.
    Je ne savais pas que lui dire, mais elle parlait pour deux. Je craignais vaguement qu’elle m’invite dans son studio, tout en le souhaitant un peu, mais elle n’en avait qu’à son numéro.
    De ce qui suit, cependant, je n’ai pas gardé le moindre souvenir. Peut-être Loulou m’a-t-elle fait promettre de venir au Paradou lorsque La Mer serait à l’affiche ? Je n’en suis même pas sûr. En tout cas jamais, que je sache, je n’ai mis les pieds dans la boîte en question.
    C’est pourtant avec un brin d’émotion que je repense parfois à elle, que j’imagine penchée sur quelque ouvrage de couturière, dans son pavillon de banlieue où sa fille et son gendre viennent lui rendre visite tous les deux dimanches. Tant qu’à faire, j’imagine enfin que le gendre de la vieille Loulou est lui aussi très entiché de Richard Clayderman, dont il collectionne tous les CD. Il faut bien rêver un peu, les artistes...

    Sablier.jpgCette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, composé à l'instigation d'Henri Ronse.