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  • Panorama

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    7.

    Et cet autre matin des mêmes années je serais reparti vers le nord et le fjord ensoleillé de Berg am See, aux bons soins de nos tantes incarnant alternativement la vigilance et la clémence, alias Greta et Lena, celle qui se croit vilaine et qui en souffre, qui est l’aînée et la plus posée, et celle qui ne fait que s’époumoner d’émerveillement devant toute chose et ne gronde jamais - la puînée qui me tient lieu de marraine.

    C’est un monde dans le monde que le monde de Berg am See, où l’on sent encore le Héros ancien, du nommé Tell qui refuse de saluer le chapeau du tyran au prénommé Winkelried se jetant sur la ligne ennemie que défendent cent hallebardes pointées, sacrifiant ainsi sa vie pour opérer la trouée nécessaire à la ruée du bataillon.

    Grossvater nous serine que ce sont ceux-là, ou plutôt l’esprit encore vif de ceux-là chez les nôtres, qui a fait réfléchir et fléchir Hitler le mauvais. Notre grand-père paternel, dit le Président, est d’avis, pour sa part, que la Chance et les Circonstances y sont aussi pour quelque chose, et Lena se range à cette école, tandis que Greta penche pour l’autre parti, et de tout cela découle une controverse à répétition qui nourrit incidemment mes premières rêveries géographiques et militaires.

    Au vrai, Berg am See est le plus bel album de géographie et de stratégie potentielle qui se puisse imaginer puisque tout s’y trouve rassemblé en plein air, jusqu’au désert minéral et au mouvement sidéral du ciel le plus changeant qui soit en dehors des données caraïbes, incitant à tout coup à l’exaltation picturale.

    Si je parle de nord et de fjord à propos de Berg am See c’est que c’est la réalité puisque chez Grossmutter ma sœur puînée et moi nous dormons face à un fjord bitumé et que le lac à forme d’araignée de Grossvater est au nord de notre lac natal.

    Ma sœur puînée a peur du noir du fjord suspendu face à nos lits jumeaux, aussi nos tantes conteuses nous racontent-elles des histoires et celle surtout d’un petit garçon s’envolant du noir du fjord emporté par des oies, et de fait on voit, sur la grande toile tavelée d’embus, une traînée blanche s’élevant d’entre les hautes parois, qui diminue l’effroi de ma sœur puînée, et d’autant plus que nos tantes nous jurent que ce fjord n’est pas pour de vrai puisque ce n’est qu’un tableau.

    Pourtant un autre jour, en joyeuse excursion (c’est notre tante Lena qui parle volontiers de joyeuse excursion) nos tantes raconteuses constatent, devant l’imposant panorama (là c’est plutôt la façon de parler toujours un peu solennelle de notre tante Greta) que Berg am See décidément figure un incomparable tableau, plus encore : que nous sommes dans le tableau, et le même soir ma sœur puînée se met à frissonner d’angoisse renouvelée en craignant d’être avalée par le noir du fjord.

    La question qui se pose alors tient à distinguer ce qui est pour de vrai de ce qui n’est qu’un tableau, et comment éviter de tomber dans le noir du fjord qui-n’est-qu’un-tableau. Or je crois avoir compris, dès mes sept ans, ce qui distingue le mot de la chose, et la chose évoquée de la chose elle-même, mais je peine à l’expliquer à ma sœur puînée, et plus tard j’aurai plus de peine encore à lui expliquer que si la chose existe la chose évoquée n’existe pas moins.

    De fait, c’est à sept ans, l’année précédant de deux ans celle des réfugiés hongrois et de l’hiver le plus rigoureux de nos enfances, que je comprends que le tableau n’est que le tableau mais qu’il est un paysage aussi paysage et parfois bien plus que ceux dans lesquels nous entrons bel et bien au gré de nos joyeuses excursions.

    Je ne me suis pas encore dédoublé mais cela commence de se manifester. A la Petite Ecole, déjà, la demoiselle Chambordon s’est inquiétée de me voir m’attarder plus que les autres devant la caisse à sable à regarder le pays qu’elle a magiquement reconstitué, où tel morceau de verre bleu représente, au sud, notre lac natal, et tel autre, plus au nord, le lac en forme d’étoile de Berg am See; or j’y serais resté des heures, au point que cela m’aura valu l’inscription de  dans mon carnet : se laisse entraîner par son imagination.

    Mais qu’aura fait Chambordon elle-même en figurant, au moyen de minuscules tétraèdres de bois blond, les fortifications de béton de type Toblerone qui protègent les frontières du pays contre l’invasion ? Et au fait, j’y pense à l’instant : où  s’est-elle procuré ces ravissants polyèdres ? Au fil de quelle ingénieuse recherche notre maîtresse de la Petite Ecole aura-t-elle déniché ces objets bel et bien destinés à entraîner notre imagination ?

    Expliquer à ma sœur puînée que le noir qu’elle voit ne va pas l’avaler mais que le tableau, Grossvater l’a répété, doit être regardé parce qu’il semble aussi vrai que la réalité, se révèle non moins délicat que de lui faire comprendre, lorsque nous recevons un Toblerone, que la guerre est finie, laquelle n’a d’ailleurs jamais ravagé le pays, sans avoir été cependant pour de semblant, et que les Toblerone destinés à nous protéger n’étaient pas de chocolat mais de béton armé.

    Dire que j’aime la guerre, à sept ans, autant que le chocolat, n’est pas un effet de mon absence présumée de sens des réalités : c’est évidemment la preuve du contraire.

    Le pays de Berg am See m’est incessamment réel, plus encore que celui de mon lac natal, peut-être parce que j’y vois mieux la guerre et les drapeaux, les glaciers et les bateaux.

    Regarde, nous ont toujours dit nos père et mère, regardez ce qu’il y a ; regarde la mer me souffle encore mon grand-père qui repose je ne sais même plus dans quel cimetière; regardez l’arc-en-ciel, regarde le funiculaire - regardez ce palais tout blanc : c’est le Taj Mahal, déclare fièrement notre père à la séance d’inauguration du petit projecteur vert qu’on appelle lanterne magique et qui nous fera tant voyager les jours de pluie passés dedans, regardez donc la mangouste et le serpent, l’abeille tapissière et le radar de l’oreillard…

    Mais nous ne faisons pas que regarder : nous plongeons les yeux ouverts dans l’eau des lacs et dans l’air bon à respirer (respirez le bon air, nous serinent nos tantes si portées à de joyeuses excursions), il fait bon nager et se laisser couler au fond des lacs, marchons au fond des lacs, laissons-nous entraîner par nos imaginations.

    Soit, les mères et les tantes se défient des reflets : je l’admets, mais est-une raison pour ne pas déraisonner ? Or dès sept ans je déraisonnerai, et jamais elles ne s’en feront une raison, d’où cette guerre à vie que nul d’entre nous ne gagnera, je l’admets, ni la guerre ni la mer.

    Nous cheminons sur une arête et notre tante Greta, en knickerbockers, nous fait observer les traces de la mer, précisément. Regarde le fossile, nous dit posément notre tante la plus posée : on dirait l’empreinte d’un ange, mais c’est du temps où les oiseaux géants avant l’air de serpents, tandis que les poissons volaient, et peut-être est-ce au temps du Déluge de Noé que la mer a tout recouvert avant que tout renaisse ?

    J’ai sept ans et je regarde le monde qu’on me dit que Dieu a fait en sept jours, et je laisse courir mon imagination au fil des mots qu’elle tire du fameux chapeau, comme de verts drapeaux. Plus tard viendra le sperme mais je n’en ai cure. Plus tard viendra le sang de mes sœurs, et cruel sur les mains des hommes et vicié dans le cœur des vicieux, mais que sait-on à sept ans ?     

    Image: JLK, Berg am See, huile sur toile, 2008.

     

  • Ceux qui se retrouvent en Zone Risque

    Panopticon179.jpgCelui qui use de la liste comme d’un moulin à prière / Celle qui craint que l’énumération du monde n’aboutisse à un relativisme dissolvant / Ceux qui se demandent à quoi riment ces litanies absurdes / Celui qui retombe en enfance à chaque fois que la neige s’annonce par la clarté d’avant l’aube / Celle qui écoute Le Banquet du vœu 1454 en songeant à ce que fut la vie de son père mort dans la nuit / Ceux qui se sont construits des châteaux de mots en Espagne /  Celui que la bonté inattendue de ses semblables surprendra toujours / Celle qui a banni le mot confiance de son vocabulaire / Ceux à qui l’on explique qu’ils ne sont plus bienvenus sur le territoire national / Celui qui te prend les mains avant de fondre en larmes / Celle qui a résolu d’accueillir son oncle Marc à sa sortie de taule / Ceux qui se sont rencontrés au parloir du pénitencier et ont refait leur vie à l’insu de leurs taulards respectifs / Celui qui se rappelle les paroles de toutes les chansons des Chats sauvages et d’abord celle qui dit comme ça que les filles te rendent marteau / Celle qui tapine pour offrir des études supérieures de secrétariat si possible de direction à sa fille Louloute / Ceux qui considèrent que les Anciens avaient raison de considérer la Lune comme le foie mélancolique du monde / Celui qui court à la mer et plonge sept fois la tête dans les flots / Celle qui se considère comme la réincarnation de la Reine de la Nuit à l’agacement manifeste de Fernande l’organisatrice du Jeu de Rôle des anciens du ski-club / Ceux qui recapitalisent leur banque d’émotions /Celui qui se demande dans quelle mesure son optimisme procède de l’état de meurtre / Celle qui voit l’avenir de sa carrière de gestionnaire évoluer sous le signe du MALUS / Ceux qui ont mal à leur portefeuille d’actions / Celui qui fut toujours infoutu de se soucier le moins du monde d’économie / Celle que la seule idée de mettre de l’argent de côté fait gerber (dit-elle) / Ceux qui avaient à cœur de s’acquitter de leur dû rubis sur l’ongle (disent-ils) au temps qu’ils  situent dans le temps, etc.  

     

    Si vous détestez ces listes, infligez-en la lecture à vos ennemis: Http://Publie.net

    Image: Philip Seelen

     

  • De la Forme Pure

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    …Vous savez comme moi que nous vivons positivement l’Ère du Signe et que tout, autour de nous, littéralement, fait signe, au sens deleuzien de l’expression, mais il y a signe et signe (possiblement exposé au sens parasite) et ce que je voudrais alors relever, à l’approche du travail de Jérémie Lesieur-Alliot sur la signalétique urbaine, tient à ce que j’oserai dire, de manière provocatrice et peut-être même subversive aux yeux de certains, une manière d’enjambement quantique excluant toute forme de sens qui fasse menace au Signe pur…
    Image : Philip Seelen

  • Coupe sombre


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    … Je voulais savoir absolument ce qu’il y avait là-dedans, mais pas du tout le VOIR, je n’en suis plus aux curiosités scientifiques de mes douze ans où je scannais des cerveaux de scorpions, non, c’est le palimpseste de la mémoire du CORPS que j’entendais modéliser en termes synchroniques où la musique retrouvée de mes années sensibles se déconstruirait par le MOT à MOT de ce qu’on pourrait dire la recollection proustienne de leur ÂME, enfin quelque chose comme ça…

    Image : Philip Seelen

  • De la sainte journée

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    Alors comme il en va, tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.
    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.
    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expresion.
    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.
    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?
    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?
    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.
    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.
    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    Toute la sainte journée nous avons donc raconté aux enfants, et aux enfants de nos enfants, le faire de nos pères et de nos pères, le savoir-faire appris et transmis de lignées en lignées à travers les villages et les paysages du pays, et sur les photos sépias c’était le défilé des visages et des regards dont chacun de nous gardait quelque chose, et les années et les siècles défilaient sur les photos sépias des travaux à l’ancienne des gens de la terre - celui-ci ce doit être l’Alfred au Rodolphe, vois-tu ces mains, elles en ont vu, nous avait dit notre mère-grand, et celui-là tout courbe et fourbe c’est le tout mauvais sujet placé chez le grand-oncle Sigismond, on l’appelait James, va savoir pourquoi, mais ce qu’il nous en a fait voir, et celle-ci, tiens, c’est la Rosa de la Fanny des hauts de l’Essart, regardez-moi ces fins doigts de couturière, est-il bien étonnant qu’elle ait travaillé à l’atelier du 21 de la rue Cambon, chez Mademoiselle Bonheur, ce devait être en 1911 et là, je saute, nous voici, le Président et moi devant les pyramides d’Egypte, à la veille de la Grande Guerre, et cette autre paire est celle de la Grossmutter et du Grossvater, qu’on dirait en tenues de soirée à l’orée du désert.
    L’émouvante beauté des mains de notre mère-grand préparant sa confiture de coings. L’émouvante beauté des cheminots fiérots de l’équipe de la première traversée du Gotthard, dont votre bisaïeul, qui en a dirigé le train, n’est autre que ce géant sourcilleux à solennelle casquette. Le travail du facteur d’orgues auquel le père de notre mère, à Berg am See, avait loué un atelier dont nul d’entre nous jamais n’oubliera l’odeur de copeaux et de colle à bois. Le travail de Grossvater au Royal du Caire. L’émouvante beauté du vieil homme retiré de tout, déçu d’autant mais le taisant, ne se plaignant jamais que de la cherté des choses, penché le soir sur la table de la Stube et lisant quelque épisode de l’Ancien Testament. Le travail de nos tantes institutrices. L’émouvante beauté de nos tantes nous faisant visiter la Petite et la Grande Ecole, vides en ces temps de vacances mais fleurant cette odeur que vous aussi, enfants, aurez humée dès le premier jour, à vous faire tituber de quelle douce panique. L’émouvante beauté des objets orphelins, me rappelant la mort de Pilou. Pilou travaillant : rien n’existant plus que Pilou écrivant.
    Tout est sale et dégoûtant, nous objecte-t-on pourtant à tout moment, les enfants, et vous aussi le constatez et le répétez : que tout semble gâché, pourri, foutu, gâté, fichu. D’ailleurs votre bisaïeul Grossvater, que vous voyez là lors de sa dernière promenade, en ferait une maladie ; lui que la seule idée d’une dette faisait gronder et tempêter, les menées des raiders et des traders lui eussent paru les dernières manifestations de la déchéance en ce pays de rigueur et d’honnêteté que, d’Egypte, avant la Grande Guerre, il fut contraint de regagner par la faute de l’Emprunt Russe, ce premier signe de l’effondrement de ses valeurs et de tout un monde bientôt englouti.
    Or vous nous avez, enfants, appris tellement, que je ne me lasserai pas de vous raconter mes histoires à rester debout, moralisant et pontifiant comme une vieille peau, vous ressortant nos albums et vous assommant comme, à longueur de dimanches, nous auront assommés le Président et Grossvater, et Grossmutter et notre mère-grand et toute la smala des oncles et des tantes, à compulser leurs collections de fleurs séchées et de dents de requin, tous tant qu’ils sont ils nous auront dit, les premiers, de regarder, et voyez, enfants, si perdu et perclus que soit le monde, regardez le crépuscule de ce dimanche soir - jamais vous ne le reverrez, mais de le voir à l’instant vous le fera raconter comme, à vous raconter le monde depuis que vous vous y êtes pointés, nous l’avons pour ainsi dire ressuscité en nous tel que demain vous le ressusciterez pour les petits paumés de ce monde péricliteux et désespéreux.
    Foutredieu les enfants : souffrez que nous sortions de nos gonds, l’oncle Stanislas et moi. Regardez-vous, beauté du monde. Et regardez, là-bas, les enfants qui n’ont rien, regardez les humiliés et les piétinés que les raiders et les traders spolient et affament - regardez-les dans la lumière de ce dimanche, les enfants, ces enfants-là sont le sel de la terre tandis que les morts-vivants comptabilisent leurs Bonus de damnés.
    Le jour cède à la nuit mais nos lampes resteront allumées, les enfants, nos lampes douces de rêveurs allumés.


    (Extrait de L’Enfant prodigue. Pp.152-155)

    Lucienne K: vue de la Désirade.

  • L'envolée des années

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    Avec le jour qui se lève, les mots d’abord réapparus dans la nuit comme des suites de plots dont chacun portait une lettre que l’enfant déchiffrait, de même que l’homme ensuite aux façades des rues lirait CABARET ou DÉVALOIR, les mots devenus chair se coulent ensuite dans une rivière sans accrocs toute pareille à un sang sans caillots que plus rien n’arrête, et tout se met alors à parler à tort et à travers, réellement on prend corps, et c’est une autre histoire.
    On raconte, alors, qu’un malandrin rôde dans le pays, dont on suit la traque dans le journal, et les grands font mine de s’inquiéter même si cet Ange Calamin n’a rien du terrifiant criminel. Du lieu du crime, le meurtrier par passion n’a cessé de fuir dans les bois et le long des haies, se réfugiant la nuit dans les fenils. Sur le journal on va de cache en cache, chaque fois illustrée d’une mesquine photographie où il est répété que l’oiseau s’est envolé, et non sans complicité parfois car Ange inspire quelque commisération non exempte de considération fascinée: il a tué la femme qui l’a trompé. Un seul coup de couteau au cœur a suffi : c’est le pain bénit des feuilletons et nous tenons pour Ange Calamin, mon grand frère et moi, même si notre mère se croit un devoir d’ajouter que tuer n’est pas bien : que c’est interdit.
    Le Tribunal des mères et des tantes, des voisines et des grand-mères, est incessamment vigilant : il rappelle à chacun et tous les jours la Loi. Mais voici que mon frère aîné commence de montrer le mauvais exemple, mon grand frère aux jarrets élastiques qui bientôt fera le mur et rôdera.
    Certes le grand Ivan reste encore le héros de son frère puîné, qui s’efforce de ne pas démériter à ses yeux, mais entre eux l’écart se creuse, il y a de la moustache dans l’air et l’on voit des clans se former dans la taïga ; et de même en va-t-il sur le Grand Pré où les premiers mués, les premiers velus des garçons du quartier se mettent à fomenter des complots séparés alors même que mon bagou, de moins en moins contrôlé, les porte à me regarder de travers: ils me trouvent depuis quelque temps bien disert et bavard avant que d’avoir la moindre pilosité.
    Je me console en me rappelant le complot des marins de L’île au trésor et la voix de Long John Silver, que j’ai dû entendre à la radio, me grasseye aux oreilles : c’est la vie, compagnon, c’est ainsi que va la vie, mais que ça ne t’empêche pas, flibustier, de croire qu’elle est meilleure que ça.
    Parce qu’il y a la radio que tous nous écoutons à tous les étages des maisons, poil ou pas, et qui nous relie au monde par ses ondes dont mon grand-père dit le President m’a expliqué qu’elles étaient, plus ou moins longues, comme les vagues d’un océan et que toutes pouvaient nous amener en une seconde à telle ou telle île ; mais c’est par elle, également, que tel soir noir nous commençons d’entendre rouler les chars dans les rues de Budapest et crépiter les armes. C’est par la radio que nous entendons Frank Sinatra, que l’oncle Brutus qualifie tantôt de macaroni et tantôt de macaque, roucouler sa romance sous les fenêtre d’Ava Gardner qui ne nous apparaîtra de visu que plus tard, en noir et blanc pour commencer : sur le petit écran de la salutiste du quartier chez laquelle nous nous retrouverons pour suivre le nouvel épisode de Lassie chien fidèle, moyennant dix sous ; par la radio nous arrive tous les soirs, à l’heure du repas, la voix lugubre du speaker de l’Agence Télégraphique qui nous annonce tantôt la mort d’Albert Einstein, que mon oncle Stanislas a connu quand il était expert de troisième classe au Bureau des Brevets Fédéraux, tantôt le drame affreux du cinéma Rio, quelque part en Belgique, où vingt-deux enfants périssent carbonisés (ce sont nos père et mère qui disent ce drame affreux et notre mère d’ajouter : mais comment Dieu possible cela se peut-il encore au jour d’aujourd’hui ?) ou la tragédie des 24Heures du Mans qui, au fil des heures, coûtera d’abord la vie à trois cents spectateurs, puis à cent, puis à quatre-vingts seulement, et qui inspirera à Charles Faroux, le directeur de la course des courses, selon l’expression des journaux, ces propos résolus qui réjouiront pour longtemps notre oncle Brutus : «Même quand il arrive une catastrophe, la loi du sport impose de continuer »; et par les mêmes ondes moyennes ou longues de la radio nous parviennent indifféremment les dernières nouvelles concernant le sieur Ange Calamin toujours en cavale et les succès de Louison Bobet à la Grande Boucle et de Minou Drouet, juste huit ans comme je les ai, qui écrit ces mots déclamés à L’Heure des Enfants : « Nuages / Haies de plumes,/ Oiseaux d’écume. / Oiseaux aux grandes ailes, venus de mon ailleurs, /Nuages ventrus, battant l’animal / pris au piège ».
    On aura dit, cette année-là, que cette enfant promettait : on aura dit cela comme on l’a toujours dit, même d’enfants ne voyant point au ciel de nuages ventrus battre l’animal, mais ce n’est pas toujours que la promesse est suivie d’effet. Au reste nul d’entre les nôtres ne se monterait le coup au point de communiquer aux journaux et à la radio le fait avéré que tel de ses rejetons joue du pianola comme un démon, ou que telle autre chante aussi divinement le Bambino de Dalida. Nous sommes de modestes gens, n’est-ce pas ? D’ailleurs notre grand-mère le recommande à la cantonade : « Il ne faut pas promettre d’œuf à deux jaunes »…

    Image: Philip Seelen 

  • Les matinaux

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    Pour Philip

    Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ?
    On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ?
    Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé.
    Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque.
    Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora.
    Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée…


    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier, pp. 150-151)

    Image: Georges Haldas avant l'aube. Photo Slobodan Despot.

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    Image : Philip Seelen

  • À l'heure prime

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    9.

    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me l'écrire ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du flan: on n’est qu’un flanc qui se prête. On ne fait que prêter le flanc. Dans le matériel du film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide des derniers bains de l’usine d’où elle vient de sortir ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel il n’est rien encore de visible. On ne sait alors, on ne voit, on ne sent, on ne décide, on ne choisit, on n’entreprend rien qui ne soit suggéré et corroboré par  le Tribunal des mères et des pères.

    En voyant le ciel de l’heure prime rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les bras de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit très riche ou très pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du lever du jour sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, comment ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Brutus visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils  en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps tandis qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère entrait dans ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    A un autre étage maintenant, nos sœur se levaient à leur tour  et se lavaient, chacune son tour, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant joliment son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les chemins goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient bientôt grands et petits manteaux d’hivers, bonnet et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de privilégiés se présentaient, plus ou moins bien lunées et lavées, les cohortes de réfugiés.

    Avec le temps et les inscriptions on a poussé et grandi, on a fait siennes et rapporté les prescriptions et les proscriptions en prenant son rôle dans le cinéma familial et mondial, ou le théâtre et l’opéra, le théâtre de quartier et l’opéra car tout ça chante aussi, tout ce qui parle et nous parle et nous fait parler, tout ça nous percute et nous répercute, et tout demain sera relevé et relavé dans l’eau claire de la nuit du temps quand le cirque, avant l’aube , le cirque et ses gens débarqueront.             

    Aquarelle: JLK. La Savoie en hiver.