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  • Pensées en chemin (4)

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    De l’origine. – Ce qu’on voyait d’abord était le jardin, et la maison dans le jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semblait flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi l’on se disait que cette image relevait peut-être d’un rêve…
     
    Du souvenir antérieur. – Ce rêve aurait été celui d’une première réminiscence, revenue par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on leur aurait fait de ce temps-là, ainsi le jardin sous l’eau relèverait-il d’une vision plus ancienne – ils le comprendraient peut-être plus tard sans se l’expliquer…
     
    De l’autre vision. - On aura donc anticipé : avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant on se rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…
    De la véracité. – Or ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin relancent bel et bien le récit plausible de tout ce passé qu’on retrouve à chaque aube avec plus de précision : les passerelles sont faites de planches de chantier disposés sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux, après quoi le jardin séchera au soleil de cet été -là…
     
    Des rapprochements . – Et chaque détail en appelle un autre : tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge, mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent : on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus…
     
    Du présent continu. – Tant de temps a passé, mais en chemin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à présent que je l’écris que ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce premier jour, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre, ces visages étranges que des lampes éclairent ou qui semblent éclairés du dedans, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îlots dans l’eau de la maison – et je note tout ce que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent...
     
    Du mot LUMIÈRE. – Ainsi tôt l’aube me revient cette lumière d’un mot toujours associé à l’initial chant du merle dont je retrouverai la limpide évidence dans la musique coulant de source en source dès le diamant de la neige première, et je sais en moi cette musique, et cette musique en moi fait de moi sa lumière.
     
    Peinture: Magritte.

  • De l'autre côté

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    Il s’était déjà retiré
    tout en étant présent,
    il nous regardait tendrement
    comme pour s’excuser...
     
    S’en aller ne va pas de soi,
    même quand cette croix
    qu’est devenue ta propre chair
    te fouaille les viscères,
    mais on s’était habitué
    à la vie, mine de rien,
    et l’on était un peu aimé,
    autant qu’on aimait bien,
    nous disait-il de son regard
    où l’ironie pointait
    de savoir qu’il se faisait tard...
     
    Le premier qui s’en va,
    et ce n’est pas une première
    laisse allumée la lumière
    qu’on voit de ce côté...
     
    Peinture : Robert Indermaur.

  • Pensées en chemin (3)

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    Du tréfonds. - Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély. « Les traces des mots sont pour moi des souvenirs», nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ? »
     
    De la difficulté.- Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile. Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit. Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile. Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
     
    De la multiplication. - Lire serait alors vivre cent fois et de mille façons diverses, comme le conteur de partout vit cent et mille fois à psalmodier sous l’Arbre, et cent et mille fois Rembrandt à se relire au miroir et se répéter autrement, cent et mille fois l’aveugle murmurant ce qu’il voit à l’écoute du vent et cent autres et mille fois un chacun qui admire, s’étonne, adhère ou s’indigne, s’illusionne ou découvre qu’on l’abuse, s’immerge tout un été dans un roman-fleuve ou s’éloigne de tout écrit pour ne plus lire que dans les arbres et les étoiles, ou les plans de génie civil ou les dessins d’enfants, étant entendu que ne plus lire du tout ne se conçoit pas plus que ne plus respirer, et qu’il en va de toute page comme de toute chair…
     
    De la surprise. - Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues. La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors repose et fructifie…
     
    De l’appétence. - Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers mes sept ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne»…
     
    De la sublimation. - Lorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, et que du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillée au ciseau fin des tombeaux égyptiens...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Pensées en chemin (2)

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    De la découverte.- L’intuition de ce qu’on est ici et maintenant, ou les mots de Vol à voile de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.

     

    De la page vécue. - Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie.

     

    De l’échappée. - Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.

     

    De la palpite. - Je ne sentais autour de moi que prudence et qu’économie alors que les mots crépitaient en noires étincelles sur le mauvais papier du divin Livre de poche : « Vivre, c’est être différent, me révélait le monstre ravissant, je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle. » Je lisais en marchant : « Au commencement était le rythme et le rythme s’est fait chair». Mes camarades de ruisseau raillaient le papivore et moi je les narguais de la place Rouge où je venais de débarquer : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ».

     

    De la balance. - Des années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le chant du monde.

  • Mon amour à la lampe douce

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    15442154_10211477896289919_961855217992433748_n.jpg(Pour conjurer maintes vaines tentative de faire un portrait)
    Mon amour à la cascade ensoleillée - le premier soir dans ce bar.
    Mon amour longtemps attendu, sitôt reconnu, son visage irradiant le noir, affleurant comme un dahlia bleu dans le blanc des fumées.
    Mon amour à notre premier rendez-vous – l’adolescente au cinéma.
    Mon amour à la première soirée de neige passée seul à seule.
    Mon amour au corps qui se donne et s’abandonne avant les mots prononcés.
    Mon amour à l’élan torrentiel.
    Mon amour après l’amour dénouant nos aveux comme des cheveux de l’enfant la mère défait les nœuds.
    Mon amour à l’enfance blessée – mon amour au lourd secret.
    Mon amour à la première aube nue – devenue mon amour.
    Mon amour au serment aveugle, ce matin-là, au jour réinventé ce jour là.
    Mon amour à la Deux-Chevaux bleue arrêté au bord d’une prairie fleurie de la route de Paris – notre première équipée.
    Mon amour sur ce pont de la Seine dont l’ange de pierre blanche était là qui l’attendait pour la photo.
    Mon amour sur un banc, le vrai cliché, dans le jardin du Luxembourg.
    Mon amour essayant des chapeaux aux puces, la cloche puis le canotier, la vieillerie à fleurs variés, camélia ou cattleyas, trucs à plumes, machins à fruits, ou le béret, le feutre mou de Maigret - puis recoiffant son bonnet de coton de marin breton, et le soir abandonnant ses cheveux au vent de la rue.
    Mon amour à la paresseuse, à la chaise-longue et au Canard enchaîné dans le bocage de ce premier été à Buicourt.
    Mon amour en madone à l’enfant.
    Mon amour sous la neige à Venise, où nous ne sommes jamais allés.
    Mon amour à l’enfant dans la brume de lait.
    Mon amour exténué d’enfant ce premier hiver.
    Mon amour vomissant le lait d’enfant.
    Mon amour adoptant son premier enfant dans la lumière du printemps.
    Mon amour écartelée sous le drap vert, les mains gantées et les bras musclés des chirurgiens, et le second enfant soudain brandi comme un lapin écorché.
    Mon amour à la coiffure afro de sa période groupe Mozambique, sur une photo jaunie.
    Mon amour en larmes pour un mot de travers.
    Mon amour en marinière de nuit.
    Mon amour aux petits noms naturels, mon bijou, mon caillou, ma choute, ma loute, ma veloutée.
    Mon amour dans le jardin d’hiver d’un palais d’été cet automne viennois à l’air printanier
    Mon amour au milieu des princes afghans où somalis, des Roméos serbe et des Juliette des hauts plateaux du Kosovo, des rappeurs noirs du Cap-Vert et des filles voilées d’Arabie - mon amour leur faisant réciter l’alphabet français.
    Mon amour affrontant la colère d’enfant de son père, et celui-ci baissant le nez.
    Mon amour découvrant le Waterloo de l’appartement à son retour de quelques jours entre filles et son nez fouinant dans mon linge et mon air digne, mon air innocent, mon air de Napoléon chicané par son gouvernement.
    Mon amour chantant Dactylo rock avec Eric Arnoult, en littérature Orsenna.
    Mon amour d’amour est d’eau claire, au Périgord, se gorgeant de foie gras et de vins bordelais.
    Mon amour à ses hauts fourneaux, en bleu de chauffe, aux gestes de maestro dirigeant une brigade de lutins ailés.
    Mon amour en gisante aux grands pieds.
    Mon amour s’endormant au concert.
    Mon amour et sa mère à la mer, deux amies portées par le vent sous le ciel.
    Mon amour au nom de lumière.
    Mon amour à la lampe douce...
    (Cette variation est extraite du Sablier des étoiles, paru en 1999 chez Bernard Campiche)

  • Pensées en chemin

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    Du jardin.- l’évidence de la première donnée du dedans ne va pas sans l’immédiate perception du dehors que suggère indiciblement ce premier rayon comme on l’appellera dans ce qu’on appellera la chambre avant qu’on ne l’appelle ta chambre, et tu pressens déjà que le rayon procède d’une source et qu’il y a donc deux lumières et qu’elle étaient en toi et hors de toi bien avant toi...
     
    De la présence.- ILS ne le comprendront jamais avec les mêmes mots que tu trouveras en chemin par eux ou malgré eux, parfois contre eux ou elles, souvent sans rien comprendre toi-même et d’ailleurs tes moi sont si nombreux que c’est à n’y rien comprendre au sens où ILS l’entendraient avec leurs seuls mots alors que l’évidence vous apparaît à tous d’une façon ou d’une autre en chemin...
     
    De l’étonnement .- Cela ne vous sépare pas, mais cela distingue vos façons de le ressentir et de réagir ou pas, d’exprimer ou non ce que vous percevez en découvrant cet indicible vide bleu (l’explication suivra sans rien éclairer qui se rapporte à ta perception première) et ce vert d’une si vigoureuse plénitude que tu t’y roulerais d’aise en jeune chien ...
     
    De la curiosité.- La question ne se posera jamais comme on l’entend car tout fait question et c’est par les questions qu’on bouge et qu’ensuite on se bouge, comme on dit, question de savoir, d’abord, et sans savoir même que c’est une question mais je vais y voir à quatre pattes et demain je sauterai par la fenêtre en imagination et le sommeil relancera mon élan quand le jour m’aura surpris à sa tombée...
     
    Du chemin.- Votre pensée ne sera libre qu’à la débridée, que vous disparaissez à l’insu de vos mères attentives en laissant là-bas vos plots de bois pour filer par le trou de loup de la haie direction la forêt en quête d’un autre chez vous dans les arbres ou que plus tard vous vous cassiez en stop destination Goa - mais là encore ne prononcez pas le mot de liberté qui n’a jamais souffert qu’on prenne son nom en vain ici ou ailleurs...
     
    De l’écart.- Tu ne te targues de lui ni n’endures l’esseulement, et vous qui êtes des livres vivants vous n’avez jamais été ni ne serez jamais seuls, si tristes que vous ayez pu vous sentir à la mort du premier oiseau de votre enfance ou de votre ami-pour-la-vie plus tard ou de tous ceux qui vous seront arrachés ou des livres que vous aurez ignorés et que d’autres brûleront sans les lire...
     
    De l’élan .- Tout départ matinal toujours fut à la fois angoisse et griserie, et repartir une fois encore à Paris ou en Italie, larguer les amarres, piquer des deux ou sentir dans ton siège sécurisé le Boeing échapper aux lois de la pesanteur et viser l’Asie ou l’Amérique te voit toujours triompher momentanément comme un enfant que son père lance au ciel qui le lui rendra en douceur…
    Image: Philip Seelen

  • Pays de Ramuz

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    Au chemin de la Dame, en Lavaux.

    Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.
    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise.
    Avec une œuvre dont la langue est elle-même un geste fondateur, Ramuz investit une position qui marquera une distance croissante, par rapport à la culture française, n’excluant pas la plus vive reconnaissance et n’impliquant pas pour autant la soumission à une idéologie helvétiste par trop artificielle à ses yeux.
    «Laissons de côté toute prétention à une littérature nationale: c’est à la fois trop et pas assez prétendre », écrit-il à la fin de Raison d’être, datant de 1914, et de préciser ensuite: « trop, parce qu’il n’y a de littérature, dite nationale, que quand il y a une langue nationale et que nous n’avons pas de langue à nous; pas assez, parce qu’il semble que, ce par quoi nous prétendons alors nous distinguer, ce sont nos simples différences extérieures.» Et l’écrivain, faisant écho à un Faulkner lorsque celui-ci prétendait concentrer l’histoire de l’humanité sur le timbre-poste de sa terre natale, d’appeler de ses vœux une littérature qui soit à la fois d’ici et reconnaissable par delà nos confins cantonaux ou nationaux.
    Or voici la phrase fameuse : «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

    Lavaux3.JPGTout ça se discute évidemment, car il n’est pas sûr qu’il n’y ait pas, en Suisse, une voix commune aux quatre régions linguistiques qui dépasse, précisément, la langue tout autant que l’idée figée de nation, pour exprimer une façon de vivre la démocratie et la négociation, le contrat et le rapport à la nature, mille autres choses encore, parfois impalpables, qui cristallisent cet habitus particulier dont parlait Cingria et qui fait qu’à chaque passage de frontière on perçoit, comme je l’ai perçu cet après-midi encore en franchissant celle de Saint-Gingolph, un imperceptible mais très réel changement. En outre, on pourrait trouver bien limitée cette aspiration de Ramuz à rendre le son et le ton d’un coin de terre, à l’instant même où l’Europe allait basculer dans la tragédie...


    Pourtant l’œuvre est là, dont certains livres touchent bel et bien à l’universel, et ce soir la courbe de la colline engloutie par le crépuscule, autant que le beau rivage, là-bas, me semblaient signifier beaucoup plus qu’un recroquevillement régionaliste : à la fois ce pays, le pays de Ramuz, mon pays et le pays de chacun…

  • Pensées de l'aube

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    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…
    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…
     
    Des petits gestes.– Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…
     
    De la rêverie. – C’est peut être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…
     
    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…
     
    De l’à-venir. – Nos enfants sont contaminés et nous nous en réjouissons en douce, nos enfants mêlent nos vieilles affaires aux leurs, Neil Young et Bashung, les photos sépia de nos aïeux et leurs posters déchirés des Boys Bands, ils découvrent le vrai présent en retrouvant le chemin des bois et des bords de mer, ils admettent enfin que tout a été dit et que c'est à dire encore comme personne ne l’a dit…
     
    De ce cadeau.– Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…
     
    Photo JLK: Crêtes siennoiss, vers Asciano.