Anouilh le situait à la hauteur de La Fontaine. Non seulement un délicieux conteur: un nouvelliste admirable et un grand romancier méconnu; un clown triste sans illusions sur notre drôle d'espèce.
Marcel Aymé est actuellement un célèbre inconnu. Tout le monde sait qu'il est l'auteur des Contes du chat perché et de la Jument verte, laquelle lui valut la gloire et l'indépendance financière dans les années trente, et maintes gens, assurément, ont lu ces livres savoureux. Les films tirés de plusieurs autres de ses romans, de La table-aux-crevés de Verneuil à La traversée de Paris d'Autant-Lara, ou du Chemin des écoliers de Boisrond à l’Uranus de Berri, rappellent régulièrement au grand public le nom de cet auteur trop souvent réduit au rang d'un amuseur plaisant à l' «inaltérable sourire souvent baigné de rêverie».
Cette dernière appréciation, à la fois bienveillante et un peu niaise, tombait sous la plume de l'excellent Gaétan Picon dans son Panorama de la nouvelle littérature française (Gallimard, 1951), lequel consacrait exactement seize lignes à notre auteur, contre sept pages à Jacques Prévert, symbolisant à la fois certain aveuglement persistant de la critique et le caractère un peu marginal, voire farouche, d'un auteur fêté fuyant la réclame et les honneurs — ne pria-t-il pas certain président de la République de se «carrer dans l'oignon» la rosette de la Légion d'honneur dont on prétendait orner le revers de son humble veston?
Amateur d'Aymé
Trente ans plus tard, et beaucoup grâce à Michel Lécureur, qui lui a consacré une passionnante biographie et dirige la publication des Œuvres romanesques complètes dans La Pléiade, dont vient de paraître le deuxième volume, Marcel Aymé peut être redécouvert dans le déploiement de son génie singulier, originellement enraciné dans la campagne française (son premier roman, Brûlebois, paru en 1926, n'avait rien de souriant ni de rêveur mais disait la vérité provinciale comme le Chaminadour de Jouhandeau) et ne cessant d'élargir son observation pour devenir un romancier de la ville et un chroniqueur de son époque.
Intéressant à noter à ce propos: le rapprochement que Michel Lécureur, dans sa préface, établit entre Marcel Aymé et Jules Romains, et leur éloignement progressif. Non moins significative aussi: la mention de l'amitié mal connue de Marcel Aymé avec Emmanuel Bove, autre franc-tireur des lettres, et son admiration pour les écrivains de bonne foi, qu'ils fussent de droite ou de gauche, de Louis Guilloux à Roger Nimier. Dans sa biographie et la présentation des écrits journalistiques de Marcel Aymé, Lécureur a déjà tout dit sur la position très indépendante d'un romancier soupçonné parfois de dérive ex- trême-droitière (quelques contes parurent dans le fasciste Je suis partout, et il commit le «crime» d'être l'ami de Céline et de protester contre l'exécution de Brasillach) et qui fut au pire un
anarchiste de droite, souvent plus généreux et lucide que les bien-pensants «de gauche», notamment sur le colonialisme ou le communisme.
Au demeurant, et ce nouveau recueil de ses romans et nouvelles l'illustre une nouvelle fois: Marcel Aymé était le contraire d'un idéologue. Au lieu de plaquer un schéma sur la vie, il s'imprégnait de la substance de celle-ci et recomposait, tantôt sous forme de fables à la fois plaisantes et incisives, tantôt dans les dimensions plus larges de romans inoubliables (Travelingue, Uranus, La belle image, Le moulin de la sourdine) les éléments de ce qui constitue finalement un considérable tableau d'un demi-siècle français, grouillant de personnages émouvants (sa prédilection va naturellement aux innocents et aux laissés-pour-compte, ce qui n'est pas très «de droite») ou plus redoutables, conformes à l'idée noire que l'écrivain s'était formée de notre espèce.
Sous les dehors de la langue la plus claire et la plus fluide, dans une tonalité volontiers enjouée, avec ce délectable humour à froid qui prend à contre-pied tout «confort intellectuel», pour rappeler le titre de son salubre pamphlet contre les jobards, Marcel Aymé cachait un Alceste ne trouvant plus guère d'attrait à la fin de sa vie qu'aux chats et aux femmes (ces grands chats), comme Michel Lécureur nous le rappelle en publiant un autre recueil intitulé De l'amour et des femmes.
Mais quelle tendresse aussi chez ce ronchon affectueux, et quelle formidable intelligence de la société humaine et des êtres chez l'auteur de Maison basse (un roman qui préfigure la vie simultanée des grands ensembles) et du Bœuf clandestin, quelle école de la sensibilité proposent ses romans et ses nouvelles au lecteur de toute culture et de tout âge!
Marcel Aymé: Œuvres romanesques complètes, contient notamment les nouvelles du «Nain» et de «Derrière chez Martin»; les romans Maison basse, Le Moulin de la sourdine, Le boeuf clandestin et Gustalin; les Contes du chat perché, ainsi que d'autres textes et articles. Préface de Michel Lécureur. Gallimard, collection La Pléiade, 1488 pp.
Marcel Aymé: De l'amour et des femmes, Les Belles Lettres / Archambaud, 181 pp. Michel Lécureur: Marcel Aymé - un honnête homme, Les Belles Lettres / Archambaud, 447 pp.