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Mémoire vive (2018)

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(Lectures du monde, 2017)
 
CHER JOURNAL. - Je me réveille sur la réalité des bilans. Or je me dis ce matin, après avoir classé la trentaine de grands cahiers chinois dans lesquels j'ai collé tous mes papiers depuis 1969, et repris hier soir la centaine de carnets aquarellés de mon journal, que celui-ci est devenu aussi pléthorique que celui d'Amiel, avec d'égales qualités de porosité et d'expression. En 2016, j'aurai rédigé quelque 300 pages, à quoi s'ajoutent les 300 pages de ma nouvelle série de Pour tout dire.
Sur dix ans j'aurai bien écrit 2000 à 3000 pages de ce journal, et sur 20 ans cela devrait en faire le double ; et comme je rédige ces carnets depuis 1965, de manière sporadique, et quasi quotidienne depuis 1975, dactylographiés depuis le début des années 80, l'ensemble doit approcher des 10.000 pages du Journal intime d'Amiel avec quelque chose des Riches Heures dans la présentation que n'a pas le manuscrit du cher diariste puisque mes carnets sont bonnement enluminés d'images et de peintures.
Or je ne me flatte pas plus qu'un pommier qui compterait ses cinquante saisons de pommes mûries et tombées, pourries ou cueillies: je constate. (À La Désirade, ce 1er janvier 2017)
 
ARCHIVES. - J’arrive au bout de mes classements et de l’inventaire de la partie (principale) de mon fonds que je transmettrai sous peu aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, et j’en suis à la fois soulagé et un peu sonné.
Cet exercice m’a aidé à évaluer le chemin parcouru, ses acquis et ses impasses ou ses lacunes paresseuses, tout en me donnant un nouvel élan pour la «suite», si tant est que suite il y ait vu ma santé un peu chancelante, mon souffle raccourci et mes jambes douloureuses, mes problèmes d’oreille interne et autres désagréments de l’âge...
 
Citations relevées dans mes carnets:
De Vassily Rozanov : « L’essentiel, c’est tout simplement la réalité».
De Karl Kraus : «Dans un vrai portrait, on doit reconnaître quel peintre il représente».
De Paul Claudel : «L’esprit, avec un spasme mortel, jette la parole hors de lui».
De Sénèque. «C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité».
De Georges Bataille. «Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété». Ou ceci encore : « Orestie, rosée du ciel, cornemuse de la vie ».
Ou de Francis Bacon : « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence».
 
157384570.2.jpgTUEUR. - J’ai retrouvé ce soir, dans le tapuscrit de mes carnets de l’année 2000, la chronique assassine que Jacques Chessex a publiée dans L’Hebdo après la parution de L’Ambassade du papillon, où il ne dit d’ailleurs pas un mot du livre qui a provoqué sa fureur.
L’abjection particulière de cette chronique de délateur tient à son amorce, tirant prétexte de critiques que j’ai formulées à propos d’un livre d’Etienne Barilier, qu’il a toujours détesté.
Comment, quoi ? Ce minable de JLK osait s’en pendre à l’admirable Barilier, etc. Et de me cracher dessus, détaillant la nullité de mes livres récents, et d’en appeler clairement à mon interdiction professionnelle, lui qui m’a sacré un jour le meilleur chroniqueur littéraire de ce pays en me priant de présenter son œuvre à la Bibliothèque nationale à l’occasion de la remise de son fonds aux Archives littéraires suisses…
Et dire que j’ai continué à lire et à défendre les livres de ce sale type qui a encensé Le viol de l’ange en le déclarant « un livre fondateur », pour se rétracter dès la parution des premiers papiers louangeurs consacrés à ce roman et se mettre à le démolir un peu partout sans vergogne – et de me traiter en même temps, auprès de nos proches, de Iago «traître à l’amitié»; et dire que j’ai passé sur cette incroyable vilenie et cette volonté publique de me tuer après m’avoir couvert d’éloges en privé.
Hélas, ou tant mieux, je suis comme ça : je pardonne. En ce qui me concerne, je me pardonne moins que j’oublie. En ce qui concerne les autres, je n’oublie rien mais je pardonne.
***
La grande leçon, somme toute chrétienne, de Shakespeare, est le pardon.
 
DANS LE VIDE. - Que font, hors champ, ceux et celles qui s’exhibent sur les sites de la Toile ouverts aux webcams ? Je me le demande, comme je me demande ce qui motive les followers à courir après les «stars» des réseaux sociaux ne faisant que se montrer, à grand renfort de selfies, sans rien proposer d’autre que leurs grimaces ou leurs anatomies plus ou moins avantageuses.
À ce propos, je viens de regarder le premier épisode d’une série consacrée aux menées d’un certain Cameron Dallas, jeune imbécile à jolie frimousse qui déplace des foules en ne faisant que diffuser des images de sa vie de nul soutenu à fond par sa mère et sa sœur – tout cela à suivre de près, n’est-ce pas…
 
PIPOLES. - J’ai découvert ce matin le monde enchanteur de la star de la téléréalité qui s’est fait agresser récemment: cette Kim Kardashian que ma bonne amie semble connaître depuis longtemps et à laquelle des voyous ont volé des bijoux pour je ne sais plus quel montant astronomique; et moi, tout plouc, de tomber des nues en me documentant sur divers sites de pipoles plus débiles les uns que les autres - mais telle est la réalité, n’est-ce pas, et je ferais bien de me tenir un peu plus au courant même si rien de tout ça ne m’étonne vraiment, etc.
 
PROJET. - L'idée de concevoir une suite au Viol de l'ange m’est revenue ce matin avec une nouvelle intensité, relevant pour ainsi dire de l’évidence. Oui, je crois que c'est le moment de refermer la boucle, en reprenant mon thème initial de la virtualité et en le redéployant, après la destruction d'Alep, dans une nouvelle forme entée sur quatre saisons, la première étant celle d'une manière d'hiver nucléaire.
Le Romancier aurait vieilli, son verbe se serait épuré, et la story se développerait en séquences imitant les épisodes des séries dont le romancier serait devenu un consommateur friand, qui s'exprimerait par la voix de l'Observateur, à celui-ci s’ajoutant une quantité de nouveaux personnages, etc.
 
FÉCONDE ILLUSION. - Notre vie est peu de chose, pourrait-on dire, et de plus en plus l’âge venant, et pourtant c’est énorme: non seulement c’est tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes mais tout ce que nous deviendrons, etc.
Toute ma vie, et d’autres vies parallèles, possibles ou interrompues, me sont réapparues en brassant les papiers de cinquante ans d’existence à la fois irrégulière et suivant une ligne continue, conduite par une espèce d’instinct et d’«illusion vitale», selon l’expression d’Ibsen.
 
LIMITES DU DICIBLE. - Les réflexions d’Annie Dillard dans En vivant en écrivant (The writing life) sont à la fois limpides et comme nimbées de mystère, voire parfois d’obscurité, tout à fait en consonance avec l’obscure clarté de certaine Remarques de Wittgenstein – comme s’il était impossible, voire illusoire, de dire ce qui doit être dit à cet égard, et plus encore de l’écrire.
 
COMÉDIES. - Il en va de Cymbeline comme de Périclès, deux comédies-romances de Shakespeare de la dernière période, dont les canevas sont assez abracadabrants et qui nous prennent cependant par la gueule et réfractent la lumière d’une profonde et intemporelle vérité humaine, avec de magnifiques personnages auxquels René Girard, me semble-t-il, ne prête pas assez d’attention.
J’étais parti avec la meilleure impression de ses approches de l’œuvre, dans Les feux de l’envie, mais au fur et à mesure que j’apprécie le détail de celle-là, le côté systématique de la pensée de Girard me paraît perdre de sa force révélatrice, pour n’éclairer que l’aspect mimétique des relations entre les personnages, certes important mais pas toujours…
 
MONSTRES. - Ce qui me frappe le plus, dans le langage de Donald Trump, ou de Steve Bannnon, c’est sa vulgarité, l’aplomb gestuel avec lequel ils assènent leurs certitudes, et la grossièreté policée qu’ils exhalent sous leur clinquant de faux luxe.
Les premiers décrets de l’ubuesque Président sont hallucinants et tout aussitôt contestés dans le monde entier. Ceux qui n’y croyaient pas sont priés de le constater: les promesses de ce démagogue n’étaient pas en l’air puisqu’il en applique les premières décisions avant même que de disposer d’un gouvernement.
Ce type est un monstre significatif, mais probablement un colosse aux pieds d’argile, à l’image d’un empire en voie d’effondrement sous l’effet de la fameuse hybris. Or ce délire me rappelle les prédictions de Witkiewicz par son énormité même.
S’il n’avait pas prévu l’Internet ni la mondialisation de l’information, non plus que les réseaux sociaux, ce que Witkacy pressentait du nivellement de la nouvelle société, et du primat de la Technique, incitait déjà à l’extrapolation…
 

US TODAY. - L’analyse d’Alexandre Adler, ou plus exactement son évocation des sources du populisme américain et de l’évolution de la gauche aux Etats-Unis, après que le parti communiste eut été sabordé par les Russes et les Français, est beaucoup moins percutante et pertinente à mes yeux que l’essai de Noam Chomsky sur les récurrences agressives de l’impérialisme américain, mais ce que prédit Adler, de manière plus précise, sur l’avenir possiblement explosif des relations liant les States au Mexique, après les premières déclarations outrageantes de Trump à l’encontre des Mexicains, est en revanche intéressant.
 
THE GOOD WILL. - Je regarde ce soir La Tempête. Je ne me souvenais pas de la ligne si pure de cette pièce, d’une simplicité parfaite. C’est le théâtre du monde résumé.
En lisant le commentaire que lui consacre René Girard dans Les feux de l’envie, je souris tout de même. D’abord parce que le vieux maître se plante , confondant Trinculo et Stefano, et ensuite du fait que sa propension systématique à tout réduire au mécanisme mimétique le fait passer à côté de nombreux aspects de la pièce qui y échappent, à commencer par la simple love story de Miranda et de Fernando, sans parler des composantes psychiques que représentent Ariel et Caliban par rapport à la complexion de Prospero.
À propos du pieux et pacifique Henry VI, l’idée me vient qu’il y a un noyau doux au cœur de la pensée de Shakespeare, qui touche à l’esprit évangélique le plus pur. Cela n’empêche pas le Good Will de montrer, n’était-ce que par défaut, l’incurie du roi et ses conséquences funestes - à son corps défendant.
 
AM I A WRITER ? - Je souris en lisant ce qu’écrit Annie Dillard du jeune étudiant qui demande à un auteur en vue s’il pense qu’il pourrait être lui aussi un écrivain. Eh bien, répond l’auteur en vue, je ne sais pas, aimez-vous les phrases ? On imagine la surprise de l’étudiant, qui doit se demander quel rapport il y a avec sa propre question.
Alors Dillard de conclure. «À cause de sa jeunesse, il n’a pas encore compris que les poètes aiment la poésie et que les romanciers aiment les romans, alors que lui n’aime que le rôle de l’écrivain, sa propre image en chapeau».
Cette image du chapeau me faisant penser à ceux-là qui posent, en chapeau justement, à l’écrivain. Tout cela relevant de l’ambiance plus que de la chose…
 
DU ROMAN. - Le roman comme suite du journal par d’autres moyens plus ouverts à la discussion. Le roman comme une dispute au sens ancien. Le roman comme une métaphore en mouvement. Le roman comme une exploration de la réalité multiple – on dira le multivers. Le roman comme une sonde virtuelle du numérique. Le roman comme un tour du monde autour de ma chambre. Le roman comme intégration et dépassement des autres genres par synthèse panoptique, etc.
 
COUP D’ÉTAT. - Il y a, dans les menées de Donald Trump et de son entourage de milliardaires, quelque chose du coup d’Etat des grandes entreprises qui semble inédit dans les annales de la ploutocratie mondiale, en tout cas sous son aspect de prétendue démocratie invoquant le peuple, insultant les médias et déformant les faits à sa guise.
 
VOULU POÉTIQUE. - Je vais tâcher de préciser tantôt, et notamment à propos de Jacques Chessex dont on me demande de parler de la poésie, ce qui me gêne et m’a toujours éloigné de ce qu’on pourrait dire le voulu poétique, dont procède toute une poésie contemporaine trop précieuse ou même trop prétentieuse à mon goût, trop stylée ou trop confinée, basculant enfin dans le n’importe quoi à l’enseigne de Facebook & Co.
 
***
Baudelaire : «Le palimpseste de la mémoire est indestructible».
 
DE L’INSPIRATION. - Songeant à la poésie, je me dis que la notion d’inspiration correspond bel et bien à une réalité, comme le relève Peter Sloterdijk, sans donner, forcément, dans la mythologie romantique – de fait il y a là, dans l’ordre du verbe et des imprévus du langage, quelque chose qui dépasse l’atmosphère sentimentale du XIXe siècle, relevant du temps humain qui transcende cultures et individus, du fonds de chaque idiosyncrasie et surtout du tréfonds où se constitue le langage.
 
MY JOB. - La poésie, ou plus exactement ma poésie, et la peinture, ma peinture, m’attendent au coin du bois, et je pense à elles tout le temps sans leur accorder assez de mon énergie et de ma présence. Je me laisse trop souvent et facilement distraire par tout et n’importe quoi, mais je m’en vais tâcher ces prochains temps de faire mieux revenant, joyeusement, à mon centre de gravité – gravitation allègre du mot pour un autre et de la couleur appariée. (Ce mardi 28 février)
Leopardi dans le Zibaldone : «Il en va de même en quelque manière avec le style et les mots, qui sont non le vêtement mais le corps des pensées».
 
OMNIA. - Je viens d’achever ma traversée des 37 pièces de Shakespeare et leur annotation, que je vais développer encore par le truchement de maintes observations complémentaires en rebondissant, notamment, sur ma lecture de Will le Magnifique de Stephen Greenblatt, dont l’approche du Good Will est aussi nourrie et passionnante que les aperçus sur son entourage, la fortune et l’infortune de son père, les pièges de la religion et des mœurs de l’époque, enfin chacune des œuvres replacées dans le temps et les circonstances. (Ce mercredi 1er mars)
WORDS, WORDS, WORDS. - La qualification de nihiliste m’ennuie, autant que celle d’athée. Je regimbe même devant le terme d’agnostique, et la notion d’incroyant n’est rien à mes yeux que négation, mais celle de croyant ne m’en impose guère plus. Vraiment je ne saurais me situer par rapport à ces notions par trop étriquées à mes yeux.
Or celle qui me conviendrait encore le mieux serait, peut-être, de chrétien mécréant - à l’instar d’un Théodore Monod. Et voici qu’un enfant nous est promis, par l’une de nos filles, en automne prochain. Or je crois à cela surtout : la vie augmentée qu’investit l’esprit saint…
 
CONTINUUM. - Tu dois changer ta vie, me dis-je tous les jours, comme je me le disais à dix-sept, dix-huit ans, me reprochant déjà mon inconstance et ma dispersion entre trop de choses et d’autres, mais à présent l’urgence se fait plus durement sentir qu’alors vu l’âge qui passe, etc.
J’essaie du moins d’être bon et d’ajouter chaque jour deux ou trois belles choses aux traces éparses que je laisse en écriture ou en peinturlure, qui témoigne tant soit peu de ma quête continue.
 
CE QUI S’EXPOSE. - Peter Sloterdijk à propos de Rilke et de son sonnet intitulé Torse archaïque d’Apollon, inspiré par Rodin et dont le dernier vers conclut abruptement sur le fameux «Tu dois changer ta vie», cite Paul Celan («La poésie ne s’impose plus, elle s’expose») et conclut : « L’œuvre d’art peut même, à nous, les défroqués de la forme, «dire» encore quelque chose, parce qu’elle n’incarne manifestement pas l’intention de nous étouffer (…) Ce qui s’expose soi-même et a fait ses preuves dans l’épreuve acquiert une autorité dénuée d’arrogance»...
 
CHESSEX POÈTE. - En revenant aux trois volumes des Poésies de Jacques Chessex, représentant plus de 1600 pages, je peine à trouver des poèmes qui me parlent vraiment : au plus une pièce ici et là, ou tel fragment de pièce, qui ne soient pas à mes yeux de la rhétorique ou du savoir-faire, pour ne pas dire de la fabrication. Et pourtant c’est un poète: le fonds de tout ça relève bel et bien de la poésie.
Cependant ce qui me frappe à tout coup est le contraste entre ces poèmes «voulus», comme son Ode à Cingria, qui sonne creux, et les pages étincelantes où Maître Jacques évoque Charles-Albert beaucoup plus librement.
Or c’est cela qui me dérange en effet et chez tant de poètes actuels: le voulu poétique.
 
LE FAIRE POÉTIQUE. - La description de cela simplement qui est, autant que du vide médian, est à reprendre de plus en plus précisément. Tout peut faire miel pour le roman et le poème. Pas besoin d’assentiment ni même de fleurs. Juste faire pour le plaisir et l’intérêt de le faire. La poésie étant cela même : faire, sans faire pour autant le faiseur.
La réparation se fera par la poésie. Le travail du rêve et de l’attention flottante. On a le choix entre l’informe et la forme. La poésie tend à la forme, entre bulle et cristal. Aussi, la poésie se relance par la lecture de la poésie, de Rimbaud à Michaux et tutti quanti.
 
AU TRAVAIL ! - Adolf Wölfli, quand on commençait à l’embêter, s’exclamait: «Ch'muss'schaffe !», « Faut que je travaille !». Et il s’en allait ne rien faire au fond du jardin ou loin des autres reclus de l'Institution…
Aquarelle: JLK, La lettre, d'après Czapski.

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